d’Lëtzebuerger Land : Où en êtes-vous dans la fusion de la Philharmonie – officiellement : Établissement public Salle de concerts grande-duchesse Joséphine-Charlotte – et de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg (OPL), géré par la Fondation Henri Pensis ? Initiée il y a deux ans par la ministre de la Culture Octavie Modert (CSV), qui a d’abord fait réaliser une analyse par des experts externes, puis mis en place un groupe de travail bipartite en charge de réaliser la fusion, la réforme semble sur les bons rails depuis que vous avez signé, en juin dernier, le nouveau contrat collectif des musiciens que vous avez intensément négocié durant un an. Quels sont les prochains pas et quel est le calendrier ?
Matthias Naske : Nous sommes encore tout à fait dans l’agenda proposé par la ministre. Au ministère de la Culture maintenant de rédiger le projet de loi pour cette fusion. D’après mes informations, il ne manque plus que l’exposé des motifs avant qu’il puisse être déposé à la Chambre de députés. Puis cela prendra le temps que ça prendra, mais disons que pour nous, un vote à une échéance aussi brève que possible, au cours de l’année 2012, serait un avantage, parce qu’en attendant, les deux structures fonctionnent encore côte à côte, avec deux structures juridiques et deux conseils d’administration différents, ce qui n’est pas idéal pour une bonne gouvernance. À l’avenir, un seul établissement public élargi avec un seul conseil d’administration facilitera notre organisation.
Ceci dit, nous travaillons déjà selon notre nouvel organigramme, qui a été avalisé par les deux conseils d’administration, et qui intègre l’orchestre dans notre administration comme une des six sous-divisions de la Philharmonie – à côté de la section artistique, de l’administration, de la technique, des ressources humaines et de la communication-marketing. Stefan Rosu, l’administrateur général et président du comité de direction de l’OPL, y figure déjà comme directeur général adjoint. Pour le reste, nous avons essayé de réduire l’administration de l’orchestre au maximum et d’intégrer la plupart des fonctions et des postes dans notre organigramme général.
S’agit-il d’une fusion entre deux partenaires égaux ou est-ce que la Philharmonie « avale » l’OPL, comme le craignent les plus sceptiques ?
Appelez-le comme vous voulez, je n’ai pas de sentiments sur les termes. Ce qui compte pour moi, c’est que nous réussissions à établir un fonctionnement efficace et qui fasse sens, avec un organigramme rationnel. Je suis quelqu’un de très pragmatique, et si la ministre nous demande de faire ce rapprochement, je travaille pour le réussir. Néanmoins, le chemin que nous avons parcouru durant l’année écoulée fut semé d’embûches et nous aurions tout aussi bien pu échouer – une possibilité que je n’ai jamais exclue. Mais tous les protagonistes ont fait preuve d’une bonne volonté partagée durant ces négociations du contrat collectif.
Pourquoi est-ce que ce nouveau contrat collectif était si important pour la réussite de l’entreprise ? Il était pour vous, dès le début, une conditio sine qua non pour la suite de la fusion...
Il s’agissait de transformer l’orchestre en une entreprise efficiente. Pour cela, nous avons dû analyser et, parfois, adapter ou modifier certains droits acquis lors de la longue histoire de l’orchestre. C’était un processus difficile, dans lequel tous les côtés ont dû faire des concessions, avec toujours la possibilité de ne pas y arriver. Mais aujourd’hui, nous pouvons encore nous regarder dans les yeux, la délégation du personnel, le syndicat OGBL et les représentants de la direction ont fait du bon boulot. Maintenant, il s’agit de mettre en pratique ces nouvelles conditions de travail.
Quels sont les principaux changements ? Qu’est-ce qu’il fallait adapter en premier ?
Cela a d’abord à voir avec le nouveau profil d’un orchestre aujourd’hui : Au-delà du travail essentiel en formation symphonique, l’orchestre doit aussi être à disposition de la société et aller à la rencontre du public – que ce soit en allant dans les centres culturels régionaux ou en participant à des projets éducatifs. Ainsi, il devient plus flexible, ce qui nous permettra de le positionner de manière à ce que son activité corresponde aux importants investissements publics qui lui sont attribués.
Justement, parlons argent alors : Octavie Modert a toujours souligné que cette fusion n’était pas une mesure de rigueur budgétaire, qu’il ne s’agissait pas de faire des économies en rapprochant les deux structures. Et en effet, le contraire se produit : la dotation de la Philharmonie augmente d’un demi-million d’euros l’année prochaine, selon le projet de budget d’État pour 2012 ,(à 8,79 millions) et celle de l’OPL même de 600 000 euros (à 12,1 millions). Ce qui vous fait une dotation publique de plus de vingt millions pour quelque 160 salaires à payer. Pourquoi faut-il autant d’argent ?
