Six ans après son Grexit fiscal, le producteur de yaourts Fage s’implante sur les rives de l’Alzette

Fayéyé

d'Lëtzebuerger Land du 26.01.2018

Athènes/Strassen Le 2 octobre 2012, le principal producteur de yaourt grec, Fage (prononcez Fa-yé), annonce le transfert de son quartier général d’Athènes vers Strassen. Les journaux grecs parlent d’un « coup de tonnerre », d’un manque de « patriotisme » et s’indignent de ce que Fage paie désormais ses impôts au Luxembourg. Dans le communiqué officiel annonçant le départ, le PDG de l’entreprise, Athanassios Filippou, évoque un « corporate restructuring, which builds on our Greek heritage. » L’hebdomadaire centriste Proto Thema commente amèrement : « Il serait intéressant d’entendre Filippou expliquer ce que notre héritage grec a à voir avec le Luxembourg. » Symboliquement, la fuite de Fage, depuis un demi-siècle un household name en Grèce, comparable à Luxlait au Grand-Duché, constitue un choc. Au patronat grec, elle fournit accessoirement un argument contre les hausses d’impôt : « l’instabilité fiscale », combinée au risque d’une arrivée au pouvoir de Syriza (classé alors à l’extrême gauche), forcerait les entreprise à délocaliser leur siège.

Pour le quotidien de centre-gauche To Vima, la « coupure du cordon ombilical » devrait d’abord rassurer les banques internationales et les détenteurs d’obligations auprès desquels la firme se finançait. (Fin 2016, son endettement consolidé s’élèvera à 415 millions de dollars.) Frappé de taux d’emprunts exorbitants et exposé au risque d’une dégradation par les agences de notation, Fage était pénalisé par le simple fait d’être grec. Face au Washington Post, Filippou présentait le déménagement comme une évidence : « It was a natural thing to do. The unnatural thing to do was to keep the head-
quarters in Greece ». Or, la question que commençaient à se poser les Grecs à partir de l’automne 2012 était : Comment reconstruire une économie lorsque les fleurons nationaux sont déjà partis…

« Eigentlich unmoralisch » Ce que Flippou ne disait pas, c’est que, en septembre 2012, Fage avait fait enregistrer sa propriété intellectuelle au Grand-Duché. La multinationale du yaourt était à ce moment une des 260 firmes à utiliser l’arme de défiscalisation massive qu’était l’IP-box. L’astuce était simple, une opération typique de profit shifting direction juridiction luxembourgeoise : créer une société boîte-aux-lettres et y transférer la propriété intellectuelle, puis verser à cette entité des royalties en échange de l’utilisation de la marque et du logo. Ces revenus seront alors exonérés à 80 pour cent par l’Administration des contributions directes. (Le fisc américain jugera le montage de Fage abusif et obtiendra 10,4 millions de dollars en arriérés d’impôts.) L’IP-box fut abolie en décembre 2015, mais Fage pourra continuer à profiter du régime jusqu’en 2021, lorsque prend fin la généreuse phase transitoire. (Dans son dernier rapport annuel, Fage International SA indique avoir payé 24 000 dollars en « income tax » au fisc luxembourgeois en 2016.)

Au Luxembourg, à part une brève notice dans un ou deux quotidiens, l’arrivée du numéro 1 du yaourt grec était passée inaperçue. Interrogé en décembre 2012 par le mensuel Forum, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) disait « ne pas connaître ce cas précis ». Il ne pourrait donc « pas juger si un tax ruling ou une optimisation fiscale ont constitué la raison décisive pour ce changement. » Le président de l’Eurogroupe dissertait sur la justice fiscale en général : Il serait « eigentlich unmoralisch » qu’au moment où « beaucoup de petites gens en Grèce souffrent réellement de la rigueur budgétaire, de grandes fortunes trouvent très facilement le chemin vers l’étranger ». Mais cet argent irait surtout vers « l’Allemagne ou Londres », le Luxembourg n’en serait pas « la destination principale ».

« Nous ne faisons pas de cannibalisme » En 2016, Fage réalisait 85 pour cent de ses ventes (chiffre d’affaires : 648 millions de dollars ; profit : 14,7 millions) en-dehors de la Grèce. Ses principaux marchés se trouvent désormais aux États-Unis, en Italie et au Royaume-Uni. Depuis 2008, une usine de yaourt à Johnstown (État de New York) produit 160 000 tonnes de yaourt par an pour la marque. Fage est donc une entreprise multinationale, son lien avec la Grèce de plus en plus ténu. « Reduced disposable income and discretionary spending by our Greek customers have resulted in reduced sales of our products in the Greek market », écrit Fage dans son dernier rapport annuel. Certains grossistes et supermarchés grecs seraient incapables de payer leurs factures. « In an effort to reduce our credit exposure to delinquent clients, we have decided to reduce, and in some instances even stop, sales to less creditworthy clients. » Sur les trois dernières années, la part grecque dans le total des ventes réalisées par Fage passe de 23,5 à 15,1 pour cent.

Le 31 mai 2016, Fage cesse la commercialisation de lait frais en Grèce. La firme vend sa laiterie dans le village d’Amyntaio, situé en Macédoine occidentale, une des régions les plus pauvres du pays. Deux mois plus tard, des membres de la famille Filippou, propriétaire de l’entreprise en troisième génération, tiennent une conférence de presse boulevard Royal, en compagnie du ministre de l’Économie luxembourgeois, Etienne Schneider (LSAP). Ils y annoncent un investissement de cent millions d’euros pour une nouvelle fabrique à la pointe de la technologie au Grand-Duché, cent nouveaux emplois à la clef. Un « ministre heureux » annonce que l’usine se situera dans la zone industrielle Wolser, entre Bettembourg et Dudelange. (Initialement prévue pour la fin 2018, la date d’ouverture a été repoussée d’une année.)

