Le 55e Salon de l’aéronautique et de l’espace qui se tient en ce moment au Bourget promet d’être un très bon millésime en termes d’affaires conclues, en raison à la fois de l’augmentation du nombre de conflits dans le monde et de l’effort de réarmement annoncé par l’Europe en mars dernier pour faire face au désengagement américain. Le financement public trouvant rapidement ses limites eu égard aux sommes colossales qui seront nécessaires, les États européens s’efforcent de mobiliser l’épargne privée en faveur des entreprises œuvrant pour la défense. Les sondages montrent qu’environ un tiers des épargnants y sont favorables, ce qui peut paraître encore faible, mais néanmoins encourageant pour une « orientation de rupture », d’autant que ce sont plutôt des jeunes adultes aisés et diplômés du supérieur qui plébiscitent le plus la perspective d’investir dans la défense.
Les possibilités qui leur sont offertes ne cessent de s’étendre. La plus simple consiste à investir directement dans des entreprises cotées contribuant, pour la totalité ou une partie de leur activité, à l’effort de défense européen. On trouve dans le lot des « gros bras » comme les françaises Thales et Dassault Aviation, l’allemande Rheinmetall, l’italienne Leonardo ou la britannique BAE Systems. Mais des sociétés plus modestes se révèlent très performantes comme l’allemande MTU Aero Engines ou les françaises Exosens (spécialiste de la vision nocturne) et Exail Technologies (systèmes de navigation et drones). Elles connaissent une très forte progression en bourse (77 pour cent en moyenne pondérée depuis début 2025 pour l’échantillon des huit valeurs citées). Leurs carnets de commandes, ainsi que ceux de leurs fournisseurs, sont pleins et elles éprouvent même des difficultés à tenir les cadences de production.
Les perspectives sont excellentes pour les investisseurs. La croissance attendue du bénéfice par action est de trente pour cent pour les trois prochaines années pour les sociétés européennes contre environ dix pour cent pour leurs homologues américaines. Et comme elles restent moins chères que ces dernières, elles offrent aussi un fort potentiel de valorisation. Cette solution pose néanmoins quelques problèmes. La détention directe d’actions est très modeste en Europe, en proportion (moins de dix pour cent des ménages) comme en valeur. En France, elles ne pèsent ainsi que cinq pour cent du patrimoine financier des ménages, 2,5 fois moins que le cash et des dépôts à vue. D’autre part, les « petites valeurs » de la défense ne sont pas connues des investisseurs et même les grandes ne le sont pas en dehors de leurs marchés domestiques.
Dans ces conditions, investir par le truchement d’organismes de placement collectif peut être préférable et plus opportun pour profiter des choix d’un gérant professionnel et diversifier les risques. Certains OPCVM généralistes investissent déjà dans les entreprises de défense et quelques fonds spécialisés sont apparus depuis l’attaque contre l’Ukraine en février 2022. La société de gestion française Tikehau Capital propose depuis février 2024 le Tikehau European Sovereignty Fund, en fait un compartiment de sa Sicav luxembourgeoise Tikehau Fund, qui investit dans les principaux acteurs de la défense en Europe. Spécialiste du private equity (6,7 milliards d’euros sous gestion) cette société a révélé en juin 2025 la création d’un nouveau fonds de capital-investissement, Tikehau Défense Sécurité, en partenariat avec trois assureurs (SG Assurances, CNP Assurances et la mutuelle CARAC). Ces derniers investissent à parts égales 150 millions, avec l’ambition de collecter quelque 500 millions supplémentaires auprès d’une clientèle de particuliers.
Mais les OPC spécialisés restent peu nombreux, raison pour laquelle les autorités de tutelle des différents pays souhaitent faciliter les démarches et raccourcir les délais pour les demandes d’agrément des fonds dédiés à la défense. En attendant, c’est sans surprise surtout du côté des ETF que les meilleures collectes sont attendues. Leur succès ne se dément pas, en raison de leur simplicité et de la modicité de leurs frais. L’année 2024 a été exceptionnelle pour les ETF en Europe, avec une collecte nette record de 248 milliards d’euros, soixante pour cent de plus qu’en 2023. Début 2025 elle a marqué le pas tout en restant solide, avec une forte prééminence des actions européennes. Les thématiques sectorielles, quelque peu délaissées en 2024, ont connu un fort rebond début 2025 avec l’engouement pour les ETF dédiés à la défense qui ont engrangé près de quatre milliards d’euros en cinq mois.
