Routwäissgro

Apprendre à vivre

d'Lëtzebuerger Land du 01.01.2016

Quelques images marquantes pour capter l’esprit des derniers épisodes de la série documentaire Routwäissgro, diffusés depuis l’été par RTL Télé Lëtzebuerg. Il y a par exemple ces robes de soirée en soie brillante couleur lie-de-vin un rien démodées, très allemandes par leur style, trempées par l’eau de pluie qui s’abat ce jour de Schueberfouer 2015 sur la reine du vin et ses princesses lorsqu’elles font leur tournée officielle en ville pour promouvoir « le bon vin de Moselle ». Elles ont à peine vingt ans, vivent aujourd’hui, à l’ère du mobile et des relations numériques, et pourtant Roxann Hoffmann, 18 ans, rêve depuis très longtemps de devenir une telle reine. Un poste de représentation, dont la « grande responsabilité », explique-t-elle lors de ses nombreux discours, ne lui fait pourtant pas peur – puisqu’elle aura elle aussi des dames d’honneur, des princesses, qui l’accompagneront partout comme elle l’a fait durant quatre ans avant. Son père, bijoutier à Grevenmacher, lui fait confectionner le plus beau diadème en argent et un photographe professionnel la magnifie sur des images qui ont tout d’un portrait de chef d’État. L’excursion que Kim Schneider a entreprise à l’Est du pays pour Den Dram vun der Kinnigin (n°15) serait comme un voyage au pays de Disney, dans un autre temps aussi, s’il n’y avait ces images du revers de la médaille : les robes se salissent, Roxann doit laver elle-même la sienne dans sa baignoire en rentrant. Et lorsque les responsables du Macher Drauwen- a Wäifest, dans le cadre duquel se déroulera la passation de pouvoir entre sa prédécesseure et Roxann, font répéter la cérémonie à tous les intervenants, on voit le côté prosaïque de l’entreprise. Les coulisses, c’est moins glamoureux.

Le curé de Rosport, non loin de là, répète lui aussi. Il se retire seul au cimetière pour répéter ses homélies pour un enterrement ou la cérémonie de la Toussaint et ajuste son équipement technique pour que l’amplificateur porte sa voix jusqu’à la dernière tombe. Après un toxicomane mythomane, Jean-Louis Schuller réussit avec d’Kierch am Duerf (n°14) un portrait tout en finesse de ce curé de village, à l’embonpoint d’épicurien et à la bonhomie pragmatique, qui vit au jour le jour la crise de l’Église catholique, désertée par les croyants et pas vraiment capable de s’adapter aux nouvelles conditions que lui impose l’accord sur la séparation entre l’État et les églises, que l’archevêque Jean-Claude Hollerich a signé en début d’année avec le Premier ministre Xavier Bettel (DP). Dans une communauté villageoise très intacte, le curé ramène des objets de piété de Lourdes à l’équipe de foot locale afin qu’elle augmente ses chances de faire de bons résultats cette saison. Il organise des messes et des processions, mais il n’hésite pas non-plus à discuter au café du village avec ses ouailles perdues, une bière à la main, leur faisant partager par exemple les réticentes des croyants pratiquants de changer ne serait-ce qu’un iota aux cérémonies traditionnelles. La scène la plus touchante est celle où on le voit jardiner avec son père âgé, discutant de sauce pour spaghettis – Monsieur le curé est un fils comme un autre.

Marcel aurait voulu être un fils comme un autre. Mais sa mère l’a placé, lui et ses frère et sœur, lorsqu’ils étaient tout petits, dans un foyer. Longtemps, il lui en voulait, trouvait qu’elle les avait abandonnés pour les enfermer dans cette « prison ». Mais aujourd’hui, il comprend, parce qu’il s’est rendu à l’évidence que c’était vraiment pour les protéger de la violence et de l’alcool qu’il y avait à la maison qu’elle a fait ça. Mais Marcel est vieux maintenant, la cinquantaine, et il n’a toujours pas réussi à oublier le traumatisme du foyer, les barbituriques et les tranquillisants avec lesquels les enfants furent mis au ralenti, la discipline et la violence. Marcel apprend à lire et à écrire seulement aujourd’hui, et il le fait pour pouvoir écrire son histoire, comme une thérapie. Son refuge, c’est la musique, parfois une virée avec son copain d’antan. Anne Schiltz, la réalisatrice de Ni ze spéit (n°11), est anthropologue visuelle de formation, et ça se sent dans chaque plan, dans toute son approche, pour un portrait très digne d’un homme qui apprend toujours à vivre.

Avec les six derniers épisodes de Routwäissgro, le concept se précise, l’intention des réalisateurs devient plus claire. Les portraits se concentrent davantage sur les personnages choisis et moins sur leurs milieux socioculturels que la première partie de la série. Quand Yann Tonnar (Endlech Vakanz, n°12) accompagne Chris, jeune poly-handicapé de 21 ans, et sa mère Christiane à la Päischtcroisière, il résiste à la tentation de faire une mise à nu de cet amusement national de bas étage, mais colle vraiment à cette mère dévouée et à son fils, qui dépend entièrement d’elle. Et il nous montre par moments un jeune homme heureux, lorsqu’il peut prendre une gorgée de vin à table par exemple. Quand Jacques Molitor (De Som vum Liewen, n°16) pénètre l’univers de Georges, père monoparental de trois adolescents difficiles, il nous montre surtout ces quatre-là et leur résilience face à la vie. La résilience est également la principale force de Suhail, réfugié syrien, qui vit depuis un an avec sa famille au Luxembourg. Dans An engem anere Land (n°13), Eric Lamhène prouve sa grand sensibilité, qu’on connaissait de ses courts-métrages de fiction, dans l’approche de cet homme et de sa culture, de son engagement dans la société (il donne des cours d’arts martiaux) et de son amour pour sa famille. Eric Lamhène est dans le respect et la curiosité au lieu de tomber dans la compassion et la pitié. Il est un des preuves que la série est aussi une forge de talents.

Tous les épisodes peuvent être regardés en streaming sur http://tele.rtl.lu/emissiounen/documentaire-routwaissgro/lu.
josée hansen
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