La géopolitique du langage de l’intelligence artificielle : Daphné Le Sergent à l’Université à Beval

Le data-déluge

d'Lëtzebuerger Land du 06.06.2025

C’est la deuxième fois que l’on peut voir le travail de Daphné Le Sergent dans le cadre du Mois européen de la Photographie (EMoP). Il y a quatre ans, au Casino-Luxembourg (d’Land 16.4.2021), elle projetait le visiteur dans le passé, au temps des débuts argentiques de la photographie. Pas de manière directe, mais en retravaillant à la mine de plomb l’aspect des tirages numériques de mines d’argent.

Cette fois-ci, elle nous projette dans le futur avec Silicone Islands and War, une interrogation sur les mines d’extraction à ciel ouvert des minerais précieux pour la fabrication des semi-conducteurs nécessaires à la production de données de l’intelligence artificielle. Et comme pour Silver Memories, cette artiste et théoricienne qui enseigne « les champs artistiques et théoriques de la photographie, métaphore et mémoire, perception oculaire dans l’image et l’habitus visuel » à l’Université Paris 8, analyse ici les conséquences économiques qui sont d’une actualité brûlante entre les États-Unis et la Chine.

Les semi-conducteurs sont produits dans des hubs industriels, d’où le terme de « Silicone Islands » au Japon, Taïwan, la Corée du Sud. Ils sont impliqués dans la guerre (War) économique et idéologique. L’exploitation se mesure à l’échelle géopolitique.

Comment évoquer, par une expression artistique, des changements multiformes qui impactent des civilisations, qui changent les attitudes et les perceptions des êtres humains, voire les transforment tout court, comme la politique ou la géographie, sans oublier l’art. Anouk Wies (conseillère stratégique pour les affaires culturelles à l’Université du Luxembourg) commissaire de l’exposition avec Paul di Felice (directeur et éditeur de Café-Crème et président du réseau européen European Month of Photographie), ont obtenu l’autorisation du Fonds Belval d’exposer Silicons Islands and War pour quatre semaines seulement dans la salle qui pourrait représenter un focus sur la culture des arts plastiques au sein même de la Maison du Savoir.

La matière même des murs – béton brut, une technique maîtrisée il y a plus de 2 000 ans par le Romains et les plaques laminées d’acier qui ont fait entrer le Luxembourg dans la modernité, évoquent avec réussite les évolutions techniques historiques où donc s’expose l’IA, l’ultime évolution du cyberespace de l’anthropocène.

L’ambiguïté entre extraction des terres rares et catastrophe écologique annoncée capte l’œil du visiteur dans la série Diluvian Stories (photo-drawings 2023), huit pièces où l’on voit les mines à ciel ouvert, certains creusements découvrant des sites archéologiques de civilisations anciennes, qui annoncent la ruine de la nôtre. Suit le récit iconographique de l’image et de l’énergie (à travers IA, photographies, dessins à la mine de plomb sur photographie, gravures sur photographie). Daphné Le Sergent montre comme un roman photo la vie rêvée des traders grâce à ce que leur rapporte la spéculation du « business » du pétrole, du gaz, de l’électricité, certains pensent édifier de nouvelles centrales nucléaires pour produire l’énergie nécessaire à l’IA. C’est un peu l’histoire à l’envers, vertigineuse depuis les premiers essais au procédé héliographique par Nicéphore Nièpce. Le Pont de vue du Gras de 1827, « la première » prise de vue est aussi reproduit ici. Il y a à peine deux siècles, on était très loin, des semi-conducteurs, des données, de l’IA.

Cent ans plus tard, dans les années 1930, Ralph Nelson Eliott inventait le graphique d’analyse technique qui permet d’identifier des modèles de prix dans les marchés financiers. Daphné Le Sergent en donne l’illustration virtuose avec l’interprétation visuelle plastique Les vagues d’Elliott (Elliott’s Wave) et Cycle de données, (2023). On notera la similitude du langage conclut-elle : « navigateur, surf (sur internet), cloud, lac de données, balises…et le data-déluge aussi ». 

Marianne Brausch
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