La Fondation Henri Pensis était clairement sous-financée ces dernières années. Le budget 2011 n’a pu être bouclé que parce que plusieurs des postes de musiciens n’ont pas été attribués – sur les 98 pupitres prévus dans le contrat collectif, seuls 93 sont occupés cette année – et parce que les tournées ont été fortement réduites. L’orchestre ne fonctionnait plus qu’à petit feu, il lui manquait un million d’euros. L’augmentation de deux dotations correspond donc simplement à une adaptation aux besoins de l’orchestre, elle est divisée en deux parce que nous appliquons déjà le nouvel organigramme. La pire des choses qui aurait pu arriver à l’OPL aurait été que rien ne change, et les frais auraient quand même augmenté – même une tranche indiciaire implique une augmentation sensible des frais sur plus de cent salaires. La seule solution aurait alors été de réduire la voilure et de supprimer des postes ou de diminuer son activité, une mutilation qui aurait signifié la mort de l’orchestre.
Maintenant, en cherchant des synergies au niveau de la gestion et grâce aussi aux efforts, entre autres financiers, que tous les employés de l’orchestre, y compris son chef, je tiens à le souligner, ont été prêts à faire dans le cadre du nouveau contrat collectif, nous avons pu rationaliser son organisation. Il est vrai que c’est beaucoup d’argent, mais je crois que nous maîtrisons désormais mieux les dépenses de la main publique. Néanmoins, il faudra développer la valeur de marché de cet orchestre aussi bien au Luxem[-]bourg qu’à l’international. Je crois en l’OPL et en son potentiel. À nous de lui offrir les conditions idéales pour qu’il puisse se développer et de mieux communiquer sur ses activités.
En même temps, la Philharmonie fait aussi des recettes propres – presque la moitié du budget 2010, où vous avez réalisé 5,1 millions d’euros de recettes propres et même un petit bénéfice de 285 000 euros – alors que l’OPL dépend quasi entièrement du financement public et est déficitaire depuis des années. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous ne faites pas une alliance pour l’argent. Pour nous faire l’avocat du diable : Est-ce que l’OPL risque d’être un fardeau financier pour la Philharmonie ?
Peut-on parler de bénéfices et de pertes en parlant d’une institution culturelle co-financée par la main publique ? Je ne crois pas. Dans notre métier, il ne s’agit pas de faire du profit, mais de toucher le plus grand nombre possible de gens, de rendre cet art exigeant qu’est la musique accessible au public le plus large possible. Les budgets et les bilans ne sont qu’un moyen pour atteindre ce but.
Donc non, l’OPL n’est pas un fardeau pour nous, mais une chance, une clé pour développer la perception de l’art au Luxembourg. La fusion nous fera avancer tous les deux. Certes, il y a des craintes des deux côtés, le processus d’intégration est très sensible, mais si nous réussissons, il aura d’énormes avantages. Nous aurons un véritable « centre de création » dans la maison, qui nous permettra de prendre de nouvelles voies artistiques. Le nouveau programme de l’OPL pour la saison 2012/2013, qui sera présenté au printemps, comportera beaucoup de surprises ; je suis persuadé que les idées sont bonnes. L’orchestre continuera à jouer à la Philharmonie – où il restera con-fronté aux grands orchestres internationaux, car il y a une demande pour ces concerts chez nous –, mais il la quittera aussi pour se produire à travers le pays, dans la grande région et au-delà.
Qui sera en charge de la programmation artistique de l’OPL ? Est-ce que ce sera son chef d’orchestre Emmanuel Krivine, son directeur Stefan Rosu ou vous, en tant que directeur général ? Est-ce que l’OPL restera souverain dans ses choix esthétiques ou devra-t-il à l’avenir s’adapter davantage aux demandes de la Philharmonie ?
Bien entendu, le chef d’orchestre gardera l’autonomie des concerts qu’il dirige lui-même. Par ailleurs, le directeur artistique de la nouvelle entité, le directeur de l’orchestre et le chef d’orchestre établiront les programmes ensemble, programmes sur lesquels j’aurai mon mot à dire – sans jouer les dictateurs pour autant. Mais lorsque des personnes sensées discutent, cela est tout à fait faisable. Mon rêve serait que même le portier puisse nous soumettre ses idées et ses vœux, que chacun fasse sien cet orchestre et puisse s’y identifier. Je ne dis pas que nous réussissons toujours à impliquer tout le monde, mais nous avons, je crois, une bonne culture de communication interne.
