« Jean-Claude L était en admiration devant son petit fils. Il ne savait pas que ce dernier lui piquait ses sous. Il n’avait qu’une peur, c’est qu’on l’abandonne », témoigne Evelyne Korn à la barre mardi. L’avocate raconte pourquoi elle a signalé en janvier 2020 une suspicion d’abus de faiblesse sur l’octogénaire que le juge des tutelles lui avait demandé de protéger dès septembre 2019. Presque aveugle et diagnostiqué en état de démence par les médecins, Jean-Claude L vivait depuis l’été 2017 avec son petit-fils Éric. Ce Luxembourgeois, alors âgé de 24 ans, s’était installé au domicile de son aïeul, près du Centre Hospitalier de Luxembourg. Éric L avait ainsi cessé sa vie de vagabond, elle-même initiée après une dispute avec son père. Sans emploi, ce grand et chétif dadais avait débarqué avec son épouse qui elle-même avait un enfant issu d’une union précédente. La mandataire spéciale du juge des tutelles s’était vite interrogée sur les mouvements bancaires de son protégé et sur « ces personnes qui vivaient au 6 rue XY1 », notamment, Edmond K, soixante ans, «ee Kolleeg » d’Éric L « à la gare ». Ce drôle de bonhomme, tonsure blanche sur la calebasse et survêtement « Lycée privé Émile Metz », se pointe cette semaine au tribunal correctionnel, invité à témoigner au sujet des dépenses d’Éric L avec les cartes bancaires de son grand-père. Le tribunal, qui avait programmé trois audiences pour l’affaire, ne tirera pas grand-chose du témoignage de ce vieillard à la dégaine enfantine, sinon les tickets de caisse qu’il sort du sachet de ses brioches et tend au greffier pour se faire rembourser le déplacement. L’affaire occupera moins de deux matinées.
Le parquet reproche à Éric L, en détention provisoire, d’avoir vendu la maison dans le dos de son grand-père (son usufruitier) puis d’avoir empoché le gain à ses dépens. La bicoque quartier Merl a été cédée le 26 juin 2020 pour 1,35 million d’euros à un fonctionnaire communal. En droit, Eric L (à présumer innocent, au-moins jusqu’au prononcé prévu le 10 novembre) est accusé d’avoir commis un faux en écriture en donnant procuration à l’étude de Karine Reuter, notaire à Luxembourg, pour signer l’acte de vente de la maison du grand-père. Dans l’acte que seul le nu-propriétaire Éric a paraphé, ce dernier déclare ne pas avoir connaissance de mesures prohibant la vente du bien, de mesures d’expropriation ou de réquisition. Or, le 7 mai 2020, la saisie immobilière de la nue-propriété diligentée dans le cadre de l’instruction pénale lui avait bien été signifiée. Elle avait été inscrite le 20 avril 2020 au Bureau des hypothèques. Le jour de la vente, Éric L s’est fait remettre 500 000 euros qu’il a directement transférés sur des comptes en Allemagne. Puis il a tenté d’encaisser le solde, soit 850 000 euros, en « tirant profit de l’incurie du clerc de notaire (…) ayant omis de vérifier au Bureau des hypothèques si l’immeuble était réellement libre de toutes charges », lit-on dans des documents de procédures.
Un abus de faiblesse perpétré de manière graduelle et consciente, a expliqué mercredi la substitut du procureur, Dominique Peters. Jean-Claude L souffrait d’importants troubles de la mémoire. Le vieil homme s’est trouvé en état de sujétion psychologique à l’égard de son petit-fils qui exerçait sur lui des pressions et des techniques altérant son jugement. Le parquet reproche à Eric L d’avoir siphonné l’épargne de son papy, ancien maître-électricien. 35 000 euros ont été pompés entre 2017 et 2018 sur un compte à la BIL via une carte Visa. Puis trois retraits entre 3 000 et 4 000 euros à la BIL grâce à des procurations signées du grand-père… jusqu’à ce que la banque de la route d’Esch claque la porte à la figure d’Eric L et de son ami Edmond K. Une fois l’argent transféré à la BGL en 2019, bis repetita. Idem à la BCEE. Au total, entre juillet 2017 et novembre 2019, Eric L a retiré et dépensé autour de 100 000 euros en provenance des comptes de son grand-père aveugle et dément, notamment dans des salles de sport, des jeux vidéo, des maquettes, au laser game ou dans Netflix. Les factures courantes, comme l’eau et l’énergie, étaient elles prélevées automatiquement.
