Le probable déploiement par Apple au Luxembourg d’une plate-forme de vente de vidéos en ligne va sans doute relancer ici un vieux débat. Et remettre le doigt sur une plaie nationale jamais pansée, liée à l’absence de législation imposant des délais de sortie des oeuvres audiovisuelles sur différents supports (salles de cinéma, TV, DVD…). Ce que les Français, qui en font grand cas, appellent la chronologie des médias. Le débat risque aussi de déborder les frontières du Grand-Duché, Apple visant le marché européen.
Le géant de l’informatique est resté muet sur son projet d’implantation d’une filiale iTunes Store Video au Luxembourg, la firme américaine refusant de commenter « les rumeurs et les spéculations » prédisant le démarrage opérationnel de sa plate-forme européenne au printemps prochain. Le gouvernement luxembourgeois, qui espère cette venue, est encore en pourparlers avec le géant US. Les autorités se montrent elles aussi avares en commentaires, de peur de compromettre les chances de cette implantation qui donnera du souffle au secteur du commerce électronique et aussi aux finances publiques luxembourgeoises.
iTunes, déjà présent sur le territoire avec sa plate-forme de téléchargement à la demande de musique, Amazon, AOL et bientôt eBay sont des jackpots pour les caisses de l’État, puisque chaque fois qu’un internaute européen charge un morceau de musique ou achète un bien, la manne publique encaisse une TVA de quinze pour cent sur la transaction. Pour ne pas provoquer de jalousies, les autorités grand-ducales refusent de communiquer les montants ainsi engrangés.
Ce qui est sûr, c’est que le marché de la vidéo à la demande pèsera plus de onze milliards de dollars mondialement d’ici 2011, selon des chiffres avancés par International Herald Tribune. Le secteur représentait déjà en 2006 un montant de 1,9 milliard de dollars aux États-Unis. En Grande Bretagne, en France et en Allemagne, les trois principaux débouchés européens, ce montant a dépassé les 870 millions d’euros l’année dernière, toujours selon le quotidien.
Les « rumeurs » du déploiement d’iVideo ont en tout cas chatouillé la fibre sensible de certains producteurs et distributeurs européens, dont beaucoup d’indépendants, qui rament souvent à trouver les financements de leurs oeuvres. Ils craignent ainsi qu’Apple, qui se contenterait dans un premier temps en Europe de diffusions de feuilletons, ne fasse voler en éclats la chronologie des médias, qui leur permet justement de boucler ces financements et qui fixe la durée de diffusion des salles, des vidéo, à la télévision et des fournisseurs d’accès.
Le Luxembourg, avec sa TVA extrêmement concurrentielle et avec sa souplesse réglementaire qui a permis la venue de nombreuses chaînes de TV pour contourner les contraintes imposées dans d’autres pays de l’Union européenne, se trouve ainsi projeté dans la ligne de tir des tenants purs et durs de l’ « exception culturelle ». Le Grand-Duché n’est pourtant pas le désert juridique décrit par ses détracteurs, pas plus qu’il n’est davantage que d’autres un sanctuaire du piratage en Europe.
Rien n’est prévu pourtant dans les textes luxembourgeois sur la fameuse « chronologie des médias ». Ce mécanisme, qui impose un délai entre trois et six mois, selon les pays, entre une sortie au cinéma et la commercialisation de l’oeuvre sur des supports comme le DVD, selon les opposants, entretiendrait le piratage. Tout comme le décalage entre la diffusion des films entre les États-Unis et le reste du monde. Beaucoup de producteurs ont d’ailleurs compris l’intérêt d’une sortie coordonnée sur toute la planète, quels qu’en soient les supports, pour rendre le piratage inopérant ou presque. Encore faut-il avoir les moyens de cette coordination.
Seuls les majors les ont. Les petits acteurs en manquent cruellement pour arroser toutes les salles de cinéma du monde en même temps.« Les petits indépendants souffrent, mais pas les grands studios qui ont les moyens de sortir un film le même jour partout dans le monde, » confirme Ryk Reynaers, directeur de la BAF, la fédération belge anti-piraterie, compétente aussi pour le marché luxembourgeois. C’est cette chronologie des médias qui a permis par exemple à une petite société comme Cinéart en Belgique de promouvoir les films d’art et d’essai, remarque le responsable de la BAF. En achetant, il y a quelques années, les droits au Luxembourg et en Belgique pour Le Seigneur des Anneaux, et en récoltant pas mal d’argent par la suite avec le succès de ce film, Cinéart a pu produire des films à petits budgets, souvent très engagés socialement, qu’aucun autre producteur n’aurait voulu financer.
D’ailleurs, il n’y a pas que les films d’art et d’essai qui profitent du système. « Pour payer les frais de traduction ou de diffusiond’oeuvres en Europe, certains producteurs utilisent souvent l’argentrécolté lors de la diffusion au préalable aux États-Unis, » ajoute le dirigeant.
