Le débat sur les taux refait surface à l’approche de la sortie de crise. Décryptage

De l’intérêt pour les taux

d'Lëtzebuerger Land du 26.03.2021

L’on croit volontiers le débat sur les taux d’intérêt réservé aux professionnels et aux avertis. Or le taux d’intérêt est un indicateur crucial pour les particuliers. S’ils sont épargnants, il conditionnera la rémunération de leurs économies. S’ils empruntent, il jouera un rôle-clé dans les mensualités de remboursement de leurs crédits. Pour autant la manière dont les taux sont fixés et leur dynamique échappent largement à leur connaissance. Tout au plus savent-ils que depuis quelques années le niveau des taux est historiquement bas, ce dont, suivant les cas, ils ont pâti (les épargnants) ou profité (les emprunteurs) et qu’ils sont même parfois devenus négatifs, ce qui les plonge dans une grande perplexité. Ils s’interrogent sur leur évolution après la crise sanitaire, et sur les conséquences possibles pour leurs finances personnelles. Les chargés de clientèle des banques ou les conseillers indépendants ont du mal à éclairer leurs lanternes et les médias grand public ne les aident guère à se faire une opinion, en évoquant par exemple une mystérieuse courbe des taux qui se serait aplatie voire inversée ou plus récemment une hausse des taux longs dont il conviendrait de se méfier. De quoi peut-il bien s’agir ?

Les étudiants en économie apprennent dès leur première année que pour un épargnant le taux d’intérêt est le prix du temps. En effet, s’il place ou prête son argent pour une durée de dix ans, il ne pourra pas en disposer pendant tout ce laps de temps : les intérêts perçus sont la compensation de cette non-disponibilité. Logiquement le taux d’intérêt qu’il réclamera pour une telle durée sera plus élevé que s’il ne se dessaisit de ses avoirs que pour une durée de trois ou quatre ans. Dans une situation économique normale, et pour un risque de non-remboursement équivalent, les taux d’intérêt sur des placements à court terme (taux courts, à moins d’un an) sont donc inférieurs à ceux des placements à échéance plus lointaine (taux longs) ; l’écart entre les deux sera d’autant plus important que l’on anticipe une hausse des prix, car il faudra alors que le taux d’intérêt compense en plus la perte de pouvoir d’achat de la somme placée au moment où elle sera récupérée. On parle d’une prime d’inflation incorporée aux taux longs. La courbe de taux a donc habituellement une forme ascendante.

Mais sa pente peut être variable. La courbe est dite aplatie en période de faible inflation, car dans ce cas la différence entre court terme et long terme est presqu’uniquement liée à la valeur accordée au temps. D’autre part si la liquidité du marché est importante, le souscripteur d’un titre à dix ans pourra récupérer ses fonds avant l’échéance, par exemple au bout de trois ans, en revendant son titre sur le marché secondaire. Dans ces conditions il n’y a pas de raison pour que le taux à dix ans soit très supérieur au taux à trois ans. L’aplatissement de la courbe de taux au cours des dernières années a surtout été due à la politique de banques centrales. Après la crise économique de 2008, elle se sont concentrées sur la baisse des taux du marché monétaire. Le principal taux directeur de la BCE, dit « refi », est ainsi passé de 4,25 pour cent en juillet 2008 à un pour cent en mai 2009, soit en l’espace de dix mois. Comme, pour des raisons techniques, l’évolution des taux longs est corrélée à celle des taux courts, on pouvait donc s’attendre à les voir baisser aussi. Mais à partir de janvier 2015, la BCE en a rajouté une couche, quand elle a inauguré une politique de rachats d’actifs (quantitative easing) consistant dans sa version d’origine à acquérir auprès des banques commerciales les obligations d’État qu’elles détenaient en portefeuille, pour leur « redonner de la liquidité » et leur permettre ainsi de prêter davantage aux ménages et aux entreprises. Ces mesures, en accroissant la demande sur le marché secondaire, ont fait augmenter le prix des titres déjà émis et fait mécaniquement baisser leur rendement. Les taux longs ont donc également diminué, mais tout en restant supérieurs aux taux courts dont la baisse avait été spectaculaire : la pente de la courbe est demeurée positive mais plus faiblement. Cependant, à force d’être aplatie certains phénomènes aberrants peuvent affecter la courbe des taux. Le premier est temporaire et sans grands effets, le second est plus durable et problématique.