Notons au passage un virement opéré depuis la BIL en octobre 2018 jusqu’au compte de l’étude Karine Reuter. Il s’agit du paiement des frais notariés pour la donation de la nue-propriété du domicile près du stade Josy Barthel. Le parquet accuse Éric L d’avoir abusé de son influence (de par sa seule présence au domicile du grand-père, il avait rendu ce dernier dépendant de lui), pour faire signer ledit acte à son aïeul à l’imposant cabinet de la notaire route de Longwy. Appelée à la barre en tant que témoin mardi, Karine Reuter a dit n’avoir vu dans la vente de la maison « qu’un acte comme un autre ». Concernant la donation du domicile au petit-fils, et pas aux deux enfants de Jean-Claude L, Karine n’a rien vu là « d’extraordinaire ». Se limitant à des phrases courtes, la notaire a justifié par le Covid-19 le couac de la vente par procuration. « Il eut été préférable de signer l’acte en présence des parties », a-t-elle avancé. Même son de cloche pour le clerc de notaire qui a agi au nom de l’étude : la donation a été un rendez-vous « normal ». Évelyne Korn s’étouffe. Une volonté sincère de transmission aurait été opérée par voie testamentaire pour réalisation en fin de vie, selon l’avocate constituée partie civile. Ici, le petit fils planifiait son départ en Allemagne, pense-t-elle. Un autre élément prêtant au doute : en 2020 pour la signature de la procuration, les courriers auraient été envoyés par voie postale aux deux signataires selon le clerc. Evelyne Korn s’en étonne. En tant que mandataire spéciale de Jean-Claude L, elle avait procédé à la réexpédition de son courrier vers son cabinet et n’avait reçu aucun courrier en provenance de l’étude du notaire.
Mercredi, toutes les parties fustigent l’immense trou dans la raquette chez la notaire qui a permis à Éric L de ramasser un demi million pour filer en Allemagne où plusieurs centaines de milliers d’euros se sont volatilisés. La défaillance du notaire fragilise jusqu’à l’accusation. « Le notaire doit tout expliquer. (…) Le notaire a respecté 0,0 obligation », a plaidé l’avocat du prévenu. Ce n’est pas « Éric L, qui n’a pas de diplôme, qui a rédigé les actes notariés », a-t-il poursuivi, demandant l’acquittement. La médiatique notaire, notamment par son émission (Vu Fall zu Fall) de vulgarisation du droit présentée avec son époux, le député ADR Roy Reding sur la chaîne .dok, n’était plus là mercredi pour se justifier. L’affaire fait écho aux poursuites pénales contre son mari, plaidée ces derniers jours. Jeudi, le parquet a requis 18 mois de prison avec sursis probatoire éventuel et 50 000 euros d’amende contre Roy Reding. L’intéressé a vendu, en 2016 pour 1,6 million d’euros, un immeuble sans déclarer un jugement précédent condamnant des travaux qu’il avait effectués au rez-de-chaussée et qui permettaient de gratter un loyer en plus (car constituant une unité d’habitation supplémentaire). Le député ADR aurait dû remettre le jugement et l’annexer à l’acte de vente, écrit le Wort qui suit le procès. L’affaire en question interroge aussi sur la passivité du notaire.
