Luxemburgensiatomique Quatre réacteurs menacent une nation. À 8,5 kilomètres de la frontière luxembourgeoise, à 25 de Luxembourg-Ville, « Cattenom » (il s’agit initialement d’une commune) est la septième centrale nucléaire au monde en termes de puissance. C’est aussi « la centrale la plus proche d’une capitale européenne », relève le chef de la sûreté nucléaire Patrick Majerus dans An Zéro. Le film projeté dimanche soir dans le cadre du Luxfilmfest rouvre le débat sur ce qu’il adviendrait du Luxembourg et de ses habitants en cas d’accident nucléaire majeur. Dans les couloirs du cinéma Kinépolis, les spectateurs interrogés avant la séance ne se disent pas particulièrement inquiets par la réalisation d’un tel scénario. « On n’y pense pas tous les jours », confie Jessica, une Luxembourgeoise de trente ans. Normal, pour Claude : « Quand on prend le volant, on n’imagine pas qu’on va avoir un accident », analyse le quadra. Il se souvient néanmoins avoir vécu une alerte « à cause d’une fuite » alors qu’il était à l’école primaire. On n’en retrouve pas trace. En revanche, la littérature luxembourgeoise recèle de références au nucléaire, « un excellent reflet des préoccupations individuelles et collectives liées au danger des centrales », relève l’universitaire Sébastian Thiltges.
Dans une conférence organisée en décembre et en vue d’un colloque (en cours de préparation) prévu pour le mois de mai, Sébastien Thiltges recense des écrivains citoyens militants, comme Guy Rewenig ou Guy Wagner, qui ont écrit contre l’installation de la centrale de Cattenom ou de celle de Remerschen, projet finalement avorté à la fin des années 1970 alors que le programme français prenait corps, au mépris des considérations luxembourgeoises. À cette époque paraissent des poèmes engagés de René Welter, de Nico Graf ou encore de Jeannot Scheer, alias Phil Sarca. Dans Uranium Plutonium Delirium, publié en 1978, ce spécialiste de la littérature française écrivait (notamment) : « Face à cette mort devant la porte, face à cette mort qu’on nous importe, face à cette mort qui nous importe, messieurs les sinistres, messieurs les sévisseurs du peuple, veuillez avoir l’extrême obligeance de ne plus nous comparer à ceux qui au siècle dernier s’opposaient à l’implantation des chemins de fer pour protéger la psyché de leurs vaches ».
De « nombreux textes », comme Schacko Klak de Roger Manderscheid, mentionnent la centrale de Cattenom, « ce qui montre que le motif fait partie intégrante de l’imaginaire de la littérature luxembourgeoise », selon l’universitaire. Puis Fukushima a revigoré le style littéraire. Dans Roughmix de Roland Meyer (publié en 2015), Cattenom explose à la fin. Dans la nouvelle Eng Stëmm an der Stëllt de Yorick Schmit (2019), un vieil homme s’occupe d’animaux abandonnés dans le sud du Luxembourg, évacué après l’explosion de Cattenom. Vient encore Luxembourg Zone Rouge en 2019. Pierre Decock y narre une rupture dans le circuit primaire et le concours de circonstances qui s’en suit. « La procédure à suivre pour un incident de ce type avait été mille fois répétée. Mais tout a foiré. (…) La combinaison improbable, le risque infinitésimal. Dans le cœur, les matériaux en fusion venaient d’atteindre trois mille degrés. Puis la cuve s’est rompue. Ce jour-là, les vents soufflaient vers le nord-est. » L’auteur belgo-luxembourgeois détaille la vie du camp installé dans la Marne où les réfugiés du Grand-Duché se sont retranchés après le passage du nuage radioactif. « Dans ce camp vivent encore plus de cent mille personnes, des femmes, des enfants. Beaucoup de malades. Autant de gens qui chaque jour font la file pour l’eau, la lessive, les toilettes, le pain, le courrier. Le pays lulu en terre étrangère. Une réserve d’Indiens où nous sommes parqués, généreusement hébergés par un État français pris de remords. » Un camp dans la Marne que le narrateur, âgé d’une vingtaine d’années, quitte pour revenir sur ses terres luxembourgeoises, qu’il a connues enfant, voilà quinze ans… jusqu’à l’accident. Le récit est une sorte de road trip (à pied) sur des terres irradiées. C’est l’an quinze.