Les sociétés de gestion sont à la manœuvre pour exploiter cette tendance, plutôt récente : le premier ETF dédié à la défense a été créé en mars 2023 par la néerlandaise VanEck et gère près de cinq milliards d’euros. Une rafale de créations s’est produite depuis début mars 2025, quand la britannique Wisdom Tree, pionnière des ETF en 2006, a lancé un ETF de droit irlandais nommé Europe Defence. Il réplique la performance d’un indice interne suivant des entreprises européennes actives dans la fabrication d’équipements, de pièces, de produits électroniques et de défense spatiale. En à peine trois mois il a collecté 2,4 milliards d’euros ! En avril c’était au tour d’une autre société britannique, HanETF, de lancer un tracker de droit irlandais, Future of European Defence, qui gère déjà plus de 123 millions d’euros.
Début mai Amundi a lancé le Amundi Stoxx Europe Defense, un ETF luxembourgeois répliquant l’indice Stoxx Europe Total Market Defense Capped, qui a plus que triplé au cours des trois dernières années et a déjà augmenté de moitié en 2025. Il regroupe des grandes entreprises européennes (UK compris) réalisant une part importante de leur activité en lien avec la défense. Toujours en mai, BNP Paribas a également lancé un ETF luxembourgeois nommé BNP Paribas Easy Bloomberg Europe Defense, calqué sur l’indice Bloomberg Europe Defense Select, créé à cette occasion et qui suivra une trentaine de sociétés actives dans la défense, l’aéronautique, l’électronique militaire et la construction navale.
Pour encourager cette tendance, la société Euronext, qui gère sept marchés boursiers en Europe (Amsterdam, Bruxelles, Dublin, Lisbonne, Milan, Oslo, Paris), vient de créer trois nouveaux indices thématiques consacrés à la sécurité énergétique, à l’aérospatiale et la défense ainsi qu’à l’autonomie stratégique. Les OPC classiques et les ETF sont accessibles par souscription directe mais aussi dans le cadre « d’enveloppes » comme l’assurance-vie en UC ou les plans d’épargne salariale et d’épargne retraite. Ainsi le prochain fonds de Tikehau Défense Sécurité ne sera disponible qu’en unités de compte des contrats-vie et retraite des assureurs partenaires.
Même si la plus grande partie des sommes collectées ira à des sociétés importantes bénéficiant de commandes publiques, les fonds et ETF dédiés comportent un risque élevé de perte en capital, et aussi de liquidité quand ils financent des PME et ETI non cotées. Pourtant, des solutions moins risquées existent. Mais le projet d’emprunt européen pour la défense, intitulé « Sécurité pour l’action en Europe » (SAFE), bien qu’ayant franchi une étape majeure le 27 mai 2025 avec l’approbation par le Conseil de l’UE d’un mécanisme permettant de lever jusqu’à 150 milliards d’euros, va être long à se concrétiser. D’autre part la création de « livrets d’épargne » dédiés à la défense, envisagée dans certains pays comme la France, ne semble plus d’actualité.
Label européen
« La majorité des dépenses d’équipement de défense continue d’être orientée vers des acteurs non-européens, notamment américains, » regrette le financier français Raphaël Thuin (Tikehau). Les choses pourraient évoluer rapidement dans le bon sens. En effet, pour concrétiser l’appel au « Buy European » lancé en mars dernier par la Commission européenne, sept pays de l’UE (l’Allemagne, l’Espagne, l’Estonie, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal) ont signé le 5 juin à Paris une charte visant à lancer un label baptisé « Finance Europe » afin de flécher l’épargne des ménages européens vers l’économie de l’UE. Il devrait aussi faciliter l’émergence d’une offre harmonisée de produits financiers accessibles aux particuliers au sein des différents pays participants. Il concernera aussi bien des supports existants que de nouveaux produits respectant certains critères : 70 pour cent minimum vers l’économie européenne (entreprises, infrastructures, etc.) et un horizon d’investissement d’au moins cinq ans. Chaque État pourra instaurer une incitation fiscale nationale. Le label est présenté comme un repère ou une boussole pour ceux qui souhaitent que leur épargne profite de manière significative aux entreprises européennes. Il pourra donc s’appliquer aux produits financiers dédiés au secteur de la défense.