Sylvie Blocher, Behind the invisible

Les portraits humains, trop humains de Sylvie Blocher

d'Lëtzebuerger Land du 05.12.2014

En 2002-2003, le Casino avait consacré à Sylvie Blocher une grande exposition et un catalogue monographique volumineux. Blocher se situe aujourd’hui parmi les artistes françaises contemporaines les plus reconnues et est actuellement de retour au pays avec deux expositions personnelles, l’une au Mudam, l’autre à la galerie Nosbaum-Reding. Depuis presque 25 ans, elle s’applique à forger une œuvre saisissante vouée aux thèmes de l’individu, de l’altérité et de la collectivité. Recrutant les protagonistes de ses vidéos entre autres dans des favelas ou sur des marchés brésiliens, via des annonces dans des journaux ou dans des villages chinois, Blocher crée un portait humain qui se veut global, proclamant la tolérance et montrant que les peurs et joies sont communes à tous.

L’exposition Sylvie Blocher. S’inventer autrement au Mudam s’étale dans le hall d’entrée et sur les deux galeries du sous-sol et a pris son point de départ avec l’acquisition de la série Speeches (2009-2012) en 2013 pour la collection du musée. Les cinq vidéos de cette série impressionnante présentent sur un fond schématique et coloré cinq protagonistes récitant des textes ou discours ancrés dans notre mémoire collective. Ainsi, une jeune femme proclame de façon ardente et en langue russe le manifeste du parti communiste de 1848. Le discours sur « a more perfect union » tenu par Barak Obama en 2008 à Philadelphie est chanté par un jeune homme à la guitare sur un fond composé de Mickeys jaunes. La Convention relative au statut des réfugiés adoptée par les Nations Unies en 1951 est reprise par une femme enceinte située devant un arrière-fond martial. En conférant aux orateurs des discours et aux auteurs des textes un autre visage et en les situant dans un milieu différent, Sylvie Blocher entame une réflexion sur ce qui est dit dans l’espace public. Projetées sur des planches en bois réparties dans la salle du musée, les vidéos de la série Speeches nous amènent à nous interroger sur l’influence des discours de manière générale et sur le pouvoir d’un seul individu sur la masse.

Présentée sur un dispositif identique au sein de la même salle, la vidéo Living Pictures / Les Témoins (2010) montre des adolescents vivant dans les favelas de São Paulo. L’œuvre se démarque des Speeches par l’absence de voix. Les adolescents ne parlent pas, mais regardent la caméra, respectivement fixent le spectateur. La galerie Nosbaum Reding montre, à côté de peintures sur carton et de gouaches sur papier, deux œuvres vidéographiques fonctionnant selon le même mode d’emploi. Pour Behind the Invisible (2014), Blocher a demandé à des gens d’un marché de Salvador de Bahia au Brésil de défiler devant la caméra. Dans leurs mains, ils tiennent des objets, notamment de fleurs et des œufs, ou des animaux. Ce genre de vidéos soulève inévitablement la question du statut du spectateur : sommes-nous de simples voyeurs ou participons-nous à l’œuvre ? Les thèmes et les personnes qui apparaissent dans les vidéos de Blocher véhiculent un message pareil. Acceptons-nous une vie prescrite par les autres ou guidons-nous nous-mêmes notre vie ?

La vidéo Urban Stories / Nanling (2005), montrée au Mudam, relate la rencontre émouvante de l’artiste avec une femme chinoise n’ayant jamais encore vu un étranger. La femme accueille Sylvie Blocher chez elle, puis la prend dans ses bras. La rencontre fortuite de ces deux femmes dans une rue de Nanling devient rapidement un portrait tragique, sachant qu’on a imposé à la femme un mari et une vie qu’elle ne désire pas. Dans d’autres vidéos, Sylvie Blocher se concentre sur le problème des différentes ethnies et sur la discrimination. Pour Alamo (2014), elle engage un Amérindien, une noire, un blanc et un Hispano-américain pour que chacun d’entre eux raconte l’histoire du Fort Alamo et de la bataille de 1836 selon sa perspective – qui est bien différente selon l’origine de la personne filmée. Son œuvre Change the scenario (conversation with Bruce Nauman) (2013) se compose de deux vidéos dans lesquelles une personne afro-américaine albinos peint son visage et son torse en blanc et en noir. La vidéo de Blocher se réfère à la performance et à la vidéo Art Make-Up (1967-68) de Bruce Nauman qui analysait le corps humain et la prise de conscience du corps à travers l’activité physique. Elle conjure aussi l’ambiguïté inhérente au maquillage permettant de souligner certains traits tout en en cachant d’autres. Le maquillage renoue avec l’idée de théâtre et de la vie en tant que mise-en-scène. Ce côté théâtral est souligné au Mudam par la forme de présentation des œuvres, c’est-à-dire par la projection des vidéos sur des planches en bois évoquant la scénographie du théâtre et les coulisses de film.

La mise-en-scène, qui dans le travail de Blocher devient une mise à nu de soi, se remarque dès l’entrée dans le Mudam, où l’artiste a fait installer une énorme machine à voler. Via des annonces, elle a recruté une centaine de personnes et les a invitées à lui révéler « une idée pour changer le monde ». Au cours du mois de novembre, ces individus participaient au tournage d’un film réalisé en collaboration avec Donato Rotunno et pour lequel l’artiste leur demande de « quitter le monde pendant quelques secondes pour le repenser » tout en flottant dans l’air grâce à la machine exposée. Les premières scènes déjà tournées du projet Dreams Have a Language peuvent être visionnées au sous-sol du musée. La date de sortie du film est fixée à fin mai 2015. Une autre date à noter dans le cadre de l’exposition au Mudam est le weekend carte blanche à Sylvie Blocher (le 7 et 8 février 2015).

Si Sylvie Blocher ne recourt la plupart du temps pas à un casting afin de sélectionner ses « acteurs » qui s’exposent au regard des autres, son œuvre témoigne d’une très grande authenticité et dévoile la vulnérabilité de l’être humain. Les expositions au Mudam et à la galerie Nosbaum Reding permettent de découvrir un travail touchant, parfois un peu trop, sensibilisant l’individu au sort d’autrui.

L’exposition Sylvie Blocher. Behind the Invisible est à voir jusqu’au 10 janvier 2015 à la galerie Nosbaum Reding, ouverte du mardi au samedi de 11 à 18 heures ; www.nosbaumreding.lu. Sylvie Blocher. S’inventer autrement est à voir jusqu’au 25 mai 2015 au Mudam, ouvert du mercredi au vendredi de 11 à 20 heures et du samedi au lundi de 11 à 18 heures ; www.mudam.lu. Le projet Dreams Have a Language et son processus de réalisation peuvent être suivis sur le site Internet www.dreams.lu.
Florence Thurmes
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