Dans Transition énergétique, l’eurodéputé Claude Turmes décrit les coulisses des négociations européennes

Le journal d’un optimiste

d'Lëtzebuerger Land du 21.04.2017

Mister Turmes goes to Brussels L’histoire que raconte Claude Turmes dans son livre Transition écologique ; une chance pour l’Europe (sorti début mars chez l’éditeur parisien Les petits matins, 480 pages) joue à Bruxelles et à Strasbourg, dans un huis-clos où se croisent fonctionnaires, politiciens, ministres et lobbyistes. Dès la première page, Turmes, un ancien prof d’éducation physique (comme l’ex-ministre de l’Économie Jeannot
Krecké et Pascal Husting, un des managers de la multinationale Greenpeace), fond en larmes. Il pleure « de joie, de soulagement, d’épuisement » comme « le décathlonien victorieux ». La raison de cette effusion en décembre 2008 : la directive sur les énergies renouvelables dont il avait été le rapporteur venait d’être adoptée. Avec Henri Kox, Gérard Anzia et Camille Gira, Claude Turmes fait partie de la génération des techniciens pragmatiques et des révolutionnaires de l’efficience qui ont intégré les Verts dans les années 1990. La vieille garde, encore marquée par le gauchisme des années 1970 et ses débats idéologiques (Abbes Jacoby, Robert Garcia, Jean Huss, Renée Wagener, Richard Graf), s’est retirée de la vie politique, son dernier représentant étant François Bausch. (Le ministre du Développement durable est passé par l’école trotskiste et il aime toujours citer Ernest Mandel, un des théoriciens en chef de la Quatrième Internationale, comme une de ses influences intellectuelles de jeunesse.)

Comme pour s’excuser d’avoir écrit un livre (et faire un clin d’œil à René Magritte, dont le nom est aujourd’hui associé aux grands groupes de l’électricité), Claude Turmes en a intitulé la postface « Ceci n’est pas un livre ». Ce qui n’est qu’à moitié vrai. Sur les premières 230 pages, l’eurodéputé luxembourgeois fait un récit haletant – et parfois embrouillé – de son activité parlementaire. Parsemée d’anecdotes, de confidences et de coups de gueule, cette première partie fait apparaître les directives européennes comme des brouillons collectifs, résultats d’improbables compromis. Les 250 pages de la seconde moitié sont plus insipides, ressemblant par moments à un catalogue de promesses électorales. Le problème que rencontrera le livre, c’est qu’il s’adresse aux semi-avertis, c’est-à-dire à (presque) personne. Les spécialistes critiqueront le manque de sources et de notes de bas de page, quant aux non-initiés, ils risqueront rapidement de se décourager. D’ailleurs l’auteur en convient : son livre est « sans doute un peu difficile d’accès ». Cela ne tient pas au style très journalistique et très vif (le livre a été coécrit avec
Jérémie Zeitoun, un des assistants parlementaires de Claude Turmes) qu’aux méandres institutionnels et procéduraux qu’il décrit.

Turmes est un bûcheur de dossiers un brin technocrate qui ne désespère pas de passer ses journées à discuter les détails d’un énième amendement. Dès son élection en 1999, il décide de se spécialiser sur l’énergie, un dossier très technique pour lequel la concurrence au sein du groupe parlementaire n’était pas immense. Dans cette niche, il est devenu un « player ». Au point qu’on peut se demander si, après presque deux décennies passées dans les arcanes bruxelloises, il ne s’est pas fait happer par la machine parlementaire. Lui préfère brosser l’autoportrait du militant ingénu « rêvant de changer le monde » et propulsé « au cœur du processus européen » où il mène « un combat quotidien » contre les oligopoles. Son engagement date de la fin des années 1980, d’une initiative citoyenne contre un projet de ligne à haute tension à Diekirch, sa commune natale. Lorsqu’il décrit ses premiers combats, on croirait entendre Xavier Bettel (celui de 2013) : « J’ai compris que si on se groupe entre amis, on peut influencer les décisions politiques tout en s’amusant. » Il rejoindra ensuite le Mouvement Écologique, alors dominé par Théid Faber.

À géométrie variable Peut-être parce qu’il en a intégré les rouages, toujours est-il que l’eurodéputé luxembourgeois est étonnamment peu critique du fonctionnement des institutions, qui, « malgré leur complexité et parfois un certain manque de transparence, permet un débat approfondi entre tous les acteurs concernés – société civile, monde économique, gouvernements nationaux ». Le Brexit, écrit-il à la fin du livre, aurait provoqué « une prise de conscience » de la part des décideurs européens, à savoir qu’il faut « placer le citoyen au cœur des priorités » ; ce qui est pour le moins vague.

