La BCE veut faciliter les fusions bancaires. Or la thèse du « too big to fail » ne résiste pas à l’analyse

Concentrez-vous !

d'Lëtzebuerger Land du 19.02.2021

C’est en novembre 2014 qu’est entré en vigueur le Mécanisme de surveillance unique, qui a transféré à la BCE la supervision directe de quelque 120 banques (y compris hors zone euro) détenant plus de 80 pour cent des actifs bancaires des pays européens concernés. Depuis cette date, que ce soit à Francfort ou au niveau des autorités bancaires nationales, le discours a toujours été favorable à une plus grande concentration du secteur bancaire.

Le mouvement s’est accéléré avec la pandémie. En juin 2020, l’Italien Andrea Enria, le président du conseil de surveillance de la BCE, estimait que des fusions entre banques pourraient être utiles alors que l’épidémie de coronavirus rogne leur profitabilité. Le secteur est dans une « situation de faiblesse structurelle parce qu’il brûle du capital depuis dix ans », a-t-il déclaré, en regrettant « un manque de restructurations ».

Un mois plus tôt le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, faisait observer qu’aux États-Unis, la part de marché des cinq premières banques s’élève à plus de quarante pour cent, alors qu’elle est inférieure à vingt pour cent pour les cinq premiers groupes bancaires de la zone euro qui sont très focalisés sur leurs marchés domestiques. « Il est souhaitable que le mouvement de concentration puisse reprendre » en concluait-il.

Cela fait en effet plusieurs années qu’on ne voit rien venir de concret malgré des rumeurs persistantes de rapprochements possibles (Société Générale et UniCredit), des tentatives avortées (Deutsche Bank et Commerzbank en 2019) et quelques opérations récentes (lire encadré).

En tant qu’autorité de vigilance, la BCE n’a pas à intervenir directement dans les opérations, comme l’a rappelé M. Enria. Mais elle peut prendre des mesures propres à favoriser les fusions et les acquisitions. C’est qu’elle s’est décidée à faire, en lançant pendant tout l’été 2020 une consultation publique sur la question ; elle a publié ses conclusions le 21 janvier dans un « Guide on the supervisory approach to consolidation in the banking sector ». Ce document un peu indigeste de treize pages contient plusieurs mesures qui relèvent de la technique comptable et financière, mais qui faciliteront grandement la tâche des établissements qui souhaitent se rapprocher, en levant certains obstacles.

Ainsi un rapprochement entre deux banques n’induira pas forcément une exigence de fonds propres supplémentaires du fait de la taille de la nouvelle entité. Cette approche permet entre autres, selon la BCE, de tenir compte du fait « qu’en général, une grande partie des coûts découlant du regroupement d’entreprises est comptabilisée d’avance, tandis que les avantages de telles transactions ne sont comptabilisés qu’à un stade ultérieur ». Deuxième point mis en avant, la prise en considération du « badwill ». Malgré son nom, le « badwill » correspond à une plus-value potentielle, mesurée par la différence entre la valeur réelle des actifs de la banque achetée et le montant payé par l’acquéreur des titres (on parle d’écart d’acquisition négatif). La comptabilisation de ce surplus pourrait permettre d’augmenter le provisionnement pour les créances douteuses, ou de couvrir les coûts de transaction, les coûts d’intégration ou d’autres investissements. En contrepartie les bénéfices potentiels tirés du « badwill » ne pourront être distribués aux actionnaires de l’entité issue du regroupement tant que la durabilité du nouveau business model ne sera pas fermement établie. Troisième point-clé : la BCE pourra accepter temporairement et sous certaines conditions un « modèle interne » pour calculer les besoins en capital de la nouvelle entité.

Les professionnels du secteur ont manifesté leur satisfaction, même s’il n’est pas certain que de simples dispositions techniques puissent suffire à faciliter des décisions hautement stratégiques. Car à ce stade revient toujours une question lancinante : pourquoi les banques veulent-elles fusionner, ou devraient-elles le faire ? Dans un texte publié sur le blog de la BCE en juillet 2020, le Français Edouard Fernandez-Bollo, représentant de l’institution au conseil de surveillance prudentielle du Mécanisme de surveillance unique, écrivait qu’« une consolidation bien conçue et bien exécutée peut aider à résoudre les problèmes de surcapacité et de faible rentabilité qui nuisent au secteur bancaire européen depuis la dernière crise financière ». Le même texte, accompagnant le document de consultation, faisait explicitement référence à la possibilité de « réaliser des économies d’échelle » grâce aux concentrations.

