Dans la seconde quinzaine de juillet se tiendra à Pékin un grand sommet célébrant les cinquante ans de l’établissement de relations diplomatiques entre l’Union européenne et la Chine. Prévu de longue date, il se déroulera cependant dans un climat totalement imprévu, les deux parties vivant depuis près de cinq mois sous la menace de droits de douane prohibitifs, dont le montant définitif reste inconnu à ce jour, imposés par l’administration Trump. Confrontées au même problème — la contraction du marché américain qui représente quinze pour cent des exportations chinoises et plus de vingt pour cent de celles de l’UE , l’Europe et la Chine n’ont d’autre choix que de se rapprocher, sans enthousiasme, pour éviter que la « guerre économique » qu’elles mènent contre les États-Unis ne dégénère entre elles.
Fin avril, les officiels chinois ont déclaré que, « en défendant ensemble le système commercial multilatéral, la Chine et l’UE apporteront une précieuse stabilité et une plus grande prévisibilité à l’économie et au commerce mondiaux ». Le président chinois Xi Jinping a même invité les deux blocs à mutualiser leurs forces pour « résister ensemble à la coercition ». L’UE de son côté s’est dite, plus prudemment, « prête à approfondir son partenariat avec la Chine, à renforcer les échanges et la coopération ».
L’UE et la Chine sont déjà très liées commercialement, mais au détriment de l’Europe qui a accusé un important déficit commercial de près de 305 milliards d’euros en 2024, soit 1,8 pour cent de son PIB. Tous les pays de l’UE, à l’exception de l’Irlande et du Luxembourg étaient individuellement en déficit avec la Chine. Le déséquilibre, supérieur de 13,5 pour cent à celui enregistré par les États-Unis avec l’Empire du milieu, portait principalement sur les produits manufacturés (machines, véhicules, équipements électroniques et biens industriels).
Malgré les belles déclarations officielles, qui vont se multiplier jusqu’au sommet de juillet, il est peu probable que la situation s’améliore dans les mois à venir. Elle pourrait même s’aggraver. L’UE craint par-dessus tout d’être envahie par des produits chinois, ceux qui ne trouveraient plus preneurs aux États-Unis, mais aussi ceux dont elle aurait besoin pour remplacer certains produits américains devenus trop coûteux, sans grande possibilité de répondre à cette menace de submersion.
Le modèle économique chinois est fondé sur la production manufacturière dans les domaines les plus divers. La Chine est devenue « l’usine du monde ». Mais malgré sa taille énorme (1,4 milliard d’habitants fin 2024 soit plus de trois fois la population de l’UE), le marché domestique ne peut absorber la production nationale. Sa stimulation prendrait du temps, de sorte que le pays reste très dépendant de ses exportations. En proportion du PIB, elles ne pèsent pas d’un poids considérable : environ vingt pour cent, ce qui est très inférieur au pourcentage observé en France, en Italie ou au Royaume-Uni (environ 31 pour cent) pour ne pas parler de la Corée du sud (45 pour cent) ou des Pays-Bas (70 pour cent). Mais en valeur cela représente quelque 3 600 milliards de dollars soit davantage que le PIB de la France (environ 3 200 milliards). C’est aussi un quart de plus que les exportations de biens de l’UE.
Les ventes aux États-Unis ont représenté en 2024 quelque 440 milliards de dollars. La « réorientation » vers l’Europe de seulement un tiers de ce montant, soit environ 150 milliards, aurait un effet déstabilisateur sur toutes les économies de l’UE. Mais il faudrait aussi prendre en compte la nécessité pour l’UE de remplacer une partie de ses importations américaines, qui pèsent lourd en valeur (380 milliards de dollars de biens) et en pourcentage du PIB (près de quatorze pour cent). À hauteur de 80 pour cent, les achats de l’Europe aux États-Unis sont constitués de produits manufacturés (machines et équipements industriels, produits chimiques et pharmaceutiques, véhicules et pièces détachées, matériel aéronautique). Pour une grande partie d’entre eux la Chine peut faire figure de source alternative.
En sens inverse, la Chine peut-elle offrir des débouchés à l’UE ? En valeur, la Chine importe beaucoup, 2 550 milliards de dollars de biens et 552 milliards de dollars de services en 2023, ce qui en fait le deuxième importateur mondial, mais cela ne représente que 17 pour cent de son PIB (deux points de moins qu’en Europe). De plus, à peine six pour cent des importations viennent des États-Unis. Les achats faits dans ce pays, soit environ 150 milliards de dollars par an, portent en grande partie sur des produits agricoles (soja) ou énergétiques (pétrole brut et gaz naturel). L’Europe pourrait difficilement se substituer aux États-Unis dans ces domaines, tout comme dans le matériel aéronautique (avions et pièces détachées) et certains équipements industriels spécifiques.
