Hawaï est le berceau de deux célébrités : l’ananas en boîte et Barack Obama. Dans cet ordre. Sans lien de cause à effet. Mais bien avant d’arriver sur l’île américaine du Pacifique, l’ananas – comme beaucoup d’aliments sans lesquels la vie n’aurait pas le même goût : la pomme de terre, le chocolat, le maïs, la tomate… – vient du « Nouveau monde » que les Européens ont découvert en traversant l’Atlantique au seizième siècle. Jusqu’au 19e siècle ce fruit exotique était un signe extérieur de richesse, presque exclusivement réservée à la classe aisée. L’ananas était servi pour démontrer le rang d’une personne dans la société. Elle affichait ainsi sa capacité à apporter à la table un fruit somptueux, rare et cher. En 1903, James Drummond Dole a initié la plantation d’ananas sur l’île d’Oahu. Il a surtout développé la mise en conserve de l’ananas, le rendant facilement accessible dans le monde entier. La production a considérablement augmenté quand une nouvelle machine a automatisé l’écorçage et le carottage du fruit. La Dole Hawaiian Pineapple Company était une entreprise en plein essor entre les deux guerres, faisant de l’ananas la plus grande culture d’Hawaï et démocratisant l’accès à ce fruit. Voilà pourquoi, chaque fois qu’on ajoute de l’ananas dans une recette, on lui accole l’adjectif « hawaïen ». Un peu comme « forestier » dès qu’on met des champignons dans une préparation. Il y a pourtant d’autres trucs comestibles dans la forêt, les châtaignes, par exemple (et il faut demander à René Mathieu pour le reste). Mais on a décidé que, quand il s’agit de cuisine, les champignons sont des ambassadeurs de la forêt. (Même constat avec « bourguignon » quand il y a du vin, même si c’est du Bordeaux, ou « savoyard » quand il y a du fromage).
Peu de recettes divisent autant que la pizza hawaïenne. Très ancré dans la culture populaire, à travers des séries ou des blagues en ligne, le débat autour de la pizza ananas est si clivant qu’il ne s’agit pas seulement de l’ajout d’un fruit sur un symbole de la gastronomie italienne. Ce débat parle en filigrane de transgression en cuisine ou, inversement, de purisme en matière de comportements alimentaires et de la construction d’une norme culinaire. Il semble que Sotirios Panopoulous, émigré grec au Canada dans les années 1950 soit le premier à avoir ajouté de l’ananas à des pizzas dans son restaurant de l’Ontario en 1962. C’était une blague, mais ça a perduré. Pierre Leclercq, historien de l’alimentation et collaborateur scientifique de l’Université de Liège réfute ce mythe : comme pour beaucoup de recette, il n’existe pas un seul inventeur de la pizza hawaïenne. Il retrace les origines du plat à une descendance du burger hawaïen, diffusé au États-Unis dans le sillage de la prolifération des conserves d’ananas. Inventeur ou pas, Sotirios Panopoulous est mort en 2017, mais le débat ne s’est pas éteint avec lui.
Aimer ou non la pizza à l’ananas, c’est revendiquer de faire partie d’un groupe : les Anciens et les Modernes, ceux pour qui la cuisine doit respecter les traditions et ceux qui valorisent l’innovation. Internet n’aide pas à la modération des propos. En 2017, le président islandais Gudni Johannesson avait suggéré une interdiction pure et simple de la pizza hawaïenne sur son territoire, avant de faire marche arrière au nom de la liberté individuelle. Le Canadien Justin Trudeau a cru bon de défendre ce qu’il considère comme un plat national en se ralliant au #TeamPineapple. Puis Gordon Ramsey, chef renommé et star du petit écran ajoutait une couche sur Twitter en affirmant que « L’ananas n’a rien à faire sur une pizza ». Pour d’autres, l’ananas est un ingrédient comme un autre quand on aime les accords entre le sucré et le salé. Ils évoquent ainsi le canard à l’orange, le foie gras avec de la confiture de figue ou les poires avec du Roquefort. « La fraîcheur de l’ananas contrebalance le gras du fromage et sa sucrosité vient en contrepoint du salé du jambon », affirme un amateur qui prépare lui-même sa pizza en faisant rôtir les morceaux d’ananas en boîte dans du beurre, avant de les ajouter à une pizza au jambon.
Une rapide lecture des menus d’un grand nombre de pizzerias du Luxembourg nous indique que les restaurateurs italiens qui se sont installés ici ont plié : la pizza avec tomate, fromage, jambon et ananas figure bien sur leur carte. Au grand dam des puristes de la Botte pour qui c’est un non catégorique . « Voir une pizza Hawaï sur le menu d’un restaurant, ne me dit rien de bon et me fait hésiter sur la qualité de l’endroit. Ce n’est pas une pizzeria où j’ai envie d’entrer », estime cette italienne pure et dure en matière de traditions culinaires (elle pense aussi que mettre de la crème dans la carbonara ou couper les spaghettis avec un couteau relève du crime de lèse majesté). Certains restaurants emboîtent son propos non sans humour : une pizzeria de Bruxelles (Educazione Napoletana) propose la pizza Hawaï à cent euros et une de Paris (Magnà) précise « le supplément ananas est à cinquante euros ». Notre Italienne compare l’ananas à une aberration : « c’est comme mettre du Coca dans du vin : cela dénature le produit original ». Elle confirme ainsi que la cuisine italienne, malgré une diffusion planétaire, voit les adaptations locales comme des injures à la tradition. Ainsi, un sondage réalisé auprès de mille Italiens par YouGov au printemps 2021 listait les pratiques jugées « inacceptables ». La pizza à l’ananas arrive en troisième position, derrière les pâtes au ketchup et le fait de mettre les pâtes dans l’eau froide avant de la faire bouillir.
Les puristes français vont aussi pouvoir s’écharper cet hiver. Un nouveau débat risque d’animer les repas de famille : la raclette à l’ananas est annoncée.