«Je me sens libre grâce aux nouvelles règles, plus comme un vassal des marques,» se réjouit Ed Goedert, directeur général d’Autopolis, concessionnaire Volvo, Opel, Suzuki et Honda à Bertrange. «Avec Monti, rétorque Patrick Losch, importateur des marques VW, Audi, Seat et Skoda, nous perdons de notre autonomie et de notre liberté. Le fait que les constructeurs fixent les standards leur donne un énorme pouvoir. Là où hier nous pouvions négocier, nous devons aujourd’hui accepter leurs normes. Une des conséquences en est une plus forte séparation entre les marques, ce qui est absurde aux yeux du client.»
Ces deux poids lourds du secteur automobile luxembourgeois parlent pourtant de la même chose: les nouvelles règles européennes pour la vente et les services d’entretien et de réparation. Depuis le 1er octobre dernier, leur application est entrée dans leur deuxième phase. Pour le consommateur, le principal changement se révèle contraire aux grandes nouveautés annoncées. Plutôt que la naissance de garages «multi-marques», l’exemple le plus connu de ce type de showroom disparaît en partie. Des quinze revendeurs VW/Audi, ils n’en reste plus que sept. Les autres ont dû se décider pour l’une des deux marques, leurs installations ne répondant pas aux exigences des deux constructeurs haut de gamme. «Ce n’était pas facile,» admet Patrick Losch.
D’autres changements sont moins voyants: chez Autopolis, là où jusqu’ici il fallait une séparation juridique, une seule société anonyme peut désormais être concessionnaire de plusieurs marques. Chez BMW, le constructeur a lui-même repris le rôle d’importateur, qui fut traditionnellement rempli par le garage Arnold Kontz. Chez Mercedes-Benz Luxembourg, contrôlé depuis 1997 majoritairement par le groupe DaimlerChrysler, les nouvelles règles n’ont plus qu’un impact réduit. «Auparavant, nous avions un contrat de six pages. Le nouveau en comprend trois mille, résume Gerhard Roth, administrateur délégué. Mais la philosophie reste la même.»
L’indicateur le plus voyant des nouvelles règles est toutefois un autre: les très importants investissements des concessionnaires. Mercedes a inauguré en mai une nouvelle filiale à Esch/Alzette. Le garage M. Losch investit lourdement aussi bien à Esch, qu’à Bereldange ou à Bonnevoie. Le Grand Garage de Luxembourg (Toyota) prévoit de s’établir à la fin de l’année dans ses nouveaux locaux à Bertrange, à un jet de pierre d’Autopolis. Pour les PME familiales, la voie est tracée dans la même direction. «Une chose est sure, explique Pierre Kremer, vice-président de l’association Fegarlux, ceux qui veulent continuer devront investir.» Le concessionnaire Saab prévoit d’agrandir ses installations à Mersch.
À l’origine de ce remue-ménage dans le secteur se trouve un homme: Mario Monti, commissaire européen à la concurrence. Les principes du traité de Rome prévoient un marché ouvert et libre en Europe. Les relations étroites entre les constructeurs et leurs revendeurs contreviennent en fait à ces règles. C’est pourquoi, comme d’autres secteurs, ils bénéficient à Bruxelles d’une «exemption par catégories», qui soumet le maintien de ce système à certaines exigences. Or, mécontent de la différence persistante du prix (hors taxes) des automobiles selon le pays, Mario Monti a décidé de changer les règles du jeu.
L’idée de base du nouveau cadre légal consiste dans l’ouverture du marché pour laisser jouer davantage la concurrence afin d’effacer les différences entre pays. Plutôt qu’une approche «à la tête du client», les constructeurs doivent établir des critères objectifs à remplir si une entreprise veut vendre des véhicules de la marque. Tant qu’un concessionnaire remplit ces normes et standards, il peut dorénavant même vendre plusieurs marques sous un toit. À partir de 2005, un concessionnaire allemand, par exemple, pourra par ailleurs créer un point de vente secondaire ou un simple point de livraison au Luxembourg sans l’autorisation explicite du constructeur. Ces derniers auraient eu l’alternative d’attribuer des concessions sur des territoires définis, mais ils auraient alors perdu le contrôle sur qui, sur ce territoire, devenait revendeur de leurs véhicules. Seul Suzuki a opté pour cette solution.
