«Je suis capable de détester chaque petit coin de poussière,» constate fièrement Zsusza. Elle est la femme de ménage parfaite. «J'ai une éponge à la place du coeur, de l'eau de vaisselle coule dans mes veines!» se vante-t-elle. Ensemble avec Jóska, elle a été engagée par Klára pour nettoyer de fond en comble sa maison. Ménage (1977) de l'auteur hongrois Péter Nádas (né en 1942 à Budapest) raconte le huis clos de ces trois personnages qui, durant le temps que dure le nettoyage du parquet d'une pièce, vont se raconter, se mentir, s'inventer, se chercher et s'humilier. Malgré la linéarité de l'action, les personnages et les rapports qui les mêlent ne se découvrent que par bribes, le spectateur doit constamment essayer de les assembler comme un puzzle pour saisir qui ils sont.
Carole Lorang a intuitivement choisi cette pièce difficile pour sa première mise en scène. Après des études en art dramatique à l'Insas à Bruxelles et plusieurs expériences d'assistanat à la mise en scène, notamment aux côtés de Marja-Leena Junker, elle a eu carte blanche pour le choix de sa première mise en scène. D'ailleurs, on ne soulignera jamais assez les mérites de la directrice artistique du Centaure dans le domaine de la prospection, de la découverte de nouveaux talents et de la transmission qu'elle opère en leur accordant sa confiance.
Carole Lorang n'a pas déçu: son travail est extrêmement précis et rigoureux. Klára, Zsuzsa et Jóska portent tous les trois le même bleu de travail et des bottes. Un beau parquet au milieu de cinq murs blancs de chaque côté (scénographie: Jeanny Kratochwil), un lustre en verre et un canapé rouge créent un décor atemporel qui pourrait aussi bien se situer dans la Hongrie de la fin des années 1970 qu'au Luxembourg d'aujourd'hui.
Marja-Leena Junker en Klára a tout ce qu'il faut de cette douce mélancolie qui caractérise le personnage; Stéphane Moureaux en Jóska, le fils de la voisine, est impatient, impulsif, plein de vie et de désir ; Bach-Lan Lêbathi (qu'on retrouve avec plaisir après Oleanna) en Zsuzsa est démangée par une ambition optimiste qui cache mal sa solitude. Leurs affrontements ne sont que des monologues qu'ils se jettent à la figure et que les autres ne semblent pas entendre. En récurant et en astiquant, ils deviennent comme des machines, leurs gestes sont une sorte d'incantation rituelle du passé, des rêves, des désirs et fantasmes de chacun. Où l'eau de vaisselle peut tantôt être sensuelle, tantôt dangereuse.
Or, si on peut avoir un petit regret, c'est que la dimension politique de la pièce n'a pas été mise en valeur: au plus tard depuis la tâche de sang indélébile de Lady Macbeth on ne peut plus ignorer la symbolique de la culpabilité du lavage obsessionnel. Péter Nádas est né durant la deuxième guerre mondiale dans une famille juive, avec toutes les conséquences que cela comporte, puis connut les oppressions d'un État totalitaire qui poussèrent son père au suicide. Ménage date d'avant la chute du mur de Berlin, les personnages de la pièce luttent certainement à leur façon pour reconstituer leur personnalité faite de rêves, de souvenirs, de peurs et de désirs. Ils cherchent leur «je» dans une société qui ne veut entendre que le «nous» - des idées que Carole Lorang esquisse par les «uniformes» qu'ils portent, mais qu'elle ne développe pas vraiment.
Son choix, et celui de son dramaturge Mani Muller, a été de souligner la dimension humaine avant tout, celle de ces rêves brisés, de ces passés troubles faits d'enfants abandonnés et d'amants perdus. «Je me suis tue durant trente ans pour que les dix ans que j'ai vécus durent pour l'éternité!» soupire Klára, paniquée à l'idée de donner un peu de soi aux autres. Qui sont tout aussi paniqués à l'idée qu'elle veuille partager son intimité. Comme dans la vraie vie.
Ménage de Péter Nádas, dans une mise en scène de Carole Lorang, avec Marja-Leena Junker, Bach-Lan Lêbathi, Stéphane Moureaux et Luc Schiltz, dramaturgie: Mani Muller; décors: Jeanny Kratochwil; lumière: Karim Saoudi; musique: Tom Gallé sera encore joué ce soir, 4 avril, ainsi que demain 5 et dimanche 6 avril, toujours à 20 heures à la Kulturfabrk à Esch-sur-Alzette. Production: Théâtre du Centaure; téléphone pour réservations: 22 28 28