Europe

Le retour de l’entraide ?

d'Lëtzebuerger Land du 05.06.2020

La crise du coronavirus va-t-elle signer le retour de l’entraide en Europe ? Pour aider les pays les plus touchés par la pandémie, qui sont aussi les moins à même de s’endetter à peu de frais pour affronter la récession historique à venir, la Commission européenne a présenté le 27 mai un plan de relance de 750 milliards d’euros, issu en grande partie de l’initiative franco-allemande du 18 mai, qui incite à répondre « oui » à la question.

Que la Commission décide d’émettre un tel emprunt commun au nom des Vingt-Sept, avec des transferts des plus aisés vers les moins fortunés, tout en collectant des ressources propres pour rembourser : tout cela semble tourner la page de l’austérité quasi religieuse des années 2010, quand il y avait les maîtres de l’euro et leurs esclaves. Mieux, l’histoire pourrait bien retenir la date de mai 2020 comme celle du basculement de l’UE vers le fédéralisme, les capacités d’emprunter, de lever l’impôt et les transferts budgétaires étant les attributs d’un État. Un « moment hamiltonien » en quelque sorte, du nom de celui qui a convaincu le Congrès américain en 1790 de créer une dette fédérale, et fait basculer la confédération dans le fédéralisme. Un saut rendu possible, enfin, par l’évolution de l’Allemagne et d’Angela Merkel, qui acceptent une forme de dette mutualisée après l’avoir farouchement combattue une décennie durant. Et du même coup, le couple franco-allemand comme l’Europe sont relancés ? On aimerait ne pas bouder son plaisir et savourer ce doux élixir, mais il y a loin de la coupe aux lèvres, car ce qui pourrait presque passer pour du storytelling est à nuancer grandement. Pour quatre raisons.

Il était temps. Une véritable solidarité budgétaire, des ressources propres (comme une taxe aux frontières de l’Union) ou la fin des règles paralysantes des aides d’État : cela fait plus d’une décennie que bon nombre d’Européens les réclament. Que l’Allemagne s’y résolve enfin paraît donc un minimum, d’autant qu’elle soutient tant et si bien ses entreprises que la moitié du montant des aides d’État lui échoit. De quoi nuancer donc sa soudaine générosité. Que le Pacte de stabilité ou les règles de concurrence aient d’ailleurs si vite volé en éclat ne témoigne-t-il pas que ceux qui les critiquaient, souvent taxés d’anti-européens, avaient raison ? Et du coup, faudra-t-il patienter encore dix ans et la prochaine crise pour que les « tabous » que sont une politique commerciale protectionniste, des prêts directs de la BCE ou des annulations de dettes, tombent à leur tour ?

Car il reste tellement à faire. Et c’est la deuxième raison. En matière budgétaire, non seulement les quatre pays « radins » (Pays-Bas, Autriche, Suède et Danemark) n’ont pas encore accepté le plan von der Leyen, mais les aides budgétaires devraient être conditionnées à « un engagement clair par les États membres d’appliquer des politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux », que la Commission et les Vingt-Sept devront (ou non) valider. Bref, un retour de l’austérité par la fenêtre ? Rappelons que la Commission a demandé 63 fois aux États, entre 2011 et 2018, de réduire leurs dépenses de santé.

Quant à la nouvelle « souveraineté industrielle » européenne mise en avant par Emmanuel Macron, on n’y est décidément pas, quand on apprend que, malgré un prêt garanti par l’État de cinq milliards d’euros, le groupe automobile Renault prévoit 4 600 suppressions d’emplois en France, et pourraient n’y conserver que deux usines d’assemblage.

Des institutions gravement défaillantes. L’autre enseignement européen de la crise du Covid-19 est que les institutions continuent à dysfonctionner. Ainsi l’eurogroupe est-il toujours aussi peu démocratique : malgré une coalition inédite de neuf pays représentant une large majorité de la population de la zone euro, le ministre néerlandais des Finances a pu presque à lui seul mettre à bas les « coronabonds ». Il a donc bien fallu contourner l’eurogroupe, en proposant l’idée d’un emprunt de relance contracté par la Commission. Faudra-t-il, de la même façon, contourner dans dix ans la Commission pour qu’une nouvelle politique commerciale voit enfin le jour ? D’aucuns, comme l’économiste Thomas Piketty, jugent en tout cas qu’une démocratisation de l’Union est plus que jamais indispensable.

Le vrai-faux retour du couple franco-allemand. Enfin, si l’on ne va guère mettre en doute l’engagement européen sincère de la chancelière allemande et du président français, on peut aussi juger que les observateurs de la « bulle bruxelloise » restent infiniment trop « franco-germano-centrés ». Il faudra attendre que l’histoire soit écrite, pour connaître le rôle exact des uns et des autres dans la « mue allemande », selon les mots de l’Institut Jacques Delors, de mai 2020. Mais d’ores et déjà, on peut douter que le volontarisme macronien ou le très récent arrêt de la Cour de Karlsruhe aient été centraux dans l’affaire. Après juin 2018, l’accord franco-allemand de Meseberg pour un budget de la zone euro n’a-t-il pas fini aux oubliettes, par la seule opposition des Pays-Bas ?

Non, l’évolution d’Angela Merkel est bien plus le résultat d’un changement de rapport de forces dans l’UE : le Nord a rétréci, le Sud s’est affirmé. L’entrée en vigueur du Brexit a affaibli le camp « libéral-austéritaire », au moment même où tout le sud-ouest méditerranéen, hormis la France, est dirigé par des coalitions de gauche. Le Premier ministre portugais Antonio Costa a sévèrement dénoncé la position néerlandaise qu’il a qualifiée fin mars de « répugnante ». Son homologue espagnol Pedro Sanchez a proposé un audacieux fonds européen de 1 500 milliards d’euros, avec ressources propres et dette perpétuelle. Et le chef du gouvernement italien Giuseppe Conte s’est révélé bien moins pantin qu’il laissait paraître. Trois pays traditionnellement europhiles, dont le rejet aurait été une négation même des valeurs communes de l’Union.

Soulignons ici le rôle crucial de l’Italie : pays fondateur dont on dit souvent le système démocratique malade, il a démontré au contraire une incomparable résilience, en réussissant par un simple changement d’alliances à passer d’un exécutif très eurosceptique à un gouvernement euro-constructif. Et si l’un des grands tournants pour l’Europe du début des années 2020 avait été en fait l’échec de Matteo Salvini aux élections régionales d’Emilie-Romagne du 26 janvier, symbolisé notamment par la résistance que lui a opposée le mouvement des « sardines » ? De quoi ne pas placer trop d’illusions dans le « retour » du couple franco-allemand, désormais bien plus parental, pour son enfant l’euro, que conjugal.

Emmanuel Defouloy
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