Comment les optimisateurs fiscaux ont vécu les sept jours qui ébranlèrent le Luxembourg

La cinquième colonne

d'Lëtzebuerger Land du 14.11.2014

L’industrie de l’optimisation fiscale luxembourgeoise s’était donné rendez-vous lundi matin pour une réunion de crise à huis clos. Pas de ministres, mais deux communicants du gouvernement – Nicolas Mackel (Luxembourg for finance) et Bob Kieffer (ministère des Finances) – pour calibrer le message. Depuis, vis-à-vis de la presse tous exhibent la même positive attitude autour du slogan : « La transparence, une opportunité pour le Luxembourg ! » En-dessous de l’optimisme forcé, c’est une autre histoire. Car depuis le « jeudi noir », jour où ont explosé les premiers articles dans la presse internationale, les téléphones ne cessent de sonner chez les Big Four et les grands cabinets d’avocats. À l’autre bout du fil, des directeurs financiers de groupes transnationaux inquiets. Les ingénieuses structures fiscales vont-elles tenir ?

Depuis une semaine, la concurrence néerlandaise, belge, irlandaise et anglaise flaire sa chance et s’emploie à démarcher les clients frileux. Et ce ne sera qu’une question de temps avant que la concurrence s’exacerbe au sein des réseaux des Big Four (EY, PWC, Deloitte, KPMG). Par précaution, les sièges à Londres, Bruxelles et Amsterdam se tiennent encore en retrait, or, il y a peu de doutes qu’ils feront tout pour tirer la couverture à eux. « Il règne une certaine nervosité, ceux qui disent le contraire mentent », explique un partenaire d’une grande firme d’avocats qui, comme quasi toutes les personnes interrogées, a requis l’anonymat. Et de se plaindre de ce travail en relation publiques « gratuit, sans plus-value » : « psychologiquement, ce n’est pas toujours facile ».

Marius Kohl était le héros de la place financière ;il sera le coupable idéal de la presse internationale. Or, l’affaire Luxleaks est d’abord l’histoire d’un échec collectif. Que Marius Kohl, préposé du bureau d’imposition Sociétés 6, portait seule la responsabilité des milliers de rulings arrangeait tout le monde. Dès les années 1990, certains – dont Jeannot Krecké – préconisaient un contrôle plus étroit, or ces recommandations furent vite escamotées. Personne ne voulait trop en savoir, ni troubler la bonne entente qui régnait entre le fonctionnaire de carrière moyenne et les optimisateurs fiscaux. L’indépendance et le secret fiscal, auxquels était légalement tenu Marius Kohl, formaient un cordon sanitaire.

Alors que l’appareil d’État et le gouvernement avaient décidé de garder leurs distances, les Big Four et les cabinets d’avocats d’affaires soumettaient des produits fiscaux de plus en plus agressifs. Marius Kohl se serait plaint du manque d’encadrement, mais le gouvernement luxembourgeois ne se sentait aucune envie de formaliser une pratique qui commençait à prendre une vie autonome lucrative et à faire affluer des recettes budgétaires. Parions que si Marius Kohl s’était soudainement découvert une âme de Robin des Bois, l’intervention politique n’aurait pas tardé.

D’après les estimations de Paul Mousel, avocat d’affaires et co-fondateur de Arendt & Medernach, le Luxembourg occuperait « entre un cinquième et un quart de parts de marché de la structuration fiscale en Europe ». De minuscules miettes pour assembler un beau gâteau ; c’est le cas classique d’un pays qui, par un triple jeu d’échelle, récolte beaucoup de recettes sur un petit territoire en taxant très peu une très grande masse de capitaux. L’État luxembourgeois est-il devenu un partenaire corporate de l’industrie de l’optimisation fiscale, un cinquième Big Four ? Par moments, les intérêts ne peuvent être distingués clairement. Un ruling ferait entrer en moyenne 150 000 euros dans les caisses publiques et serait actuellement facturé à quelque 50 000 euros par les ingénieurs fiscaux. Les tax partners des grands cabinets d’avocats chargent environ mille euros par heure passée sur le dossier (ce sont souvent les mieux payés au sein des études), alors que les Big Four facturent le plus souvent avec des forfaits fixes.