Vous l’avez annoncé plusieurs fois : l’OPL va jouer davantage la carte de la proximité et se produire à travers le pays, dans les centres culturels régionaux par exemple. Comment est-ce que ça va fonctionner ?
C’est une des césures du nouveau contrat collectif, qui permet de jouer en formation réduite jusqu’à l’ensemble de musique de chambre, donc nous pourrons adapter l’OPL à toutes sortes de concerts et à tous les styles. Il s’agit d’un saut quantique pour les musiciens, qui seront désormais responsabilisés et impliqués dans la prise de décision. Nous avons estimé que la musique de chambre par exemple est une musique si intimiste, où les musiciens sont dans une telle promiscuité, qu’ils doivent pouvoir décider avec qui ils sont prêts à entrer dans une telle relation. Donc nous avons introduit une option facultative à ce niveau : il y aura un planning des concerts à jouer, aux musiciens eux-mêmes de discuter qui fait quoi.
Avec ce modèle, nous serons très flexibles sans violenter personne, nous pouvons proposer des concerts quasiment à la carte, à développer avec les programmateurs des salles. Stefan Rosu est actuellement en contact régulier avec Ainhoa Achutegui, la directrice du Cape qui préside aussi l’association des centres culturels régionaux, pour mettre ces belles idées en musique. En tout cas, nous voulons être à la hauteur des investissements publics et montrer aux gens dans les communes que nous sommes là pour eux – un peu comme le programme Fräiraim de la Philharmonie est à la disposition des nombreuses associations et clubs de musique. Il ne s’agit pas seulement de lorgner vers l’élite mondiale, mais aussi de revêtir une importance régionale.
Et est-ce qu’il y a des limites dans la vulgarisation et la popularisation ?
Les limites ne sont que celles du bon goût et de la faisabilité, aussi technique – par exemple, en plein air, les conditions d’amplification peuvent poser problème. Il nous faut plus de ponts vers d’autres institutions musicales, par exemple avec les conservatoires de Luxembourg, d’Esch-sur-Alzette ou d’Ettelbruck, mais aussi vers des acteurs comme l’UGDA, qui sont tous d’importants vecteurs de la formation musicale et peuvent nous aider à transmettre l’amour de la musique au grand public.
Oui, mais une des missions de l’OPL depuis 1996, lorsque l’État luxembourgeois a repris l’ancien orchestre de la radio de la CLT, était aussi de rayonner à l’international, d’être un « ambassadeur » du Luxembourg et de se mesurer aux grands orchestres internationaux. Tout son développement assez spectaculaire en ce qui concerne sa qualité, et tous les investissements publics, considérables en quinze ans, se sont aussi faits à la lumière de cette ambition-là. Qu’en est-il du potentiel artistique de l’OPL ?
Nous avons toutes les chances du monde pour cet orchestre, à commencer par notre salle de concerts, dans laquelle l’OPL répète et se produit régulièrement, qui est une des meilleures d’Europe, avec une acoustique particulièrement réussie. Pour développer l’orchestre, nous nous sommes fixés plusieurs points concrets, en choisissant parcimonieusement les tournées vers les salles qui comptent par exemple, et en offrant une base solide et calme à cet ensemble pour qu’il puisse travailler – parce que le travail d’un collectif dépend aussi toujours de l’ambiance et des humeurs des individus qui le composent. Il y a une grande demande pour de bons orchestres dans le monde, mais il y a aussi beaucoup d’excellents orchestres. Le monde n’attend pas forcément l’OPL, mais nous avons de bonnes conditions pour réussir à nous faire remarquer.
La musique classique fonctionne selon des échéanciers fixés à long terme, nous pensons déjà à l’après-2015 – l’année durant laquelle aussi bien le contrat d’Emmanuel Krivine que le mien viendront à échéance. Afin de garantir la continuité, nous devons déjà envisager ce qui pourrait se passer après cette date.
Vous aviez toujours dit ne pas vouloir continuer au-delà de votre deuxième mandat actuel, qui expire donc en 2015, mais dernièrement, vous dites plutôt « on verra ». Alors voudriez-vous rester ou pas ?
En ce moment, je n’en suis pas plus loin que « on verra ». Avant la fusion, je disais que je ne resterai pas parce que je ne voulais pas m’entendre reprocher que je ne pensais qu’à me faire mon petit nid ici. Je suis sincèrement persuadé que c’est bon pour le pays et pour la Philharmonie que nous ayons l’OPL. En 2015, j’aurai dirigé la maison durant une décennie et, je l’espère, réussi la fusion. Dans ma tête, je ne veux pas me dire que voilà, je vais terminer ma carrière ici, peut-être qu’il y aura d’autres défis. Ou peut-être que ça fera sens de rester encore cinq ans... On verra.