Utilisant chaque brèche entre États, groupes parlementaires, institutions et services, le rapporteur Turmes a su former des « alliances très imperméables », c’est-à-dire à géométrie variable. Au fil des pages, on le retrouve travaillant avec les conservateurs danois (sur l’efficience énergétique), Osram et Philips (sur les ampoules à basse consommation), un dirigeant galicien ex-franquiste (sur l’énergie renouvelable), des eurodéputés italiens de la Ligue du Nord (sur la rénovation énergétique des bâtiments), un rapporteur berlusconien (sur l’instauration d’un régulateur
européen) et une commissaire à la concurrence qui sera par la suite rattrapée par les Panama Papers (sur la séparation patrimoniale des réseaux).

Par moments, c’est Turmes qui se laisse volontairement instrumentaliser dans un jeu politique qui le dépasse. Ainsi en 2008, en plein bouclage de la directive sur les énergies renouvelables, Jean-Louis Borloo, ministre de l’Écologie sous Nicolas Sarkozy, lui dit : « Turmes, toi, tu cours ; moi, je te couvre ! ». « Il savait bien qu’en France, où l’establishment de gauche comme de droite est pro-nucléaire, il n’obtiendrait pas autant en faveur des renouvelables », remarque Turmes. Certaines scènes rapportées par Turmes semblent tirées de la série House of Cards. Ainsi, décrit-il ses rencontres avec le commissaire à la Concurrence Joaquín Almunia, qui avait réussi à abolir (contre la volonté française et allemande) les prix garantis pour les renouvelables : « Je ne saurai jamais l’étendue de sa connaissance sur le sujet. Il ne disait rien, se contentant de sourire. Impossible d’avoir un échange sur un sujet avec lui, il bottait à chaque fois en touche. Il était énigmatique et difficile à cerner. La question pour moi était de savoir si Almunia était partie prenante de cette manœuvre contre les renouvelables (peut-être via le lobbying de Iberdrola et de Endesa) ou si Oettinger [alors commissaire à l’Énergie, ndlr] avait réussi à le mettre en minorité grâce aux autres commissaires labellisés PPE. »

Les méchants « Es gibt die Guten und die Bösen, ich hoffe, dass es spannend ist », confiait Claude Turmes à propos de son livre au Tageblatt. Les méchants de l’histoire, ce sont les lobbys, que l’eurodéputé nomme les « sicaires ». On y trouve le (forcément) « obscur mais influent » groupe Magritte rassemblant huit grands groupes énergétiques (le nom vient du musée Magritte à Bruxelles, dont GDF-Suez assure le mécénat et où la première réunion du groupe avait eu lieu), l’association patronale BusinessEurope et leurs « fidèles relais », dont les gouvernements conservateurs britanniques, polonais et espagnols. Parmi les « ennemis de l’intérieur », Turmes compte « les ultra-libéraux de la Commission » avec, à leur avant-garde, le comité d’examen réglementaire, le service juridique et la Direction générale Compétitivité (DG Comp). C’est un petit monde. Ainsi, Jean-Pol Poncelet, le directeur général du lobby européen pro-nucléaire (Foratom), était-il le professeur de Turmes lors de ses études en technologies environnementales, en 1988 à Arlon.

L’eurodéputé opère une séparation entre « les années ‘lumières’ » de l’avant 2008, et « l’âge sombre » qui a suivi : celui de la crise et de l’échec du sommet de Copenhague, celui aussi d’une renationalisation des politiques de l’énergie, poussée par le Royaume-Uni, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et une partie de l’appareil d’État français. Turmes analyse l’échec de la COP 15 de 2009, qui serait notamment dû à « la trahison en bonne et due forme de la Pologne » qui aurait tenté d’obtenir dans les négociations mondiales ce qui lui avait été refusé sur la scène européenne. C’est le seul moment dans le livre où on sent un Turmes « désabusé », son enthousiasme brisé par une « douche froide ». Ce sera également le moment où se mettront en place des mouvements de transition grassroots, tels que Transition Minett, convaincus qu’« en attendant les gouvernements, il sera trop tard ».

Pensée magique Il aura vite retrouvé son optimisme. Turmes croit à un nouveau « tournant », dont la commission Juncker (« un nouvel espoir »), le plan européen d’investissement et la Cop 21 (« de formidables opportunités ») seraient les garants. Il écrit une histoire téléologique et mécanique, celle d’une « success story » aboutissant à une transition « inéluctable » : « Les pires visées nationales, écrit-il, ne pourront jamais arrêter cette dynamique vertueuse lancée par le paquet énergie-climat de 2008 ». Alors que l’administration Trump – qui n’est curieusement pas mentionnée dans le livre – démantèle l’Environmental Protection Agency, que la fonte des glaces arctiques s’accélère et que l’Union européenne se disloque, l’optimisme et l’idéalisme de Turmes semblent légèrement déphasés.

