Gast Mannes (70 ans) a plus d’une corde à son arc : parmi les nombreux métiers que cet enseignant d’allemand à la retraite a exercés par curiosité et avec passion, à côté de ceux d’auteur, d’essayiste, de collaborateur scientifique au Centre national de littérature et de curateur d’expositions, il y eut celui de bibliothécaire à la Cour grand-ducale. Durant seize ans, de 1998 et 2014, il catalogua quelque 50 000 tomes en possession de la Maison grand-ducale et gardés « dans un état impeccable » au château de Berg. Cet amoureux du livre et bibliothécaire autodidacte vient de publier une ode au livre et au métier de bibliothécaire de la Cour, Der Abschied des Hofbibliothekars, paru chez Olms en Allemagne, un recueil de neuf « tableaux », dont le dernier traite du Luxembourg. Et permet un regard indiscret derrière les coulisses du pouvoir.
d’Lëtzebuerger Land : Leibniz, Kant, Lessing, Hölderlin, les frères Grimm ou Grillparzer furent tous bibliothécaires à la Cour, un métier pour lequel vous avez le plus grand respect, et, visiblement, vous vouez une très grande admiration à vos prédécesseurs…
Gast Mannes : …oui, l’idée m’en est venue en 2011, je voulais – j’avoue que j’avais une certaine hybris alors –, écrire un lexique de tous les bibliothécaires des différentes Cours européennes. Mais très vite, dès mes premières recherches, il s’est avéré que cette entreprise était beaucoup trop ambitieuse : il y avait trop de personnes et trop peu d’informations, je n’ai trouvé que très peu de sources. Mais à cette époque aussi, j’ai vu que beaucoup de mes auteurs fétiches avaient été bibliothécaires à la Cour, souvent en dilettante, comme moi. Alors je me suis lancé dans ce projet-ci, sur lequel j’ai travaillé durant cinq ans. Pour chacun des bibliothécaires, j’ai aussi bien dressé un portrait du personnage que de son entourage, de la bibliothèque qu’il gérait et du souverain qu’il servait. J’en ai fait des « tableaux », qui rendent justice au style personnel du personnage en question, notamment par la langue que j’emploie : Leibniz en dialogue avec
Sophie-Charlotte de Hanovre, une lettre de Kant au roi Frédéric-Guillaume II de Prusse ou un discours de Lessing à Wolfenbüttel n’ont jamais existé ainsi. J’ai inventé ces textes de toutes pièces, en citant des passages d’œuvres, de correspondances et d’autres originaux que j’ai pu lire. Ces textes sont des pures fictions, mais qui se basent sur des documents réels et pastichent le style des auteurs en question. On peut dire que je les prends tous littéralement « au mot », j’emploie leurs mots. Ce faisant, j’ai pris grand soin de ne pas faire d’erreurs factuelles.
N’est-ce pas un peu prétentieux, ou disons du moins ambitieux d’accorder une place, la dernière (chronologiquement) au bibliothécaire de la Cour luxembourgeoise, après ces illustres ancêtres ? De le mettre sur un pied d’égalité en quelque sorte ?
Oui, je le fais, mais avec une très grande humilité. De manière générale, les neuf tableaux traitent tous des relations complexes qui existent entre le pouvoir et l’esprit, Macht und Geist : mais attention, le pouvoir n’est pas toujours stupide (geistlos) et l’esprit n’est pas toujours impuissant (ohnmächtig).
Et pourtant, on est étonné de lire la fascination de ces bibliothécaires de la Cour, qui sont tous de grands intellectuels, pour leurs souverains et le pouvoir…
...c’est toujours un jeu entre eux. Ainsi Leibniz par exemple n’était pas seulement bibliothécaire, mais aussi diplomate – métier qu’il a vraiment pris au sérieux. J’essaie de décrire très précisément les personnages, mais aussi les lieux dans lesquels ils exerçaient : les bibliothèques et leurs ambiances sont dessinées avec beaucoup de soin du détail. De mon temps à la Cour, j’ai tenté d’établir un réseau avec les autres bibliothèques de la Cour, nous avions même une sorte d’association, les Royal Librarians – mais il n’y a presque plus de bibliothèques de la Cour en Europe. J’ai visité ces bibliothèques royales et j’ai pu observer, sinon leur destruction, comme à Königsberg/Kaliningrad, leur transformation. Ainsi, à Copenhague, la bibliothèque de la Cour est gérée conjointement avec le personnel royal par deux bibliothécaires de la Bibliothèque nationale. À Vienne, l’ancienne bibliothèque de la Cour abrite aujourd’hui la
Bibliothèque nationale d’Autriche.
Il est évident que le neuvième portrait, bien qu’écrit à la troisième personne du singulier, et malgré l’avertissement du début du livre que toute ressemblance avec des personnages réels est un pur hasard, c’est vous-même, et que les souverains sont le grand-duc et la grande-duchesse…
…la théorie de la littérature dit que des personnages réels deviennent des figures dès qu’ils entrent dans une fiction. Mon livre est une fiction.
Une fiction, certes, mais pour la partie luxembourgeoise quand même fortement autobiographique !
(sourit) Ce sont des textes historiques… Le mot « tableau » est important ici.
Est-ce que cette partie luxembourgeoise peut être lue comme un règlement de compte avec la Cour, qui s’est séparée d’une manière décrite comme au moins un peu inélégante de son bibliothécaire, après seize ans de bons et loyaux services, sur une question de confiance ?