Trou noir En l’An zéro imaginé par Nima Azarmgin (et réalisé par Julien Becker et Myriam Tonelotto), les protagonistes subissent l’accident et ses conséquences sur l’État-nation luxembourgeois. Les questionnements théoriques s’agglomèrent dans un débat du monde réel intercalé entre les moments de fictions. Le ministre luxembourgeois de l’Énergie, Claude Turmes (Déi Gréng), s’interroge (à l’écran, mais il assiste aussi à la projection) sur la survie de la nation luxembourgeoise et assure qu’un accident significatif à la centrale de Cattenom aura raison de « la substance politique et économique du Luxembourg », laquelle se concentre, avec des institutions européennes, à une vingtaine de kilomètres des réacteurs. Un pompier concède l’état d’impréparation irrémédiable des secours face au mouvement de panique potentiellement créé par une fuite ou une explosion radioactive. Le constitutionnaliste Luc Heuschling envisage l’installation du gouvernement provisoire dans une proche capitale d’envergure, une ville stratégique comme Bruxelles (il prévoit la disparition à terme de la langue de Dicks). Le directeur fiscalité de l’OCDE Pascal Saint-Amans (visiblement devenu le conteur bienveillant d’une histoire du Luxembourg en cours d’écriture) compare le pays irradié à une île confrontée à la montée des eaux, un territoire sanctuarisé qu’on ne retrouvera jamais. Assez ironiquement, le Français signale que le Luxembourg deviendrait le « trou noir de la finance internationale », non pas par l’opacité de son centre financier, mais parce que son effondrement intempestif absorberait les économies liées. Le Luxembourg est le domicile de 5 000 milliards d’euros d’actifs de fonds d’investissements et de 6 500 milliards d’euros logés dans des holdings (selon la récente enquête Openlux). Le lobbyiste Jean-Jacques Rommes abonde. « C’est bien plus que Lehman Brothers » dont la faillite en 2008 avait précipité la crise des subprimes. Gilles Trembley, ancien directeur d’Assuratome, caisse de garantie des opérateurs nucléaires français, confirme l’aléa : « Les assurances sont investies à droite et à gauche, y compris au Luxembourg ».
Retour en salle. Alexis Juncosa, directeur artistique du festival du cinéma, mène un entretien avec le réalisateur Julien Becker. Dans la partie fiction, relève l’organisateur de Luxfilmfest, on ne parle pas de Cattenom, mais de « la centrale ». La réalisation a cherché à juguler les risques de poursuites judiciaires de la part d’EDF, l’exploitant de Cattenom. Quelques intervenants mentionnent la bourgade où la centrale est installée, mais « les diffuseurs ont mis un petit frein là-dessus », confesse Julien Becker qui complète, côté français, qu’il s’agisse d’EDF ou gouvernement, « on n’a pas reçu de réponse à nos sollicitations ». Sont en revanche bien présents dans la salle les émissaires de l’exécutif luxembourgeois et le représentant de la radioprotection nationale, Patrick Majerus. Sollicité en début de semaine pour vérifier la plausibilité du scénario, l’expert en radioactivité (ingénieur et docteur), détaille benoîtement les développements possibles. Ce qui pourrait se produire pour les réacteurs présents en Europe, c’est une explosion d’hydrogène. Elle ferait sauter le toit de la centrale et les radionucléides s’échapperaient ainsi. En réalité, nous explique-t-on, l’explosion n’est pas l’élément qui caractérise un accident. Pour un accident nucléaire majeur (Ines 6 ou 7, les degrés de danger les plus élevés sur l’échelle internationale des événements nucléaires), il faut deux choses : une perte des moyens de refroidissement (alors le réacteur chauffe, son cœur fond et relâche les éléments radioactifs) et une perte du confinement (une voie à travers les murs du bâtiment réacteur qui permet aux rejets qui se forment à l’intérieur de sortir). Une fusion du cœur sans perte du confinement provoquerait aussi des rejets, mais d’un ordre de dix à cent fois moins importants. Dans ce cas on parlerait d’un accident grave, type Ines 5. Une explosion nucléaire comme Tchernobyl, intervenue en avril 1986 (soit exactement un an avant la mise en service du premier réacteur de Cattenom), est clairement exclue.