La position de Claude Turmes sur Jean-Claude Juncker est ambivalente, sa critique timide. Après avoir obtenu des engagements sur la transition énergétique, une partie des eurodéputés verts (dont Turmes) avait soutenu Juncker lors de son investiture en juillet 2014. Pourtant, Claude Turmes en rappelle les « paroles populistes » prononcées en avril 2014 durant la campagne électorale : « Oui nous pouvons faire en sorte que l’UE ne réglemente plus l’intensité énergétique des pommeaux de douche et des machines à café », disait Juncker alors, promettant d’examiner l’abolition de la directive sur l’éco-conception. Or, celle-ci est un des chevaux de bataille de Turmes, selon qui « l’éco-conception a toujours été au cœur de l’offensive eurosceptique ». (Le député Ukip David Coburn s’était ainsi plaint en février 2016 dans un tweet : « My toaster takes four attempts before bread goes brown and I can put my Dundee marmalade on. Many thanks to EU ».)

Turmes voit le début de la fin du « modèle économique confortable et très rémunérateur pour les oligopoles » et l’émergence d’une « réappropriation de la question énergétique par les citoyens, les coopératives, les villes et de nouveaux acteurs de l’économie numérique ». Grâce à l’efficience énergétique (imposée par l’UE), la demande d’électricité baisse et, avec elle, les prix, les bénéfices et le pouvoir des grands groupes. « Mon analyse est la suivante, écrit Turmes, sans les énormes privilèges dont il bénéficie, le nucléaire serait depuis longtemps hors jeu. Avec la rapidité de la transition énergétique, si le nucléaire devait assumer tous ces frais, il ne serait plus concurrentiel ». Sur un marché libéralisé, les banques et investisseurs privés ne voudraient plus financer les très onéreuses infrastructures nucléaires, « désormais plus de salut sans d’énormes subventions publiques ». Ce qui permettra finalement à la centrale de Hinkley Point de voir le jour, ce seront les capitaux chinois qui rentrent ainsi tardivement sur le marché nucléaire européen, longtemps considéré comme stratégique. Quant au charbon, ce serait une industrie moribonde. À partir de 2018, les aides d’État au charbon seront interdites, ce qui conduirait fatalement à la fermeture des mines déficitaires en Pologne, Roumanie et en Espagne.

La vision de Claude Turmes ressemble par moments à celle de Jeremy Rifkin, qu’il cite à plusieurs reprises : « consomm’acteurs », « réseaux intelligents », « auto-partage ». Or, il y a des nuances : non seulement Turmes pose-t-il la question de la protection des données, mettant en garde contre une OPA de Google, Apple, Facebook et Amazon sur les compteurs intelligents, mais également celle du pouvoir de résistance des acteurs économiques. Pour favoriser la rénovation énergétique du parc immobilier existant, et ceci à un moment où les prix du gaz et du pétrole sont bas, l’eurodéputé avance ainsi une mesure radicale : Et si, en-deçà d’un niveau de performance énergétique, on interdisait aux propriétaires de vendre et de louer ? « Mais, ajoute-t-il, au treizième étage du Berlaymont, on a peur des populistes de tous bords ! » (Pourtant, sur ce point, les Verts luxembourgeois ne se sont guère montrés plus téméraires, bien que Claude Turmes ait rédigé le chapitre « Énergie » de l’accord de coalition.)

Aux abonnés absents Le Royaume-Uni, traditionnellement pro-climat et pro-nucléaire, est décrit par Turmes comme le lobbyiste le plus efficace : « J’ai vu défiler dans mon bureau plus de ministres et de secrétaires d’État britanniques que de représentants du gouvernement luxembourgeois », écrit-il. (Les Britanniques disposeraient de deux avantages : leur langue maternelle est la lingua franca du microcosme bruxellois ; et Malte, membre du Commonwealth, emprunterait des fonctionnaires britanniques pour assurer sa présidence européenne.) Les ministres luxembourgeois sont les grands absents du livre. Aux tractations européennes que décrit Turmes, on n’en croise aucun.

À part de brèves allusions à l’Institut de formation sectoriel du bâtiment, au Pacte climat et aux fonds « verts », le Grand-Duché n’apparaît donc pas. Turmes s’indigne du Dieselgate, fustigeant l’industrie de l’automobile (« carmorra ») et la Commission (ayant gardé « l’omerta sur les tricheries »), mais passe sous silence le rôle joué par la Société nationale de certification et d’homologation, désormais chapeautée par son camarade de parti, François Bausch. Il évoque les capacités de financement des grands groupes, mais ne dit rien sur le tax ruling luxembourgeois qui a permis au groupe GDF-Suez (devenu Engie) d’économiser 300 millions d’euros en impôts. Et si Turmes parle sur une page et demie de la place financière, c’est pour en vanter les 110 fonds d’investissements verts. Il ne se fait pourtant pas trop d’illusions à ce sujet, citant « un haut responsable d’une entreprise pétrolière » : « Les renouvelables rapportent cinq à huit pour cent par an. C’est très bien, mais tant que le pétrole rapportera plus de 25 pour cent, c’est là que nous irons. »

Bernard Thomas
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