Deux femmes se prélassent sur scène quand le public entre dans la salle cossue du Dierfgen. L'une (Myriam Muller), allongée, joue aux cartes, l'autre (Rita Bento dos Reis) coud, assise sur un divan. Une assistante offre du thé dans de précieuses tasses en porcelaine fine aux spectateurs, qui s'installent peu à peu dans la salle entièrement rénovée et ses sièges rouges flashy. Tout est fait pour qu'on se sente à l'aise, comme en préparation d'une soirée décontractée au coin du feu, entre amis.
Puis entre Alexandre (Raoul Schlechter), les joues enflammées par son amour pour Natacha, qu'il vient d'entrevoir dans la rue et l'action sur scène se déclenche : les trois personnages commencent à jouer. En fait, ils « jouent à jouer », interprétant chacun des personnages différents dans quatre brèves nouvelles d'Anton Tchekhov que la metteure en scène Carole Lorang a liées par cet artifice d'une histoire entre les interprètes des nouvelles.
En fait, on peut considérer que Ce n'était que pour rire, son dernier spectacle qu'elle a créé pour le Festival DiffArt et qui est actuellement joué au Centaure, s'inscrit dans la suite de ses mises en scènes - Si ce n'est toi d'Edward Bond à Esch et Actes sans paroles de Samuel Beckett et Franz Xaver Kroetz au Capucins en début d'année - qui auscultent les limites du théâtre. Comme dans une méta-pièce qu'elle composerait avec ces différents morceaux d'un grand puzzle : après l'interrogation sur faut-il un texte pour faire vivre des personnages et leurs drames personnels sur scène ?, elle nous montre ici comment un texte prend vie, comment naissent des personnages et leurs relations, et comment ces personnages peuvent jouer. Comme des poupées russes, les actions s'encastrent l'une dans l'autre, les acteurs jouent des personnages dans la pièce de Carole Lorang, mais doivent par la suite, en tant que ces personnages, jouer d'autres figures issues des nouvelles d'Anton Tchekhov. Ils doivent donc constamment penser en plusieurs niveaux.
Et cela tient - par les moyens du théâtre ! Décors, unité de temps et de lieu, ambiance... Les personnages de Tchekhov vivent dans cette incommensurable mélancolie d'avoir raté leurs vies, un pincement au cœur, noyés de regrets d'avoir tout faux, d'avoir pris la mauvaise décision au mauvais moment et d'avoir ainsi, sans vraiment le vouloir, fui le grand amour inexprimé. Les quatre récits parlent exactement de cette « joyeuse mélancolie » et d'amours inassouvies. Et les trois acteurs s'amusent à interpréter les différents personnages, surjouent leur écoute ou leur rôle de narrateur, se transforment en acteur au deuxième degré et changent de personnage en un clin d'œil, tantôt amoureuse abandonnée, tantôt bourgeoise aussi jalouse que rapace.
Tout en étant donc une réflexion sur le texte prenant vie, devenant théâtre, Ce n'était que pour rire est aussi un divertissement léger auquel Myriam Muller, Rita Bento dos Reis et Raoul Schlechter prennent autant plaisir que le public. Myriam Muller se laisser aller à des plaisanteries d'adolescente, Rita Bento dos Reis, la découverte de la pièce, est énigmatique par-ci, fofolle par-là, Raoul Schlechter n'a jamais été aussi bon qu'ici sur une scène autochtone.
Ils jouent à aimer Tchekov, et le public apprend à apprécier sa légèreté - une autre facette de l'auteur des pièces mythiques comme La Cerisaie, La Mouette ou Oncle Vania. Plus légers, ces récits - dont il publia des centaines à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, notamment dans des journaux, et vivait de ces revenus-là - décrivent avec la même précision l'état de l'âme russe.
Pour le public, la soirée offre, outre du bon divertissement, comme des miniatures permettant un accès facile à l'œuvre de Tchekhov. Pour Carole Lorang, Ce n'était que pour rire est comme un exercice de style, comme un court-métrage d'une jeune cinéaste : toujours un premier pas vers un long-métrage, ou, ici, très certainement vers la mise en scène d'un grand classique de Tchekhov.
Ce n'tétait que pour rire : spectacle adapté des récits Une nature énigmatique, Histoire de rire, Aniouta et La choriste d'Anton Tchekhov par Carole Lorang, avec la complicité de Mani Muller ; mise en scène : Carole Lorang ; avec Myriam Muller, Rita Bento dos Reis et Raoul Schlechter ; costumes et accessoires : Peggy Wurth ; assistant à la mise en scène : Dominique Lambert ; une coproduction du Théâtre du Centaure avec le Festival DiffArt ; dernières représentations les 14 et 15 novembre et le 3 décembre à 20 heures et le 4 décembre à 18.30 heures au Théâtre du Centaure ; téléphone pour réservations : 22 28 28.