Domiciliations – À la recherche de l’alibi fiscal

Quest for substance

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2016

« Le client arrivait au Luxembourg à neuf heures. À dix heures, le conseil d’administration était terminé et à 10h30, les statuts de la société étaient préparés. À midi, le client ouvrait un compte dans une banque et y virait le capital social qu’il avait ramené en liquide. Puis, après le déjeuner, visite chez le notaire. À seize heures, le client était reparti. » C’est en ces termes qu’un expert comptable (qui désire garder l’anonymat) décrit son gagne-pain quotidien de sage-femme de Soparfis. Sa petite fiduciaire montait des sociétés holdings à la chaîne et les domiciliait dans des classeurs. Ses clients étaient des petits patrons à la recherche de discrétion ou d’évasion, « pour mettre l’argent à l’abri de l’épouse ou du fisc ; chacun avait ses raisons ».

« Cela prenait une journée, aujourd’hui il faut compter un mois », dit-il, résigné. La machine à fabriquer des holdings s’est grippée. « C’est devenu moins efficace, plus lent, plus embêtant », avait expliqué il y a six mois l’avocat René Faltz, pionnier des domiciliations. Coincé entre l’abolition du secret bancaire et l’offensive contre l’optimisation fiscale lancée par la Commission européenne et l’OCDE (voir page 8),la holding comme outil d’évasion fiscale est un modèle de fin de série. À parler aux petits domiciliataires, on gagne l’impression d’un crépuscule, d’un « effondrement ». De nouveau, c’est la législation anti-blanchiment qui a sonné le glas des vieilles habitudes et semé la peur parmi les comptables, banquiers et notaires. Ainsi, les montages passant par une société-écran offshore voilant l’identité du bénéficiaire économique sont devenus très hasardeux.

L’expert comptable évoque « les erreurs » des clients ; certains auraient « exagéré », dit-il. Trafic de voitures de luxe immatriculées au Luxembourg, preuves incriminantes qui traînaient sur l’ordinateur : « On essaie de les orienter correctement. Mais il y a toujours des gens qui ne veulent rien entendre ». Aujourd’hui, le domiciliataire tente de convaincre ses clients les plus fortunés d’élire résidence au Luxembourg pour ainsi profiter de l’exonération grand-ducale, notamment sur les droits de succession et d’autres dispositifs comme le step-up introduit avant Noël. Quelques-uns suivent son conseil et achètent un appartement au Luxembourg, même si l’adaptation ne serait pas évidente. Un autre expert-comptable en fin de carrière estime que « c’en est fini des petites structures, style Soparfi avec moins de 200 000 euros de capital. » Déjà pour une simple raison de profitabilité. Et de faire l’addition : domiciliation (2 000 euros), tantièmes pour les trois administrateurs (3 000 euros), impôt minimum (3 210 euros), cotisation forfaitaire à la Chambre de commerce (350 euros) ; « vous arrivez à entre 8 000 et 10 000 euros par an, contre 5 000 euros il y a quelques années encore. »

Pour qu’une holding puisse profiter des fruits fiscaux du Luxembourg, elle doit prouver que sa « direction effective » y est localisée. Jusqu’ici, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne était favorable au Luxembourg, et la substance pouvait se limiter à une réunion du CA par an. Or, les fiscs étrangers commencent à se montrer plus pugnaces et les questionnaires pleuvent. Ils demandent à voir des preuves que les décisions ont effectivement et intégralement été prises au Luxembourg, et non uniquement sur le papier par des administrateurs de pacotille. Pour que la Soparfi ait une chance de survie, il lui faut donc inventer un lien avec le Luxembourg : que ce soit via des activités de trésorerie, de comptabilité, voire via la résidence des bénéficiaires économiques.