Un autre élément clé de la réforme consiste dans la séparation de la vente du service d’entretien et de réparation. Un concessionnaire ne doit plus offrir obligatoirement de service après-vente. De même, le constructeur ne pourra plus refuser à un garage remplissant les critères de se faire agréer comme service d’entretien. Par ailleurs, ce sont les règles d’exclusivité concernant les pièces de rechange d’origine qui ont été assouplies.
Les organisations de consommateurs regardent la réforme d’un œil bienveillant. Le secteur automobile, aussi bien les constructeurs que la majorité des concessionnaires, n’étaient par contre pas demandeurs pour ces changements. Quant à leurs effets, on reste sceptique au Luxembourg. «Monti voulait libéraliser le secteur et augmenter la concurrence, analyse Pierre Kremer. Mais les constructeurs avaient onze mois pour rédiger des contrats qui leur permettent de garder une mainmise maximale.» Pour Patrick Losch, le but principal de Monti, des prix hors taxes semblables partout en Europe, sera atteint. Mais il ne faudrait pas s’attendre à d’importantes baisses de prix: «Monti sous-estime le fait que la vente est aujourd’hui subventionnée par le service. Or, s’il faut les séparer, cela implique que les prix de vente augmenteront.» La faible rentabilité du secteur, du côté concessionnaires tout comme du côté constructeurs, ne laisserait de toute façon guère de marge pour abaisser les prix, s’accordent les professionnels.
Ce qui inquiète davantage est le désordre que les nouvelles règles pourraient provoquer dans un secteur qui, commerce de gros, intermédiaires et équipements compris, représente quelque 6800 emplois et un chiffre d’affaires de 3,7 milliards d’euros au Grand-Duché.
Les plus grandes inquiétudes concernent les entreprises les plus petites. Selon une étude du consultant PwC, la moitié des concessionnaires en Europe pourrait disparaître. «Beaucoup de confrères s’interrogent, rapporte Pierre Kremer. Il y a d’une part les constructeurs qui opèrent eux-mêmes les garages et d’autre part de grands groupes financiers. Le secteur va-t-il se concentrer dans quelques très grandes entreprises?» Force est toutefois de constater que toutes les entreprises ne se sont pas préparées avec le même sérieux à la nouvelle donne. Un séminaire au mois de juin avec le principal fonctionnaire en charge du dossier à la Commission européenne n’a eu qu’un succès limité. Personne n’échappera pourtant au fait que le secteur deviendra plus exigeant.
Si les petits risquent de sortir perdants, ce sont les grands groupes de distribution indépendants qui comptent parmi les gagnants attendus des nouvelles règles. Au Luxembourg, deux de ces géants ont mis pied à terre: le holding Alcopa de la famille belge Moorkens avec Autopolis et l’anglais Inchcape avec GGL/Toyota et Jaguar. Pas étonnant dès lors que Ed Goedert salue les réformes.
Les PME de taille familiale gardent cependant des atouts reconnus aussi par leurs concurrents. «Les petits garages ont l’avantage du lien plus personnel avec le client,» admet Gerhard Roth. «Ils ont les meilleurs résultats dans les enquêtes de satisfaction des clients,» reconnaît Ed Goedert. La grande question reste néanmoins s’ils sauront rentabiliser les investissements que leurs imposent les standards des constructeurs. Les grands du secteur jouent d’autres cartes, par exemple en accueillant le client entre 6.00 et 22.00 heures.
«Les petits pourront rester actifs dans la réparation, estime Pierre Kremer. Or, avec les périodes de garanties toujours plus longues, il est indispensable de se faire agréer comme réparateur, ce qui exige des investissements.» En théorie, un garage peut très bien survivre en se spécialisant sur le service. La majeure partie du bénéfice d’une entreprise provient de toute façon de l’entretien et des réparations. Or, «il nous faut entre un et 1,5 pour cent de marge sur le prix de vente pour rentabiliser les entretiens sur garantie, selon Pierre Kremer. Or, comment faire si on ne vend plus de voitures?» Jusqu’ici, les constructeurs ne remboursent que le coût de revient théorique d’une réparation sur garantie, ce qui ne permet pas au garagiste de survivre. S’y ajoute qu’avec les progrès de qualité, sur 100000 kilomètres roulés, une voiture ne coûte aujourd’hui plus que la moitié en entretien qu’il y a vingt ans.