En aucun cas il ne s’agit d’un règlement de compte ou d’une revanche, j’y tiens beaucoup. Je ne voudrais pas que cela soit interprété ainsi, je l’ai aussi dit lors de la présentation du livre, hier soir au Centre national de littérature à Mersch. C’est un jeu avec la réalité, qui est décrite de manière satirique et fictionnelle. Dans ce contexte, j’aime citer l’auteur allemand Eugen Ruge qui dit : « J’ai inventé cette histoire pour raconter la vérité ». Ou, pour le dire autrement : tout est vrai sans être véridique et vice et versa. Ce texte est une réaction ironique au vécu du bibliothécaire de la Cour.
Vous parliez tout à l’heure des réaffectations des anciennes bibliothèques royales, ailleurs en Europe, qui, souvent, sont ouvertes au public. Qu’en est-il de la bibliothèque de la Maison luxembourgeoise ? Elle demeure un grand mystère, un peu comme la collection d’art, les œuvres de l’une et de l’autre n’étant que rarement montrées, à l’occasion d’expositions thématiques. Qui possède ces 50 000 livres ? Est-ce une bibliothèque entièrement privée ou est-ce qu’on peut considérer que, comme il s’agit du chef de l’État, et qu’un certain nombre de beaux livres ou de livres plus précieux lui sont offerts à l’occasion de voyages et de visites officielles, il s’agit aussi d’un patrimoine national, qui devrait être public et inaliénable ? Le Luxembourg se dote actuellement d’une loi sur les archives, qui en règle aussi l’accès du public, et même les archives du Service de renseignement Srel seront exploitées. Ne serait-il pas temps d’une ouverture ?
La bibliothèque fait partie du fidéicommis de la Maison grand-ducale, c’est-à-dire du patrimoine de la Famille dont le Grand-Duc est le chef. Mon idée a toujours été de rendre cette bibliothèque plus accessible, de l’ouvrir d’une manière ou d’une autre au grand public, en publiant son catalogue sur Bib.net par exemple, ou en cherchant à créer un lien avec l’Université du Luxembourg, pour que des chercheurs puissent y accéder. Parce qu’elle a une certaine valeur, les fonds des XVIIIe et XIXe siècles sont assez riches. Or, jusqu’ici, cela ne s’est pas fait. Je tiens à souligner toutefois que personne n’a jamais freiné mes initiatives de valoriser la bibliothèque, avec les expositions que j’ai pu organiser dans des institutions culturelles par exemple. Mais ces ouvertures dépendaient à chaque fois du bon vouloir du souverain.
Si les débuts de la bibliothèque remontent aux grands-ducs Guillaume et Adolphe et aux fonds des différentes branches des Nassau, par la suite, les différents souverains ont acheté des livres selon leurs centres d’intérêt. Lorsque je suis arrivé, le catalogue était écrit à la machine et sur papier et les livres étaient rangés par taille – pour des raisons de place – et par couleur. Aujourd’hui, le catalogage informatique est complet, il suffirait que quelqu’un décide de le connecter au réseau national. Actuellement, certains livres sont déjà accessibles aux chercheurs qui en font une demande au maréchalat de la Cour – encore faut-il savoir qu’ils existent. À voir ce que ma successeure Marie-France Kremer en fera.
Le bibliothécaire de la Cour (du livre) est licencié parce qu’il avait présenté un essai, sur base de documents qu’il a découverts dans la bibliothèque, sur le rôle de la grande-duchesse Marie-Adélaïde durant la Première Guerre mondiale, prouvant que ses relations avec l’occupant allemand étaient beaucoup plus intenses que ce qu’on savait jusque-là. Le maréchal le convoque, lui reproche d’avoir enfreint la confiance que les souverains lui avaient accordée – alors même qu’il avait soumis justement ce texte pour approbation avant publication –, et le libère de ses fonctions, tout en lui annonçant qu’il n’aura pas les reconnaissances officielles qu’on lui avait fait miroiter. Un véritable désaveu ressenti dans ce récit comme un affront. Il est donc congédié pour le contenu de ces documents, pour les avoir lus et compris. Au final, on peut aussi lire ce recueil comme une déclaration d’amour au livre et à sa force, qui demeure subversive ? D’ailleurs, vous citez Abraham a Santa Clara (1644-1709), qui dit que les livres sont un miroir autant qu’une pharmacie. On peut donc éclairer un peuple en lui ouvrant la voie vers le savoir, tout comme on peut la lui interdire…
Oui, certainement, je continue à croire au livre. Parce que, bien que le pouvoir soit clairement celui du souverain dans ces maisons, il se trouve aussi ailleurs, caché dans les livres. En faisant mes recherches, j’ai été véritablement englouti par les informations, j’ai voyagé pour voir les lieux originaux, pour multiplier les sources et les angles. Je trouve que la littérature garde sa charge explosive.
Quels sont les livres les plus précieux de cette bibliothèque ?
Il y a une couverture Grolier, mythique, une belle Description d’Égypte, un riche livre avec les portraits des Indiens d’Amérique du Nord, et, pour moi la plus belle découverte, une première édition de l’Hyperion de Hölderlin, qui est très, très rare.
Dans le récit sur le bibliothécaire au Luxembourg, le maréchal qui, au tout début de sa fonction, le présenta au souverain, le décrit comme « une plume acérée » et d’ailleurs, le bibliothécaire ne cacha jamais son penchant pour la littérature du Vormärz et socialiste. Une fois arrivé à son poste, il est étonné de découvrir « fürstenfeindliche und systemdestabilisierende Schriften » (des écritures hostiles aux souverains, voire subversives). N’est-ce pas paradoxal de servir une Cour en étant un citoyen éclairé ?
Quand on m’a proposé ce poste, j’ai été fasciné par la bibliothèque et attiré par la possibilité d’y travailler, de découvrir les livres qu’elle contient. Je dois dire également que je n’ai jamais dû me renier, aussi politiquement. J’estime enfin que j’ai toujours été loyal – et que je continue à l’être.