Solides fragiles au Mudam

Quand les formes invitent à des attitudes

d'Lëtzebuerger Land du 14.11.2014

C’est à l’expérience d’« un art concret et senso-riel » – selon l’expression des deux commissaires de l’exposition Solides fragiles, Marie-Noëlle Farcy et Clément Minighetti – que le Mudam invite actuellement ses visiteurs. Solides fragiles réunit ainsi onze artistes internationaux de différentes générations autour de la question de la résonance de l’œuvre d’art avec l’espace qui l’environne et de l’illusion sensorielle, dans le cadre d’une proposition curatoriale qui vise à redonner toute sa profondeur à la question de la perception. Solides fragiles est en effet une suite d’atmosphères ou de situations spatiales, au fil desquelles on flâne, tout simplement. Moments choisis.

Réduction L’exposition est minimaliste : six fils à tricoter, une boite posée à même le sol, une caméra qui sculpte l’obscurité, du blanc sur du beige en référence au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (1918), un nuage aux luminosités changeantes, des étagères en or vides ou des monochromes variés dont surgissent des « lignes de fuite ».

L’exposition est aussi ascétique : faite d’objets humbles, pauvres, parfois vernaculaires – des bouts de palette en bois, un carton, des bandes magnétiques – objets transfigurés par le geste artistique de l’abstraction. Les œuvres, étonnamment discrètes, s’approprient somptueusement le musée dans sa totalité – son architecture, ses volumes et sa lumière. Avant même de s’en rendre compte, on se trouve immergé dans un univers d’œuvres très diverses qui partagent une caractéristique commune : elles dégagent une densité très particulière tout en étant quasi-évanescentes. Elles s’inscrivent dans l’espace en le révélant sous de nouveaux angles, de manière poétique. Ces œuvres, dans leur simplicité modeste, se jouent de la grandeur imposante du lieu dans un jeu d’équilibre-déséquilibre entre le plein et le vide, la lumière et le noir absolu, le tangible et l’intangible.

Corporéité Il s’agit d’une exposition de gestes artistiques prestidigitateurs, un chantier de sensations mis en scène avec une précision extraordinaire. Le tout se joue dans une subtile négociation entre l’art et l’architecture au sujet des matériaux et de la donation poétique des œuvres, des lignes géométriques et des échappements esthétiques que permet l’organisation si méticuleuse de l’espace. Les questionnements d’ordre physique – la lumière peut-elle devenir solide ? – suscitent des réflexions métaphysiques : comment l’abstraction qui nous entoure, le presque rien (comme dirait Vladimir Jankélévitch), nous emporte-t-elle esthétiquement si loin ?

Espace et vision L’entrée par la « grande porte » des lignes tendues de Fred Sandback [Untitled (Sculptural Study, Six-part Right-angled Construction), 1991/2014] semble étayer l’idée surréaliste que la vraie vie est faite de rêves… Ce territoire délicat aurait pu émerger à partir d’un dessin enfantin à la craie sur le sol. D’autant qu’il est entouré de grands paysages métaphoriques, les gravures de Laurent Pariente, où des lignes très minces s’activent sur des plaques de métal colorées (Sans titre, 2006). Un travail qui rend le regard presque tactile.

Suit une pièce si profondément noire qu’en y entrant on perd son sens de la gravité. C’est l’œuvre plastique-cinématographique d’Anthony McCall, Line Describing a Cone (1973). Œuvre dans laquelle une sculpture immatérielle, la projection d’un faisceau lumineux blanc, s’étend graduellement dans l’espace. C’est l’idée pure de la sculpture qui se dessine, mais aussi un film qui devient tangible. La lumière commence déjà à changer de fonction… comme notre propre présence dans la salle, car il suffit de traverser l’œuvre pour en modifier l’apparence et la substance. Le film se déroule dans l’espace et non pas sur un écran, il ne peut exister que le temps de sa projection car on le peut ni le rembobiner, ni le dérouler plus rapidement. Au lieu de nous transposer dans l’ailleurs spatio-temporel d’une narration filmique, l’artiste nous plonge dans la présence du présent, dans l’ici et le maintenant de l’expérience. La rigueur conceptuelle de cette œuvre est aussi puissante que les effets sensibles qu’elle provoque.

La flânerie du sensible continue avec une intervention in situ de Žilvinas Kempinas qui a souvent démontré la magie des bandes magnétiques avec lesquelles il a l’habitude de créer des espaces en apesanteur. Dans le couloir du premier étage du Mudam, en levant la tête on aperçoit Catenaries (2014), on en vient à se demander si l’on a pris le bon chemin. Art cinétique, art minimal et poétique du rêve, ces bandes noires brillantes, suspendues de manière telle qu’elles frôlent l’immatérialité, ont l’air de tracer un geste dansé, c’est le chemin inaccessible qui dessine une esthétique du possible.

Ne rien prendre L’annulation des évidences est également opérée par Source de Hreinn Fridfinnsson (2013). Il y a là toute la subtilité d’un carton de déménagement posé à même le sol, il est vide mais il cache un trésor : on peut y mettre ce que l’on veut. Le carton à l’intérieur est argenté comme un miroir imaginaire. Si l’on ne prenait qu’une seule caisse en déménageant, ce serait certainement celle-ci…

L’artiste n’est pas loin Elodie Seguin, à son tour, ne cesse d’interroger les rapports de la création à la peinture et à l’illusion. Elle nous livre une subtile installation-peinture où elle a mis en scène les matériaux mêmes de l’atelier. À travers une vitre, la peinture se reflète et se projette dans les matériaux et vice versa. Une fin d’exposition qui est en réalité une ouverture, elle nous dévoile une sorte de backstage, quelque chose qui est de l’ordre du processus de la création. Espace de projection (2012) devient ainsi une réserve de matériaux disponibles, pour la prochaine exposition où le Mudam deviendra peut-être un atelier d’artiste.

Jeux et enjeux Solides fragiles joue sur l’autorité des matériaux mais aussi sur l’autorité des artistes, des commissaires et des visiteurs de l’exposition qui se retrouvent dans des positions interdépendantes et complémentaires. C’est une exposition qui nous plonge dans notre présent intime, celui de notre corps qui déambule dans le Mudam et se laisse prendre par cette promenade. Une expérience des sens : voir, imaginer, rêver, se laisser prendre par les vibrations des œuvres, observer le déploiement de la lumière, des matières et des couleurs dans l’espace. Et c’est beau.

Nous sommes libres d’interpréter le sens artistique, philosophique ou esthétique de cette exposition, mais à une seule condition : le faire à partir de notre propre expérience sensorielle qui nous incite à vivre autrement l’expérience du présent. Solides fragiles rappelle ainsi le mot de Picasso – tellement discuté actuellement au grand-duché – selon lequel « il n’y a en art, ni passé, ni futur. L’art qui n’est pas dans le présent ne sera jamais ».

L’exposition Solides fragiles au Mudam dure encore jusqu’au 8 février 2015 ; 3, Park Dräi Eechelen à Luxembourg-Kirchberg ; ouvert du mercredi au vendredi de 11 à 20 heures et du samedi au lundi de 11 à 18 heures ; fermé le mardi ; pour plus d’informations : www.mudam.lu.
Sofia Eliza Bouratsis
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