Avec un peu de chance, on pouvait faire passer « une bonne quinzaine de rulings en deux heures », se rappelle un avocat d’affaires. Les 548 rulings concoctés par PWC entre 2002 et 2010 publiés sur le site du Consortium international des journalistes d’investigation ne constituent que la pointe de l’iceberg. Parmi les habitués du bureau d’imposition Sociétés 6 se trouvent, à côté des Big Four – auxquels il faut ajouter Atoz, présidé par Norbert Becker, survivant de l’empire déchu Arthur Andersen –, les grandes firmes d’avocats : Elvinger, Hoss & Prussen, Allen & Overy, Linklaters ou Clifford Chance. Sans oublier Arendt & Medernach, dont l’associé Philippe-Emanuel Partsch conseille en outre le ministère des Finances dans sa plainte auprès de la Cour de justice européenne contre les injonctions de la Commission d’envoyer à Bruxelles toutes les décisions anticipatives made in Luxembourg, dont certaines provenant des bureau de… Arendt & Medernach. C’est un petit monde.

L’argumentaire de défense des fiscalistes luxembourgeois peut être divisé en trois modèles-types. En entrée, on sert l’argument juridique (« tout est légal »), suivi par la psychologisation (« les autres sont jaloux ») et l’appel à l’union nationale (« ils traitent les Luxembourgeois en parasites »). En second lieu, une dose de relativisme : « L’agressivité est quelque chose de très subjectif, expliquait ainsi Didier Mouget de PWC. Si on nous compare aux pays les plus taxés, alors, oui, on dira que nous sommes agressifs ». En dernier ressort, l’argumentation se fait idéologique : « L’État est incapable de gérer ses recettes, explique un partenaire d’une des Big Four. Et ne me parlez pas de crèches ! Les impôts servent surtout à payer les fonctionnaires. Grâce à l’optimisation fiscale, les entreprises réinvestissent et créent de l’emploi. Sinon elles fermeraient ; c’est la mondialisation. »

Les prochains mois montreront si l’unité affichée par le secteur financier, résistera aux pressions externes. Déjà, on peut déceler les premières craquelures. Les fiscalistes se mettent à se critiquer entre eux, les uns jugeant que les autres ont poussé trop loin le bouchon. Les Big Four s’en prennent aux avocats d’affaires et aux petits domiciliataires, qui, grâce à leurs relais politiques, auraient freiné le mouvement vers plus de transparence. Les gestionnaires de fonds et les banquiers cachent à peine leur colère par rapport à une affaire qui éclabousse la réputation de l’ensemble de la place financière. Certains évoquent leur stupeur face aux proportions prises par l’optimisation fiscale, d’autres avouent leur soulagement : « Il fallait peut-être cet éclat pour que, enfin, les choses commencent à changer ».

L’optimisation fiscale luxembourgeoise est une industrie qui pèse lourd. Les Big Four comptent 1 400 employés dans leurs départements fiscaux, auxquels il faut ajouter une petite centaine d’avocats fiscalistes et, à en croire un rapport de Deloitte, 2 600 domiciliataires ; toute une galaxie qui réunit avocats, réviseurs d’entreprises, assureurs, PSF et experts comptables. Les cabinets d’avocats du Magic Circle londonien présents au Grand-Duché (Allen & Overy, Linklaters et Clifford Chance) et les départements fiscaux des Big Four sont intégrés dans un vaste et puissant réseau international. Face à cette puissance de tir, l’administration luxembourgeoise ne fait pas le poids.