Une possibilité est de se lier à un concessionnaire pour lequel on devient un centre de service. Autopolis, avec un seul site de vente au Luxembourg, réfléchit à établir un réseau national de telles dépendances. Une autre option est la réparation multi-marque. Les concessionnaires VW continueront, par exemple, à réparer des Audi. Mais en dehors de marques d’un même groupe, cette solution a ses limites. «Nous pensons, explique Pierre Kremer, qu’on peut au plus être réparateur pour deux marques différentes, ne serait-ce qu’à cause de l’important coût pour obtenir des constructeurs les informations techniques nécessaires.» D’autres, comme Patrick Losch, sont plus pessimistes. Il n’y aurait au Luxembourg pas de marché pour des réparateurs indépendants.
Dans la vente, les marges sont aussi sous pression. «Le client doit savoir que notre marge brute est de huit pour cent, insiste Pierre Kremer. La remise que j’accorde est déduite de ce pourcentage.» Un phénomène nouveau est la marge variable. Dans le cadre de leurs normes et standards, les constructeurs ont introduit des conditions, par exemple de service, de formation et de satisfaction du client, à remplir pour obtenir ces quatre à cinq pour cent de marge en plus qui, avant, leur étaient garantis. «Demain, mon bénéfice sera entre les mains du client,» résume Ed Goedert.
Vendre deux, voire trois marques sous un même toit est une nouvelle option. Si VW et Audi exigent des salles d’exposition séparées, pas toutes les marques sont aussi strictes. Dans le même groupe, les critères de Seat et Skoda sont ainsi plus accommodants. Mais encore faut-il pouvoir maintenir avec deux clientèles la même qualité de service qu’auparavant.
Les entreprises ne peuvent plus s’attendre à une croissance illimitée du marché. «L’époque glorieuse est passée, estime Pierre Kremer, le marché est saturé et l’âge moyen des véhicules peu élevé.» Pour lui comme pour ses concurrents, il s’agit donc en premier lieu de fidéliser la clientèle actuelle, notamment en veillant à la qualité du service.
Pour les grands opérateurs – les constructeurs qui exploitent eux-mêmes des garages (Mercedes, Renault), les importateurs (Autodiffusion Losch) et les groupes financiers – il importe aujourd’hui surtout d’occuper le terrain. «Un nouvel entrant sur le marché devra lui aussi calculer avant d’investir, explique Gerhard Roth. S’il voit qu’un marché est occupé et bien servi, il ne s’y aventurera pas.»
Il n’est donc pas étonnant de voir de lourds investissements en nouveaux garages et showroom. Tout comme il ne faudra pas être surpris si Mercedes s’installe prochainement outre Hollerich, Esch et Diekirch, aussi dans l’Est du pays.
Ce qui inquiète l’ensemble des grands acteurs est le désordre que pourrait créer un «kamikaze» qui essayerait de s’implanter en cassant les prix et en acceptant de travailler quelques années à perte.
La concurrence d’Internet ou d’hypermarchés, rendue possible avec les nouvelles règles, inquiète moins. «À la différence du secteur des vêtements ou de celui des ordinateurs, explique le patron de Mercedes Luxembourg, les voitures sont vendues aujourd’hui toujours comme il y a cent ans. C’est un investissement important. Le client à besoin de se sentir à l’aise, de pouvoir discuter, d’être conseillé. Acheter une voiture est plus qu’appuyer sur un bouton.» Mieux vaut néanmoins se préparer. Un des moyens consiste, par exemple, à veiller à disposer en permanence d’une offre complète pas seulement de voitures construites sur mesure mais aussi de véhicules en stock, voire de voitures de direction.
Dans le secteur, tout le monde s’accorde à dire que c’est trop tôt pour apprécier le véritable impact des nouvelles règles de Mario Monti. Il faudra attendre au moins 2005 avant d’y voir plus clair.
Un élément s’impose toutefois à tous: le secteur de l’automobile est plus que jamais une affaire de gros sous. Devenir concessionnaire n’est pas pour autant impossible. Les opportunités se trouvent cependant surtout dans la reprise d’entreprises existantes. Le cheminement traditionnel – l’artisan qui, en passant par le CATP et le brevet de maîtrise, construit de ses propres forces son entreprise – à l’exemple des garages Pierre Kremer, Rudy Reuter, Nico Castermans ou Roby Cruciani, est devenu inaccessible. «Il ne faut pas rêver,» résume Pierre Kremer.
josée hansen
Catégories: Commerce, Politique de l'éducation
Édition: 28.08.2003