Édito

La vie en zoom

d'Lëtzebuerger Land du 05.06.2020

Cette fois doit être la bonne : là où l’urgence écologique n’a pas réussi à imposer le télétravail comme réponse à l’augmentation exponentielle du trafic entre les régions frontalières et le Luxembourg, l’urgence sanitaire réussirait-elle cet axploit ? Avec l’objectif premier de la distanciation sociale, 69 pour cent des actifs sont passés au télétravail, contre seulement vingt pour cent en 2019, se réjouit le Statec le 19 mai dans un communiqué Statnews. Il s’agissait surtout des secteurs de l’enseignement, des services administratifs et financiers et de l’administration publique – bref, ceux qui n’étaient pas déclarés secteurs systémiques comme l’alimentation ou la santé.

Des accords bilatéraux amiables ont été négociés à la hâte avec la France, la Belgique et l’Allemagne pour exclure ces journées prestées en télétravail des calculs officiels servant de base à l’imposition des travailleurs concernés. Car actuellement, un Français peut travailler 29 jours par an de chez lui, un Belge 24 jour et un Allemand 19 jours ; au-delà de ce seuil, il ne sera plus imposé au grand-duché, mais dans son pays de résidence. Pour les assurances sociales, ce plafond est de 25 pour cent du temps de travail – au-delà, le salarié perdrait tous les droits sociaux que lui accorde le Luxembourg, des allocations familiales aux droits de retraite. Ces accords viennent à échéance à la fin du mois (ils sont reconductibles) et beaucoup d’entreprises tentent de faire pression pour qu’une application flexible du droit au télétravail puisse perdurer. Mais rien n’est moins certain.

Premièrement parce que le Luxembourg ne voudra et ne pourra pas abandonner les impôts sur le revenu de 200 000 personnes imposables ici. Rien que la revendication d’un peu de solidarité fiscale de la part de maires allemands et français remontés contre cette injustice qu’ils doivent assumer tous les frais des services publics à offrir aux navetteurs sans en avoir le bénéfice fiscal, agace passablement le gouvernement Bettel. Qui avait pour habitude d’en sourire nonchalamment même.

Deuxièmement parce que ce qui nous est vendu comme panacée – rapprocher lieu de travail et lieu de résidence ; laisser au salarié l’organisation de son propre temps de travail – a encore beaucoup de défaurs, et pas des moindres. Le télétravail est socialement injuste, parce qu’il ne concerne qu’une fraction du monde du travail, à savoir l’administration publique et le backoffice du secteur financier et plus généralement des services. Si autant d’entreprises de ces domaines promeuvent le télétravail, c’est que souvent, elles en tireraient des profits, elles, en premier lieu celui de pouvoir réduire drastiquement le besoin en surfaces de bureau à louer, ce qui, aux prix de l’immobilier au Luxembourg, n’est déjà pas une mince affaire.

Mais pour le salarié, le télétravail n’a pas que des avantages. Même si le patron met la main à la poche pour lui fournir le matériel informatique nécessaire. Les syndicats demandent que soient clarifiées des questions fondamentales comme le droit à la déconnexion, l’interdiction de technologies de surveillance intrusives (des applications qui prennent une photo toutes les dix minutes pour voir si le salarié est devant son poste font leur apparition) ou de garanties d’égalité de tous les salariés. Les questions de protection de données et d’accès à distance à des informations sensibles – par exemple dans le secteur bancaire – restent aussi sans réponse.

Pendant deux mois, on a soudain découvert que c’était fantastique de passer au tout numérique, de ne pas se raser, de passer sa journée en survêt, l’ordinateur portable sur les genoux dans le jardin, de faire une ballade au lever du jour ou de manger avec les enfants à midi. On a fait des réunions via Zoom, découvert la bibliothèque de son boss et fait la connaissance des enfants ou des animaux de compagnie des collègues. Mais tout cet enthousiasme ne doit pas faire oublier que le télétravail isole et exclut aussi. Il y aura ceux qui discutent sur place, articulent leurs propositions, leurs critiques ou leurs revendications au sein de l’entreprise et ceux qui recevront un courriel avec les décisions. Croire que la vie en Zoom sur le banc d’un bar branché peut remplacer les acquis des luttes syndicales historiques pour la cogestion dans le monde du travail est résolument naïf. En attendant des avancées politiques sur ces points, peut-être des solutions à temps partiel, le numérique n’est qu’un outil. Souvent d’exclusion.

josée hansen
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