En trois décennies, le nombre de holdings est passé de 6 100 à 45 000. Si, depuis quelques mois, leur nombre se tasse, le chiffre d’affaires du secteur de la domiciliation continue de croître. La raison de ce paradoxe : les holdings sont devenues moins nombreuses, mais plus coûteuses à entretenir. « Effondrement » pour les uns, « consolidation » pour les autres. Le marché se concentre, et les groupes internationaux comme Intertrust, TMF, SGG, Vistra et Alterdomus se partagent désormais les deux tiers du gâteau des « dom’ ». (Suite aux pressions du réseau mondial, voulant éviter les conflits d’intérêts avec l’activité audit, les Big Four ont déserté le marché.) De rachat en fusion, les 150 sociétés d’experts comptables s’agglutinent. Elles tentent ainsi d’atteindre la taille critique qui leur permettra d’affronter les nouveaux standards dans un monde transparent qui s’annonce inhospitalier. Si les petits domiciliataires s’effondrent sous le poids réglementaire, les grands ont les ressources pour miser sur la bonne niche. Aujourd’hui, c’est l’industrie des fonds. Les rémunérations y sont autrement plus importantes. Pour un poste d’administrateur, on peut s’attendre à des tantièmes à hauteur de 10 000 euros (pour une demi-douzaine de réunions annuelles). Or, une bonne partie de ces postes lucratifs est accaparée par les associés des grands cabinets d’avocats autochtones (Arendt et Elvinger & Hoss en tête), même si, d’après une règle non-écrite, la CSSF se montrerait réticente à donner son accord au-delà du trentième mandat (d’Land du 5 juin 2015).

Au sous-sol d’un building à quelques pas du parc municipal, on passe de l’autre côté du miroir de la « substance économique ». De longs couloirs en moquette tapis-plain avec des bureaux privatifs d’une dizaine de mètres carrés où sont assis des employés isolés. Derrière chaque porte, une société. Les centres d’affaires connaissent actuellement un boom. On en compte désormais une cinquantaine (d’après l’annuaire téléphonique du moins) spécialisés dans ce créneau de l’« hôtellerie des entreprises ». Principalement agglutinées le long de l’avenue Kennedy, autour du boulevard Royal et dans le quartier de la Gare (très prisé car permettant d’éviter les bouchons), ces structures discrètes sous-louent des mini-bureaux ready-made à des sociétés qui veulent s’offrir un alibi fiscal ou simplement tester les eaux luxembourgeoises, sans se fixer pour autant. Les principaux acteurs sont des groupes comme Regus, NCI ou Ginko (qui vient de reprendre tout un immeuble place de Paris).

Lors de l’inauguration du nouveau siège de EY de son camarade de parti Alain Kinsch, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) avait rappelé aux acteurs de la place financière le mot d’ordre : « Quest for substance » pour donner une « credibility » aux structures fiscales. Or, cet impératif de substance met sous pression un marché immobilier en surchauffe. « Als kleines Land haben wir keinen Platz für so viele Häuser, deshalb haben wir so viele Briefkästen », avait déclaré sur un ton débonnaire le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP) à la télé allemande, quelques jours après Luxleaks.

Les business centers pullulent jusque dans les villages reculés, de préférence le long des frontières. Dans ces structures, souvent situées dans des quartiers résidentiels et exploitées par des fiduciaires ou des propriétaires lambda, une trentaine de sociétés se partagent une centaine de mètres carrés, chacune ayant son petit coin, son étagère, son PC. Lors des perquisitions, il s’avère fréquemment que les bureaux sont déserts, les classeurs vides et les ordinateurs débranchés. Pour un bureau de quelques mètres carrés, le loyer s’élève en moyenne à plus de mille euros. Convertir un étage en centre d’affaires pour des dizaines de sociétés est donc autrement plus lucratif que d’y aménager un appartement. Si, en plus, le centre d’affaires troque le contrat de bail pour un contrat de prestation de services, il pourra décupler le nombre de locataires en les installant dans des bureaux non-fixes et non-privatifs. Certains centres d’affaires intègrent ainsi « une clause de mobilité de la surface attribuée ». Le locataire n’a donc « aucun droit de jouissance exclusive sur ledit bureau » et « pourra se voir attribuer une surface équivalente dans une autre partie de l’immeuble ».

Le groupe NCI, exploite un centre d’affaires de 2 000 mètres carrés à la Cloche d’Or. Il avait signé un contrat avec un expert-comptable dans lequel il promettait de lui « apporter de manière exclusive […] la totalité de la demande actuelle et future pour l’établissement d’un siège social au Luxembourg » ; un échange de bons services contre une commission de cinquante pour cent du prix net de la domiciliation. Cette division du travail est rendue nécessaire par la loi du 31 mai 1999, qui réserve l’activité de domiciliataire aux professionnels du secteur financier, assureurs, avocats, réviseurs d’entreprise et experts comptables ; les exploitants de centres d’affaires en sont donc exclus.