Mais l’argument qui consiste à lier la taille à la rentabilité est pour le moins discutable. De nombreuses études ont montré que les petites entités bancaires étaient souvent plus rentables que les mastodontes du secteur, car plus « agiles », comme on aime à le dire aujourd’hui, face aux bouleversements de l’environnement. Par ailleurs, comme le constate un expert français, dans le cas de rapprochements transfrontaliers les économies d’échelle sont difficiles à réaliser « dans la mesure où la réglementation et la fiscalité des produits bancaires et financiers au sein l’UE restent très différentes » et que les systèmes informatiques restent majoritairement domestiques.

Enfin il est patent que la faible rentabilité des banques est attribuable depuis plusieurs années au niveau des taux d’intérêt, une situation qui semble appelée à durer et vis-à-vis de laquelle des rapprochements bancaires n’auraient aucun effet. En revanche la consolidation pourrait sans doute aider les banques à diversifier leurs sources de revenus et favoriser le partage des risques.

Autre argument courant : actuellement la bonne santé apparente des banques serait due aux soutiens publics dont bénéficie notamment leur clientèle d’entreprises, mais elles seront fragilisées à la sortie de la crise sanitaire par une explosion du nombre de faillites dans de nombreux secteurs. En fusionnant elles se rendraient « intouchables » en raison de leur taille.

Outre que la situation évoquée reste hypothétique, la thèse du « too big to fail » ne résiste pas à l’analyse. Prenons le cas de la Société Générale. Depuis plus de vingt ans, en particulier depuis l’OPA ratée de la BNP en 1999, cette banque est considérée comme trop petite et les rumeurs de mariage au niveau français ou avec d’autres banques européennes n’ont cessé de prospérer. Pourtant la SG n’a jamais manifesté aucun signe de fragilité et, bien que plus petite que BNP Paribas (BNPP) par exemple (son bilan est inférieur de 38 pour cent et sa capitalisation 3,7 fois moindre), ses indicateurs relatifs de rentabilité n’ont rien à lui envier.

À supposer que la SG soit en difficulté à la sortie de la crise, imagine-t-on qu’il faudrait la céder à la BNPP pour la sauver ? D’autant que les causes qui affaibliraient la SG seraient aussi à l’œuvre chez BNP. La SG est en fait déjà d’une taille systémique ce qui, sans même parler des aspects politiques et sociaux, justifierait une intervention directe des pouvoirs publics si les mécanismes de résolution ne suffisaient pas. Les cas n’ont pas manqué en 2008 et 2009. Dans la plupart des pays de l’UE la forme oligopolistique du secteur bancaire fait que les grandes banques y sont déjà « too big to fail » !

Les deux arguments les plus convaincants restent ceux du gouverneur de la Banque de France. Le regroupement des moyens en premier lieu : à court terme une taille plus importante jouerait « sur la capacité des banques à affronter la transformation numérique, puisque le digital requiert des investissements très importants qui sont des coûts fixes ». Et, à plus long terme, lorsque l’Europe disposera d’un vrai marché bancaire unique semblable à celui des États-Unis, les banques du Vieux Continent devront être aussi importantes que le sont déjà leurs homologues d’outre-Atlantique. La croissance organique (ou interne) ne suffira pas : elles n’ont donc pas fini de se rapprocher.

L’amorce d’un mouvement

Mi-septembre 2020, la banque espagnole Caixabank a annoncé l’acquisition de sa concurrente Bankia – trois fois plus petite, et contrôlée par l’État depuis son sauvetage en 2012 au moyen d’une aide colossale de 22,4 milliards d’euros d’argent public – donnant ainsi naissance au premier groupe bancaire d’Espagne devant Santander, avec une capitalisation boursière de plus de seize milliards d’euros, 6 300 agences et 51 000 salariés. Mais, fin novembre, BBVA renonçait officiellement à racheter Banco Sabadell, ce qui aurait permis de créer le deuxième groupe local. Fin décembre en revanche, la banque moyenne Unicaja a racheté Liberbank, le nouvel ensemble comptant 110 milliards d’euros d’actifs et 10.000 salariés. En juillet la première banque italienne Intesa Sanpaolo prenait le contrôle de sa consœur Uni Banca, se hissant ainsi au rang de quatrième établissement européen avec une capitalisation de quarante milliards d’euros. En Belgique, la reprise d’Axa Bank Belgium par Crelan pour 540 millions d’euros traîne depuis l’automne 2019 mais devrait se concrétiser dans le courant 2021. On observe que les rapprochements réalisés ou annoncés se font sur une base nationale alors que la BCE appelle de ses vœux depuis plusieurs années mais sans succès des fusions et acquisitions transfrontalières.

Georges Canto
© 2024 d’Lëtzebuerger Land