En avril 2013, le House of Commons avait publié un rapport sur le rôle joué par les Big Four anglais dans l’évitement fiscal. Les parlementaires britanniques notaient dans leur conclusion : « The large accountancy firms sit on tax advisory panels and also second staff to gouvernment to provide technical advice when tax legislation is amended or created. (…) We are very concerned by the way that the four firms appear to use their insider knowledge of legislation to sell clients advice on how to use those rules to pay less tax. » Les gouvernements de pays avec une large place financière semblent les otages des firmes de consultance. En invitant préemptivement Alain Kinsch, managing partner de EY au Luxembourg, et Norbert Becker aux discussions de coalition, le DP n’avait fait que pousser cette logique au bout, et, surtout, l’avait rendue visible.

Devant le Parlement britannique, le tax leader de Deloitte UK déclarait en 2013 : « Notre conseil serait de ne soumettre que des déclarations d’impôts qui ont plus de cinquante pour cent de chance de résister devant un tribunal ». Le système des décisions anticipées écarte d’avance le danger d’une fâcheuse déconfiture dans un procès. C’était la condition nécessaire pour qu’un très petit appareil d’État puisse accueillir des milliers de multinationales. Car, sans la sécurité juridique que donnent les rulings, les tribunaux luxembourgeois seraient vite bouchés par un afflux de dossiers hautement techniques, dont le contenu devra être dévoilé au grand public … et à la concurrence. Dire que tous les tax rulings sont conformes au droit luxembourgeois est donc un pléonasme. Le but des décisions anticipées estampillées par le fisc luxembourgeois étant précisément de légaliser en amont une structuration fiscale. Même l’Administration des contributions directes (ACD) doit s’y tenir. « Une fois que nous avons donné notre accord, nous ne pouvons faire marche arrière, explique Guy Heintz, directeur de l’ACD. Sinon, nous serons rejetés par le Tribunal administratif ».

Or, le mantra gouvernemental que tous les rulings sont a priori légaux est également réducteur. Car sur demande, les dossiers fiscaux des multinationales circulent entre administrations nationales, qui, de toute manière, voient un bout des montages, celui concernant leur assiette fiscale à eux. Or il arrive qu’un tribunal à l’étranger décide qu’une construction fiscale, qui a passée le bureau d’imposition 6, ne répond pas aux critères de la substance économique. L’entité luxembourgeoise est alors considérée comme une pure fiction fiscale, et la transaction traitée comme si le passage par le counduit country grand-ducal n’avait jamais eu lieu.

Comme pour le secret bancaire – dont le long phasing-out aura finalement duré une douzaine d’années –, le gouvernement a agi trop peu, trop tard. Il faut attendre début 2011 pour voir une première circulaire sur le transfer pricing, ces transactions intra-groupes responsables de l’érosion de l’assiette fiscale. (Cette tardive formalisation revient hanter le Luxembourg et constitue son talon d’Achille dans l’enquête de la Commission européenne sur les rulings.) « Et puis, un jour, nous finissons par rencontrer une source, anonyme, évidemment », tonnait, le 11 mai 2012, la voix-off dans un reportage diffusé sur Cash Investigation. Premier, mais bref, coup d’effroi. France 2 avait mis la main sur des milliers de documents emportés par un employé de PWC Luxembourg en automne 2010. « Des révélations exceptionnelles vont tomber, continuait la voix-off. Sous forme de gros dossier. 47 000 pages de documents ultra-confidentiels. Les noms de centaines d’entreprises, parmi les plus grandes sociétés cotées en bourse, à Paris, New York ou Londres ». C’est ce qu’on appelle une épée de Damoclès. Or, le reportage ne traitait que de trois sociétés. Tous regardèrent, s’indignèrent, puis passèrent à autre chose, dans un acte de refoulement collectif.