Elle pourrait en revanche trouver sa place dans les produits pharmaceutiques et le matériel médical, dont le montant des importations chinoises en provenance des États-Unis est estimé entre dix et douze milliards de dollars par an. Elle pourrait aussi compenser la réduction des achats par la Chine de divers produits agroalimentaires (fruits, produits de la mer…). Mais au final, le remplacement partiel des États-Unis par l’UE comme fournisseur de la Chine n’aurait qu’une portée modeste pour les Européens.
Avant même les « tariffs » de Donald Trump début 2025, l’UE a tenté par divers moyens de se protéger contre un déferlement de produits chinois pouvant déstabiliser certains secteurs comme l’automobile, et notamment le segment des voitures électriques : les capacités d’exportation de la Chine s’élèvent à trois millions de véhicules par an, soit deux fois le marché européen ! Depuis novembre 2024, les voitures électriques importées de Chine sont soumises pour une durée de cinq ans à une taxe comprise entre 17,4 pour cent et 37,6 pour cent, selon niveau de subventions reçues par leur constructeur, s’ajoutant aux droits de douane standard de dix pour cent déjà en vigueur. Ainsi, les voitures de la marque MG (groupe SAIC) très active en Europe, subissent un prélèvement total de plus de 45 pour cent du prix initial. Depuis début avril des négociations sont en cours pour remplacer les droits de douane par des prix minima sur les voitures, ce qui éviterait des représailles frappant notamment les constructeurs allemands (VW réalise un tiers de ses ventes en Chine).
L’UE cherche aussi à défendre son industrie textile, menacée par les plates-formes comme Shein, devenue le cinquième vendeur de vêtements en France, tous acteurs et tous circuits confondus. Sa progression, comme celles de ses concurrents Temu et AliExpress (qui ne sont pas spécialisées en vêtements) n’a pas été freinée par la législation européenne malgré divers règlements, comme celui sur la sécurité des produits non alimentaires vendus en ligne, en vigueur depuis décembre 2024, ou le Digital Services Act (DSA) applicable depuis février 2024. Les plateformes chinoises sont accusées de ne pas respecter les normes européennes. Plusieurs pays préfèrent dès lors faire cavalier seul, comme la France qui prépare une loi pour limiter les effets de « l’ultra fast fashion » en mettant en avant des préoccupations écologiques (l’industrie textile est très polluante avec dix pour cent des émissions de gaz à effet de serre, soit plus que les vols internationaux et le trafic maritime réunis) qui ne trompent personne.
Pour contourner les barrières, tarifaires ou autres, érigées par l’UE, les Chinois envisagent de produire davantage sur place. Leurs investissements directs en Europe sont encore modestes. Le « stock », c’est-à-dire le cumul réalisé depuis 2000 est compris entre 130 et 150 milliards d’euros selon les estimations. Quant au flux annuel il s’est élevé à dix milliards d’euros en 2024, à parts égales entre créations ex nihilo et acquisitions.
Mais le rythme semble s’accélérer, avec désormais une prééminence des « investissements en zone vierge » (terme désignant les nouvelles créations), notamment dans les secteurs liés à l’automobile. Ainsi le fabricant de batteries CATL, qui détient 38 pour cent du marché mondial, possède des usines en Allemagne, en Hongrie et en Espagne. Et une quatrième implantation est en préparation. Présents dans de nombreuses autres activités comme la robotique où leur activisme commence à inquiéter, les Chinois seront toutefois écartés de secteurs stratégiques comme ceux en rapport avec la défense ou le nucléaire.
En revanche, pour les investissements européens en Chine, l’année 2024 aura été celle du retournement. Leur stock est assez comparable à celui des investissements chinois en Europe, soit quelque 150 milliards de dollars, selon les données officielles du ministère chinois du Commerce, dont 57 pour cent sont entre des mains allemandes. Cela ne représente que 2,5 pour cent du total des investissements directs de l’UE à l’étranger, et environ dix fois moins que les actifs détenus aux États-Unis. Mais ce montant modeste ne risque pas d’augmenter rapidement, car le flux annuel encore positif en 2023 (vingt milliards de dollars dont 62 pour cent en provenance d’Allemagne) est devenu négatif en 2024, pour la première fois depuis plus de trente ans, avec des retraits nets de près de 13 milliards de dollars sur les neuf premiers mois de l’année.