Maux dits d’Yvan

Ech hunn dech och nët gär

d'Lëtzebuerger Land du 06.10.2023

Comment traduire autrement la toujours sulfureuse chanson de Serge Gainsbourg Je t’aime… moi non plus dans un idiome dont on dit qu’il ne connaît pas de mot pour l’amour. Mais quand on sait que les linguistes affirment que le mot tue la chose, on ne peut que se réjouir de ce que les Luxembourgeois préfèrent la chose au mot, ce mot qu’ils laissent volontiers aux politiques qui, du haut de leurs affiches et slogans, en usent et en abusent. Thierry Hirsch a analysé dans ces mêmes colonnes la déclaration d’amour de l’ADR qui veut nous faire croire qu’il a le monopole du cœur. Avec le no bei dir, le DP va encore plus loin et suggère qu’il est contre l’électeur, tout contre, avec son billet doux qui tient plus de l’érection que de l’élection.

Tous ces honorables aspirants à la députation devraient pourtant savoir que la politique et l’amour ne font pas bon ménage. Un peu comme le mariage qui, avant la révolution de 68, était une affaire de contrat, et non pas d’amour. Depuis le joli mois de mai en question, l’amour s’est emparé de la chose maritale faisant flamber le nombre des divorces, car l’amour, nous dit la chanson, ne dure qu’un jour. Hanna Arendt, qu’on accusait d’antisémitisme après son livre sur le procès Eichmann, affirmait haut et fort qu’elle n’aimait pas le pays d’Israël, ni aucun autre pays d’ailleurs. Elle réservait son amour à sa famille et à son homme. D’aucuns disent que, s’étant amourachée de son maître Heidegger, antisémite et pronazi, elle ne faisait guère preuve d’expertise en matière d’amour. Elle avait pourtant mille fois raison. L’amour, les émotions et les sentiments doivent rester confinés dans la sphère privée. La res publica, la chose publique, est une affaire de contrat social, rédigé devant le notaire, incarné par le corps électoral. Jean-Jacques Rousseau est toujours d’actualité. La communauté luxembourgeoise est un ensemble de citoyens dont le contrat de mariage est la constitution, dont le foyer est la nation et dont les langues sont le luxembourgeois, le français et l’allemand, foi de constitution. Les politiques qui veulent nous vendre la nation comme la patrie, comme la
Heemecht, n’ont rien compris à la chose publique ou alors ce sont de fieffés menteurs. La Heemecht est chose bien trop sérieuse (et dangereuse) pour la confier à la politique. Elle relève, comme l’amour, du privé et de l’affectif. Laissons-la aux poètes, aux musiciens, aux parents et à leurs enfants, aux aïeuls et aux petits-enfants et, pourquoi pas, aux historiens. Mais de grâce, refusons-la à tous les politiques qui font de ce doux foyer une cage dorée pour les Luxembourgeois, une forteresse, réplique de la Gibraltar du Nord, pour les étrangers.

Est-ce un hasard alors si le grand enjeu de ces élections est d’abord le logement, c’est-à-dire justement ce foyer, ce heem ? Dans l’Allemagne en ruine après la dernière guerre, et en proie donc à une catastrophique crise du logement, Heidegger, encore lui, a rédigé, une fois n’est pas coutume, un très beau texte sur la reconstruction. Dans Bauen, wohnen, denken, il écrit qu’habiter signifie beaucoup plus que simplement se loger. L’État doit s’occuper du logement et des conditions matérielles et environnementales pour permettre aux citoyens d’habiter ces logements. Ce logement doit nous aller comme un gant, comme un vêtement, comme un habit, justement. Et nous voilà de nouveau dans la sphère privée, celle du heem et du heemlech. Gardons-nous d’y accueillir la politique, elle finira par rendre le heem onheemlech. Relisons, pour nous préserver de ce danger, Freud (Das Unheimliche) et Kafka (Der Bau). On y voit décrit la vraie insécurité. Et non pas celle causée par quelques voyous au quartier de la gare ou ailleurs que veulent nous vendre la droite et l’extrême-droite.

La boucle est bouclée. Elle va du faux amour prêché par les slogans au sentiment d’insécurité exploitée par certains politiques, en passant par la crise du logement. Tout est lié, et vice-versa, ajouterait Monsieur de la Palice. Mais quand le foyer et la patrie usurpent la place de la nation, l’assemblée des citoyens va nécessairement se fondre dans la nébuleuse du mob. Et le Krautmaart risque de ressembler au Capitole pris d’assaut par les troupes de Trump, transformant la démocratie en ochlocratie. Il y a deux millénaires et demi, Platon, dans le septième chapitre de La République, se faisait déjà la Cassandre de cette funeste évolution.

Ceterum censeo : le panachage est à la politique, ce que le panaché est à la bière, un ni-ni, une faute de goût. Permixtionem delenda est !

Yvan
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