Deux affaires immobilières qui devaient entrainer de la part des notaires des déclarations de soupçon à la cellule de renseignement financier (CRF). « Le notaire est un officier public, délégataire de certaines attributions spécifiques de l’État, caractérisé par l’impartialité, l’indépendance et une haute qualification professionnelle spécifique », lit-on sur le site de la Chambre des notaires. Ces derniers servent l’intérêt de toutes les parties lors des transactions immobilières et sont tenus par les législations anti-blanchiment, donc doivent signaler au parquet tout doute quant à une transaction ou un client. Ici, la relation entre Éric L et son grand-père, personne manifestement vulnérable, aurait dû mettre la puce à l’oreille. Dans le dossier de Roy Reding (mis en examen mais à présumer innocent également), l’intéressé était, au moment de la vente, cadre de parti politique, avocat et élu à la Chambre, donc une personne politiquement exposée (PEP).
Dans les dossiers purement financiers, le notaire se retranche volontiers derrière les banques, traditionnellement plus surveillées que sa corporation. Dans les affaires immobilières, il est le principal rempart contre l’abus. Si l’on ne peut compter sur lui à ces moments, que se passe-t-il derrière les épais murs du secret des affaires ? Entre 2009 et 2019, cette profession autorégulée a été considérée comme l’un des trous noirs de la lutte anti blanchiment dans le secteur financier. La profession avait été ciblée par le Gafi en 2010 (quand le Luxembourg avait été placé sur la liste grise), avec seulement treize déclarations de soupçons envoyées à la CRF en neuf ans. Les banques en avaient fait parvenir 3 500, les assurances 381 (les avocats six). Le dernier rapport d’activité publié par la CRF porte sur l’exercice 2020. Il recense quarante déclarations de soupçon, contre 51 en 2019. Malgré la baisse des dénonciations, la CRF se félicite que les notaires aient assimilé les efforts de sensibilisation déployés, notamment par le biais de séminaires. En 2018, la corporation n’avait signalé que six opérations suspectes. Elle traite autour de 60 000 actes par an. Contacté, le directeur de la CRF, Max Braun, informe que les notaires ont signé 58 déclarations en 2021 et 81 en 2022 (à date), soit une augmentation substantielle. Mais les failles dans ces dossiers immobiliers inquiètent à quelques jours de l’arrivée des évaluateurs du Gafi. Une inscription sur la liste grise du centre financier luxembourgeois les ferait définitivement passer pour les cavaliers de l’apocalypse tant la probité financière s’érige aujourd’hui en impératif de place. La profession continue en outre de protéger son pré-carré, un oligopole de 36 notaires. D’autant plus grâce à des passerelles entre la profession et le législateur2 (d’Land, 7.9.2018). Dans une question parlementaire datée du 27 février 2020, le député Roy Reding avait fustigé les statistiques relatives aux déclarations envoyées par les notaires à la CRF, dont 74 pour cent n’avaient pas de raison déterminée. « Heescht daat, dat 3/4 vun allen Denonciatiounen vu Bierger duerch hiren Notaire keng legal Basis hunn ? », avait-il demandé à la ministre de la Justice. Voyant dans les déclarations de soupçon une sorte de « dénonciation calomnieuse », le député populiste avait évoqué un cas en particulier: « Mier ass zu Oueren komm dat eng Bank, un déer den Lëtzebuerger Staat eng Participatioun vun 34 % hält (BGL BNP Paribas, ndlr), besonnesch aerdech ass am Denoncéieren vun hiren Clienten, oft fir Virementer déi ënnert d’Intimliewen vun enger Famill falen. Stëmmt daat ? ».
Dans cette « histoire bien triste » de la famille L, une absence de dénonciation a ruiné un homme et causé des dommages financiers (entre autres à l’agence immobilière, partie civile). Mercredi, le substitut principal, Dominique Peters, a requis contre Éric L trois ans d’emprisonnement avec un sursis réduit à sa portion la plus congrue pour ne pas avoir à émettre un mandat d’arrêt européen pour repêcher « à quelques kilomètres de la frontière » le prévenu du jour, qui n’a ni « projet de vie, ni emploi, ni formation professionnelle ».