La division de la radioprotection reçoit sept ou huit déclarations d’anomalies par an en provenance de Cattenom, « par voie de SMS ou par un appel téléphonique » selon les termes de Patrick Majerus. Elles sont classées Ines 1. Les Ines 2, les « vraies alertes », toujours selon Patrick Majerus, interviennent environ tous les cinq ans. L’accident de Fukushima a atteint le degré sept, la première fois depuis Tchernobyl. Voilà maintenant dix ans depuis ce jeudi qu’un tsunami a provoqué la fusion de trois (des quatre) réacteurs de la centrale japonaise. L’événement a alors réveillé les craintes sur l’état des centrales et leur résistance à d’éventuelles catastrophes naturelles ou attaques terroristes. L’Autorité de sûreté nucléaire française avait alors passé en revue le parc de l’Hexagone et mené des stress tests.
Fuckushima Le gouvernement luxembourgeois a lui décidé de revoir ses plans en cas d’accident nucléaire. Une nouvelle mouture a été arrêtée octobre 2014 (soit une alternance plus tard). D’un point de vue formel, la tortue qui illustrait les procédures a disparu du prospectus… et donc de l’imaginaire collectif éminemment naïf associé à la catastrophe. La version « grand public » du Plan d’intervention d’urgence en cas d’accident nucléaire (on imagine que la version gouvernementale est plus apocalyptique) prévoit d’alerter la population luxembourgeoise par le biais du réseau national des sirènes. Les services de secours dans les communes déclenchent alors une sirène spécifique. « Afin d’éviter une confusion avec l’alarme incendie (un son continu de trois minutes), la sirène déclenchée en cas d’urgence nucléaire consiste en trois types de signaux : la préalarme, l’alarme nucléaire et la fin d’alarme », lit-on dans le document.
Une zone de planification primaire est pensée dans un rayon de quinze kilomètres autour de Cattenom en cas d’évacuation. Elle s’étend à
25 kilomètres si la prise d’iodure de potassium, distribuée dorénavant à tous les ménages (et plus seulement dans les maternités) ou dans les écoles et la mise à l’abri sont ordonnées. Luxembourg-Ville est incluse. Walferdange est épargnée (comme le relève avec humour son illustre résidente Erna Hennicot-Schoepges, CSV, dans An zéro). « La zone de planification primaire est divisée en trois secteurs d’alarme : Est, Centre et Ouest. Cette division permet de déclencher les sirènes d’alarme séparément en fonction de la direction des vents et de l’urgence des mesures de protection qui s’imposent. Le but de cette division du territoire est de limiter l’alarme aux zones menacées afin de maintenir l’activité économique sur le reste du territoire », informe encore le document. La zone de planification secondaire couvre l’ensemble du territoire. Les structures d’accueil y seront déployées en cas d’évacuation… si la zone n’est pas irradiée. À nos interrogations sur d’éventuels bunkers pour protéger population et officiels, comme en Suisse par exemple, Patrick Majerus répond qu’il n’en existe pas.
Les procédures d’urgence consécutives à l’accident ont évolué. Relevons que les discussions relatives à la gestion post-accidentelle, c’est-à-dire les semaines et mois postérieurs à l’événement, stagnent, ce malgré l’installation en 2016 d’un groupe de travail ad hoc pour « un exercice de rationalisation bureaucratique de l’impensable » (Land, 11.08.2017). Fukushima a servi de « grand laboratoire », fait valoir Patrick Majerus, mais le Luxembourg suit essentiellement ce qui se passe en France où le Codirpa (Comité directeur en charge de l’élaboration d’éléments de doctrine pour la gestion de la phase post-évènementielle d’un accident nucléaire ou d’une situation d’urgence radiologique, sic) multiplie les rapports (ce qu’on peut manger, où on peut aller, comment consommer, ce qu’il faut nettoyer après un accident nucléaire).