Or, rapidement, l’expert-comptable, qui a pris ses bureaux chez NCI, pense qu’il s’est fait avoir : le centre d’affaires se remplit, mais les domiciliations qu’on lui avait promises tardent à se concrétiser. Il suspecte le centre d’affaires de l’avoir court-circuité et arrête de payer son loyer. Le centre d’affaires le traîne devant la justice… et finit par s’auto-saboter. Dans un jugement tombé en décembre, la Cour d’appel conclut que « la société NCI ayant conclu un contrat de domiciliation sans y être autorisé, ce contrat est nul ». Le centre d’affaires ne saurait donc s’y référer pour réclamer les loyers dus.

Les domiciliations fictives (car illégales) sont fréquentes (mais les contrôles rares). En offrant une adresse, une permanence téléphonique et une conciergerie, les business centers s’en rapprochent dangereusement. L’arrêt commercial est venu rappeler un secret de polichinelle : à savoir que, 17 ans après le vote à la Chambre des députés, la loi sur la domiciliation n’était toujours pas respectée. Il a également mis dans l’embarras le secteur des business centers, dont certains devront repenser leur modèle d’affaires. Un drainage dont profiteront d’abord les grandes firmes internationales de domiciliation (qui préfèrent la dénomination « trust and services sector ») : elles renforceront leur position d’intermédiaire.

Le pot de miel luxembourgeois n’attire pas que des sociétés financières, mais également les sociétés commerciales des pays voisins. Toutefois, au vu des loyers, celles-ci rechignent souvent à y établir leur centre de stockage, bureau ou atelier. Ces sociétés de l’économie « réelle » n’ont pas droit à une domiciliation – un privilège réservé aux sociétés financières –,et tombent sous le coup du droit d’établissement. Depuis 2011, celui-ci exige « l’existence d’une installation matérielle appropriée » et la « présence régulière d’un dirigeant ». Si le courrier revient à l’expéditeur, si les lignes téléphoniques restent mortes ou si plusieurs sociétés, qui ont fait faillite, logeaient à la même adresse, la Douane et la Police, munies d’une check-list, peuvent faire une visite impromptue.

Mais, du côté de la Douane, du Parquet et du ministère des Classes moyennes, on admet que prouver que les sociétés n’y ont pas leur lieu d’exploitation fixe ne serait « pas évident » et les procédures longues et frustrantes. « Le problème, c’est que ces entreprises n’ont pas pignon sur rue, dit Pascal Probst, procureur au Tribunal de Diekirch. Et puis, à chaque condamnation, elles deviennent plus futées. Elles ne feront pas deux fois la même erreur et nous courons derrière, toujours en retard. En plus, nous n’avons pas le droit de partir à la pêche des fraudeurs, il nous faut des indices graves d’une infraction. » À l’âge du paperless office et du bureau mobile, la définition de ce qu’est un lieu de travail est devenue vacillante (d’Land du 15 janvier). Et alors que le développement, la production et le marketing sont éparpillés à travers le monde, la « substance » est devenue un concept nébuleux.

La lutte contre les entreprises fictives ressemble à un combat contre les moulins. « Je le répète, les sociétés boîtes-aux-lettres n’ont pas vocation à rester au Luxembourg » ; il y a quinze ans, le ministre de l’Économie Henri Grethen (DP) déclarait déjà la guerre aux sociétés de transport venues pour la fiscalité, les prestations sociales et la flexibilité (elles échappaient ainsi aux 35 heures), sans pour autant y mettre la substance. En 2010, la ministre des Classes moyennes Françoise Hetto-Gaasch (CSV) s’offusquait de ces entreprises « se contentant d’un simple bureau ou d’une domiciliation peu coûteuse, afin de pouvoir affilier l’ensemble de leurs travailleurs auprès du Centre commun de la sécurité sociale ». Ces entreprises fictives constitueraient « un fardeau pour notre pays en termes de prestations sociales diverses ». Le Luxembourg doit gérer cette tension entre protectionnisme social et ouverture business-friendly.

Le laxisme qui a régné au Luxembourg a produit un marais de holdings opaques, dont les administrateurs sont souvent d’autres sociétés incorporées dans des paradis fiscaux tropicaux. Il a également favorisé l’éclosion d’une multitude de fiduciaires fantaisistes (le terme de « fiduciaire » n’étant pas protégé) : Des brasseurs d’affaires bricolant des montages, tenant une comptabilité lacunaire et prodiguant des conseils juridiques déconnectés du droit luxembourgeois. Cet héritage hante une place financière qui tente désespérément de se donner une image au-dessus de tout soupçon. Un résidu scabreux qui, aujourd’hui, refait surface en tant que « risque de réputation ».

Bernard Thomas
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