Les autorités luxembourgeoises n’ont jamais voulu entendre parler de « fenêtres » de diffusion. Leur sens du pragmatisme ne permet sans doute pas de s’arrêter à des considérations non business. « Personne ne veut entendre parler de chronologie des médias, ça c’est clair, » s’offusque un professionnel de l’audiovisuel qui préfère rester anonyme. À ses yeux, les questions de droit d’auteur laissentles autorités assez insensibles. Personne ne s’émeut beaucoup, fait-il remarquer, du piratage qu’un câblo-opérateur dépendant entièrementd’une grosse commune du nord du pays fait d’une chaîne cryptéeallemande. La direction de la chaîne laisse faire ce piratage quasi institutionnel et les mauvaises habitudes s’installent chez les consommateurs.
La banalisation du piratage, c’est ce qu’il y a de pire pour la BAF. Mais comment s’y prendre et défendre les ayant droits sur un marché aussi petit que celui du Luxembourg ? « Nous privilégions les solutions négociées et les discussions aux procès, » assure Ryk Reynaers. La BAF aime bien montrer l’exemple à travers des jurisprudences en béton, mais la taille réduite du Luxembourg la fait quand même un peu hésiter avant d’engager des frais juridiques.Le règlement du « chaos » lié à la commercialisation de DVD zone 1 (réservés aux États-Unis, le DVD zone 2 étant spécifique à l’Europe) résume bien cette approche pragmatique du marché luxembourgeois : les DVD zone 1 avaient le droit de cité jusqu’à l’année dernière dans les rayons des grandes surfaces et chez les vidéothèques du pays. En pure illégalité puisque ces supports ne peuvent pas être commercialisés en Europe, les droits étant réservés au continent américain. Seuls des particuliers peuvent les commander, en passant le plus souvent par le Canada (pour les versions bilingues anglo-française) pour en faire un usage privé. Or, compte tenu entre autres de la chronologie des médias, une oeuvre en Zone 1 est parfois disponible à la vente avant la sortie dans les salles en Europe. La perte peut être énorme pour les exploitantsde cinémas.
Au Luxembourg, le secteur s’offusqua des pratiques de la distribution et des loueurs de DVD. Un premier accord interprofessionnel fut trouvé en mai 2004 sous l’égide de la Confédération luxembourgeoise du Commerce (CLC) pour tenter d’enrayer le phénomène : un « observatoire » confectionnait tous les mois, avec les moyens du bord, une liste de DVD autres que zone 2 « pour lesquels la date de mise sur le marché (n’était) pas la date de disponibilité mais une date postérieure à la fin d’exploitation en salle ». Un système D comme débrouille, qui a tout de même volé en éclats sous l’aiguillon de la BAF. Laquelle voulut ainsi frapperun grand coup dans la fourmilière luxembourgeoise pour nettoyer définitivement le marché. Mandatée par des distributeurs et des producteurs illégalement distribués au Grand-Duché, la fédération anti-piraterie attaqua de front devant un tribunal luxembourgeois une grande enseigne de la distribution au Luxembourg en l’assignant en référé pour violation de la loi du 18 avril 2001 sur les droits d’auteur, les droits voisins et les bases de données. Le dossier pour l’exemple était juridiquement solide et la grande surface aurait sans doute eu du mal à tenir le choc devant les juges : les tickets de caisse reprenaient à l’encre bleue l’achat de DVD zone 1 commercialisés en toute illégalité. Du coup, toute la grande distribution se mit autour de la table avec la BAF, toujours sous le patronage de la CLC, pour trouver un nouvel arrangement. La procédure au civil fut stoppée.
À l’automne, les discussions aboutissent à un second accord interprofessionnel qui consacre « la cessation » de distribution de DVD autre que zone 2 au Grand-Duché de Luxembourg. L’accord prévoit trois phases : une première interdit toute commande de DVD zone 1 sur le marché mondial après le 30 octobre 2006. Une seconde phase prévoit un sursis jusqu’au 30 avril pour l’écoulement des vieux stocks, d’où les braderies à moins de cinq euros le DVD dans les supermarchés du pays. Une troisième phase interdit la commercialisation pure et simple de DVD autres que zone 2 à partir du 1er mai 2007. Cet accord volontaire n’oblige pas ses contractants. Son respect est pourtant quasi total, mis à part un vidéothécaire récalcitrant du centre ville qui poursuit la location-vente de DVD zone 1 sous la pression, dit-il, de ses clients rois.
Cet accroc peut-il faire basculer l’accord d’octobre 2006 et inciter à nouveau les grandes enseignes à remettre des DVD zone 1 dans leurs linéaires, au risque d’un procès retentissant, mauvais pour l’image de marque ? La BAF ne leur en laissera probablement pas le temps. La fédération vient en effet de rappeler à l’ordre l’exploitant du magasin de vidéo en le menaçant d’une action en cessation devant la juridiction civile. « Tout ce qui nous intéresse c’est de nettoyer le marché luxembourgeois,» souligne Ryk Reynaers. Que ce soit au kärcher ou avec les gants blancs des grands diplomates. C’est le résultat qui compte.