Il peut d’abord arriver que les taux longs, pour un même instrument financier, deviennent inférieurs aux taux courts. La pente de la courbe devient alors descendante (ou négative). Ainsi, aux États-Unis entre mi-août et début septembre 2019, le taux d’intérêt des obligations d’État à dix ans est passé pendant plusieurs jours en-dessous de celui des obligations à deux ans. Cette anomalie a fait couler beaucoup d’encre. Elle ne s’était pas produite depuis juin 2007, soit juste avant le déclenchement de la crise des subprimes qui a elle-même dégénéré en une crise financière et économique d’une ampleur inédite. De plus, depuis 1950, les neuf récessions qu’a connu le pays ont à chaque fois été précédées d’une inversion de la courbe des taux, avec un délai moyen de 22 mois. Au cœur de l’été 2019 de nombreux analystes prévoyaient donc une récession en 2021-2022, avant que le virus ne change la donne ! L’autre anomalie, bien plus étonnante, est l’apparition des taux d’intérêts négatifs. En raison des indicateurs choisis et de leur mode de calcul, aussi bien les taux courts que les taux longs sont actuellement négatifs dans la zone euro. Pour des investisseurs cela signifie qu’ils doivent payer pour pouvoir placer de l’argent, quelle que soit l’échéance ! Certaines banques commerciales, pénalisées par les prélèvements opérés sur leurs propres dépôts auprès des banques centrales, ont décidé de répercuter ce coût sur leurs clients pour les dissuader d’entretenir des liquidités : c’est le cas depuis 2016 en Suisse et le dispositif s’est encore alourdi début 2021. Mais les placements à long terme sont logés à la même enseigne : environ un quart de l’encours des obligations de bonne qualité dans le monde a été émis à taux négatifs.

En Europe, les épargnants connaissent de longue date les taux négatifs réels, qui surviennent lorsque l’inflation est supérieure aux rendements nominaux. Mais cette configuration est quasiment indolore alors qu’un taux négatif nominal représente un prélèvement bien visible. Bien qu’étant objectivement une aberration (en théorie, ils signifient que le temps n’a plus de valeur), les taux négatifs ont fini par faire partie du paysage financier et les acteurs de la finance s’y sont accommodés bon gré mal gré. Le problème est qu’il est difficile d’imaginer qu’ils s’enfoncent davantage dans la négativité ; ils ne peuvent que remonter jusqu’à repasser en positif. Cette perspective est tangible depuis Noël 2020. Dans la zone euro les taux longs ont commencé à remonter tout en restant en territoire négatif : l’OAT française à dix ans est passée de -0,45 pour cent fin décembre à -0,142 pour cent le 22 mars. Quant au rendement du Bund allemand à dix ans, il est passé pendant la même période de -0,645 pour cent à -0,307 pour cent. Aux États-Unis, l’obligation du Trésor à dix ans, qui n’a jamais affiché de rendement négatif mais qui était restée presque toute l’année 2020 sous les un pour cent, a retrouvé ce niveau le 6 janvier 2021 et a dépassé la barre de 1,70 pour cent le 18 mars. La hausse est donc sensible, et s’explique par les craintes d’une reprise de l’inflation, sous l’effet de la hausse des prix des matières premières due à la reprise chinoise : selon Goldman Sachs il faut s’attendre à un long cycle haussier des matières agricoles (soja, blé) du pétrole, du gaz et des minerais (étain, nickel). En moins d’un an le cuivre a vu son cours doubler ! Certains économistes estiment également que les énormes quantités d’argent déversées sur les économies mondiales par les différents plans de relance (le dernier en date étant celui du président Biden avec 1 900 milliards de dollars) cesseront de tomber dans des « trappes à liquidité » pleines à ras bord, de sorte que l’accroissement de la masse monétaire se traduira enfin par une hausse des prix, que tout le monde espère modérée (au maximum deux pour cent, en moyenne sur trois ans).

Il reste qu’une poursuite de l’augmentation des taux aurait des effets délétères. Les ménages et les entreprises pourraient être dissuadés de mener à bien leurs projets d’investissements. De plus, selon l’expert français Yann Tampereau, « de nombreux agents sortiront de la crise avec des taux d’endettement substantiellement plus élevés » et subiront la hausse de plein fouet. Ce sera le cas des États, très pénalisés alors que jusqu’ici la charge de la dette n’a cessé de s’alléger, ce qui au passage leur a permis d’emprunter toujours plus pour financer leurs plans de relance. Les investisseurs profiteraient du rebond pour leurs placements futurs, qui seraient mieux rémunérés, bien qu’il ne faille pas s’attendre à un supplément substantiel. Mais s’ils détiennent déjà des titres de dette, la hausse des taux va grignoter la valeur de leur capital, faisant redouter un krach obligataire. Yann Tampereau ne croit pas à un tel scénario, écrivant que « quand bien même les anticipations d’inflation se redresseraient au point de tendre les taux nominaux longs, les banques centrales utiliseraient probablement d’autres outils pour éviter toute hausse déstabilisatrice pour les économies ».

Georges Canto
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