Lorsqu’au printemps 2013 Marius Kohl annonça son intention de partir à la retraite, la nouvelle déclencha la consternation. Face aux réticences de son successeur à assumer seul le rôle, on opta pour une commission ruling composée de cinq fonctionnaires assistant le nouveau préposé. Est-ce suffisant ? « C’est toujours six fois plus qu’avant », répondait Etienne Schneider (LSAP) vendredi dernier au briefing. C’est oublier que la division économique de l’ACD épaule désormais le bureau 6 dans ses rulings. Rien qu’en 2013, la division a ainsi donné son avis sur 590 structures fiscales internationales. La formalisation par une loi des décisions anticipatives, quinze ans après leur introduction, n’a filtré qu’il y a quelques semaines. Enfouie dans la loi de mise en œuvre du « paquet d’avenir », cette mesure rendra les décisions anticipatives payantes (maximum : 10 000 euros) et prévoit un renversement de la preuve : à la multinationale de fournir la documentation et de « prouver qu’il n’y a pas eu diminution indue des bénéfices ». Lors d’une conférence ce lundi devant la presse luxembourgeoise, les partenaires de PWC affichaient une énième hausse de leur chiffre d’affaires (plus 9,5 pour cent dans le domaine tax) et une bonne humeur ostentatoire, qui semblaient toutes les deux quelque peu déplacées. L’occasion aussi de broder sur l’ « engagement social et citoyen » de PWC et de ses dons à Neimënster et au Mudam. « Nous anticipons une hausse de notre chiffre d’affaires qui devrait logiquement se situer entre cinq et dix pour cent », concluait Didier Mouget chef de PWC Luxembourg.

Personne ne s’aventure à donner une estimation du dommage que la bombe Luxleaks occasionera au secteur de de la structuration fiscal. Le PDG de la société de domiciliation SGG Serge Krancenblum anticipe « une contraction sur la partie corporate (les multinationales) », mais, estime-t-il, « le secteur a une très grande résilience ». Jean-Claude Juncker vient de centrer le débat sur l’optimisation fiscale autour de l’échange automatique d’informations. Or, plus que la transparence, ce sera la substance qui constituera le nerf de la guerre des discussions à venir. Pour se définir comme « établissement stable » et être considéré comme société luxembourgeoise, il suffit que les membres du CA se réunissent au Grand-Duché, et pensent à emporter comme souvenir une facture de restaurant, comme preuve de leur éphémère passage. À moins que la multinationale ne décide de dégotter des administrateurs autochtones, or avec une holding sur dix habitants, le pool de recrutement n’est pas bien profond.

Cela fait déjà des années que les Big Four promettent la fin des sociétés boîtes aux lettres sans substance aucune, or force est de constater : elles sont toujours là. Le Luxembourg en paie aujourd’hui le prix. La presse internationale n’hésitant pas à mettre dans le même panier le siège européen d’Amazon avec des centaines de holdings obscures. Se promenant sur les rives de Clausen, « ce village ultra-connecté à la façon d’un mini-Palo Alto », l’envoyée spéciale du Monde se laisse aller à des estimations. L’endroit, écrit-elle, « ne semble en mesure d’accueillir plus de 200 à 250 personnes ». Or, en réalité, Amazon emploie 1 000 salariés, et ses bureaux se répartissent entre les vallées du Grund et de Clausen et du plateau du Kirchberg. Alors rester ou partir ; pour les multinationales sans substance au Grand-Duché, actives dans le commerce de détail (et donc en contact direct avec les consommateurs), le retrait pourrait se motiver par la crainte d’une mauvaise publicité et d’un boycott des clients. Pour les autres, ce sera un simple calcul : Les avantages fiscaux seront-ils plus importants que le loyer et les salaires à payer ?

Les décisions anticipées feraient « partie de notre patrimoine », avait déclaré le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) au journal Le Monde. Un léger révisionnisme historique ; car ce n’est qu’en 1989 que la pratique des rulings fut importée au Luxembourg via des fiduciaires néerlandaises. Le Luxembourg pouvait ainsi devenir un hub européen permettant aux multinationales (surtout américaines) d’évoluer dans un climat fiscalement clément. C’était la combinaison gagnante de trois tendances historiques : la victoire de la mondialisation néolibérale, la naissance du marché européen unique et l’absence d’harmonisation fiscale. Cette constellation parfaite ne pouvait durer indéfiniment.

Bernard Thomas
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