« Faire un plan est quasi impossible », se résigne le chef de la sûreté nationale. « Il faut mener un dialogue de société pour voir ce qui est acceptable », complète-t-il. Il faudra définir et réajuster les zones, celles où on ne peut plus vivre et celles où on peut vivre en respectant quelques contraintes. « Pour définir ces zones, il faudra tenir en compte d’un côté l’exposition radiologique, de l’autre les conséquences non-radiologiques liées à une évacuation comme les aspects psychologiques liés à la perte de revenu qui eux-aussi impactent la santé », analyse Patrick Majerus, lequel confond parfois conditionnel et futur, comme nombre d’intervenants dans An zéro. Une législation votée en 2019 prévoit une valeur d’orientation pour décider des zones à reconquérir. Puis vient la question de la gestion des déchets radioactifs. Les décontaminations des rues et des maisons nécessiteraient la définition d’un lieu de stockage des matériaux contaminés. La crise du Covid-19 a apporté d’autres enseignements au service de la radioprotection, lequel compte actuellement une quinzaine de personnes dont la responsabilité première est de contrôler l’exposition aux radiations. La gestion de la pandémie est « un exercice en taille réelle » où l’on constate comment l’expertise est écoutée, comment les effectifs sont étoffés (pour le tracing notamment). « Ce serait nécessaire pour ma division », explique Patrick Majerus.
Game of Thrones Les recommandations formulées par l’ASN après Fukushima n’ont pas été mises en œuvre regrette l’organisation pro-environnement Greenpeace ce mercredi à la veille du dixième anniversaire de la catastrophe japonaise. « Sur la base des données disponibles publiquement et des réponses fournies par l’ASN, Greenpeace France est en mesure d’affirmer que le parc nucléaire français ne sera pas aux normes post Fukushima avant au mieux 2039, soit avec un retard de presque vingt ans », écrit l’organisation. Son spécialiste nucléaire, Roger Spautz, explique au Land ses inquiétudes eu égard Cattenom : « Pas mal d’anomalies et d’incidents. Le staff reçoit régulièrement des mauvaises notes de l’ASN. Il y aussi pas mal de bouchages des tubes des générateurs de vapeur », explique le Luxembourgeois.
« Personne ne peut offrir le risque zéro. Chaque jour où une centrale nucléaire tourne est un risque supplémentaire », commente Claude Turmes. « Les centrales nucléaires vieillissantes de Cattenom, de Tihange et de Doel représentent une menace importante pour la sécurité nationale. Des démarches déterminées seront entreprises auprès des autorités françaises et belges pour plaider la fermeture immédiate de ces centrales nucléaires à risque. Les moyens juridiques nécessaires pour pouvoir agir dans ce sens seront mis à disposition », est-il écrit dans le programme de coalition de 2018. Le gouvernement, par l’intermédiaire de sa ministre de l’Environnement (Déi Gréng), a fait voter l’an passé une loi sur la responsabilité civile en cas d’accident nucléaire.
Le Luxembourg n’a jamais signé les conventions de Paris et de Vienne ou le protocole de Bruxelles qui mutualisent la gestion du risque nucléaire. « On ne veut pas être solidaires avec les autres en cas d’accident. La franchise de 700 millions d’euros est beaucoup trop basse sachant que Fukushima est un accident qui va coûter autour de cent milliards », s’énerve Claude Turmes. « Le plafonnement des indemnisations est un énorme cadeau fait aux opérateurs nucléaires. Maintenant le Luxembourg a une loi qui va forcer EDF et la France à payer les vrais dégâts le cas échéant. » En marge de la diffusion d’An zéro, Carole Dieschbourg explique viser un changement de doctrine en Union européenne. Préalablement aux élections programmées en octobre en Allemagne, Claude Turmes raconte ses contacts réguliers avec ses homologues écologistes allemands dont il espère qu’ils rejoindront la coalition gouvernementale. « Le gouvernement allemand, qui sort du nucléaire en 2022, doit fixer sa politique ou sa doctrine », détaille le ministre qui, tous les jours depuis le Héichhaus, voit la centrale cracher sa fumée. Au conseil européen de décembre dernier, au bout de la nuit et à rebours des ambitions du président Emmanuel Macron, la chancelière Angela Merkel avait refusé que l’énergie nucléaire bénéficie des financements européens, une victoire pour les anti-nucléaires luxembourgeois (une position qui bénéficie du consensus politique) qui espère bien rallier d’autres nations. Tel est son scénario central.