Les managers grecs hésitaient entre le Luxembourg et les Pays-Bas. Ils seront épatés par les chemins courts. Mais ce qui aura fini par faire la différence, ce sont les quinze hectares de terrains étatiques que leur propose le gouvernement. Connecté au réseau routier, ferroviaire et électrique, le site est idéal. Le terrain « a été mis à disposition dans le cadre de notre politique de développement usuelle », dit Patrick Nickels, chargé de la direction générale industrie, logistique et infrastructures au ministère de l’Économie. En emphytéose ou en pleine propriété ; et à quel prix ? Le haut fonctionnaire en charge du dossier ne veut en dire plus.

En 2012 encore, le PDG de Fage garantissait au Washington Post qu’il n’existait aucun plan pour déménager la production hors du pays : « Le gain du Luxembourg ne sera pas une perte pour la Grèce ». Le secteur laitier grec craint aujourd’hui que le projet à Bettembourg, avec sa capacité de production annuelle de 40 000 tonnes de yaourt, ne sonne le glas de la dernière unité de production que Fage entretient en Grèce. Inaugurée en 1975, l’usine à Metamorfosi (Attique) exporte actuellement des yaourts à travers toute l’Europe. Après l’accaparement de recettes fiscales, le Luxembourg siphonnera-t-il les emplois d’un État membre où le taux de chômage dépasse les vingt pour cent ?

« Nous ne faisons pas de cannibalisme ici ! s’exclame Patrick Nickels. Selon le haut fonctionnaire, Fage ciblerait « de nouvelles parts de marché en France, en Allemagne et dans les pays Benelux ». Et d’assurer : « Il n’y aura pas d’effets sur la fabrique grecque existante. » Dans ses documents officiels, la multinationale du yaourt écrit que le futur site de Bettembourg devrait « compléter » celui de Metamorfosi. La fabrique luxembourgeoise viserait « die Entwicklung des europäischen Marktes, der bislang ausschließflich von den Molkereien in Griechenland bedient [sic] », lit-on dans un dossier transmis aux autorités communales en 2016.

« Raw materials » Pour produire 40 000 tonnes de yaourt par an, Fage aura besoin de quelque 180 000 tonnes de lait, soit la moitié de la production du Luxembourg. Entre 2013 et 2016, en anticipation de la fin des quotas, les paysans luxembourgeois avaient lâché le frein, la production laitière passant de 296 000 à 376 000 tonnes. Ce produit blanc est balancé sur le marché international aux prix qui y ont cours. Même Luxlait écoule les deux-tiers de sa production à l’étranger, sans la transformer elle-même en produits finis et ainsi créer une plus-value. Alors que l’absurdité du gigantisme agraire est de plus en plus manifeste, l’arrivée de Fage ressemblait à un deus ex machina, annulant toutes les contradictions. Les « paysans-entrepreneurs » rêvant à des étables pour un demi-millier de vaches finiraient-ils par avoir raison ; du moins économiquement parlant ?

Des « discussions » seraient en cours avec Luxlait, avait dit le directeur opérationnel de Fage lors de la conférence de presse, fin juillet 2016. Il s’agirait d’« une opportunité pour la production locale », promettait-il. Mais il restait vague sur les détails, comme la politique de prix d’achat. Interrogé cette semaine par le Land, John Rennel, le président de la coopérative laitière Luxlait, dit qu’il n’y a pas eu de « contacts officiels » avec Fage ; seulement une visite de la laiterie. « Mir maachen onse Match, si maachen hiren ». Une présence industrielle au nord de l’Europe donnera à Fage un meilleur accès aux principaux pays producteurs. (En Grèce, où le prix du lait compte parmi les plus élevés d’Europe, les paysans sont donc peu rassurés.) Mais bien qu’Etienne Schneider (LSAP) estimait ce jeudi sur RTL-Radio que la fabrique de yaourt « ne pouvait qu’aider les paysans », Fage achètera très probablement sur le « spot market ». Dans son rapport annuel, on lit ainsi : « Raw materials are purchased from multiple suppliers in the United States, Greece and other parts of the European Union, and we are not dependent on any single supplier ». Plus loin, Fage International précise : « We do not have any long-term written supply contracts ». Pas exactement une bonne base pour une collaboration durable avec des producteurs locaux.

« Si hunn misse schlécken » Pour éviter une contamination microbiologique, les cuves de la fabrique de yaourt devront être régulièrement rincées et nettoyées. Lorsque l’usine à Bettembourg fonctionnera à pleine capacité, elle engloutira environ 900 000 mètres cubes d’eau par an, soit trois pour cent de la consommation nationale ou l’équivalent d’une ville de la taille de Dudelange. La fabrique sera directement reliée au réseau du Syndicat des eaux du sud (SES) et bénéficiera, comme toutes les entreprises situées dans une zone industrielle à caractère national, d’un tarif préférentiel. Fage ne paiera donc que 1,45 euros le mètre cube, au lieu d’un prix de plus de deux euros qui s’appliquerait si elle devait passer par l’intermédiaire de la commune.

Pour couvrir ces nouveaux besoins, le SES doit acheter des capacités supplémentaires auprès du Syndicat des eaux du barrage d’Esch-sur-Sûre (Sebes), ce qui a conduit à une hausse des prix de 25 pour cent à partir de ce 1er janvier pour les ménages habitant Bettembourg. Dans son récent avis (négatif) sur l’étude d’impact environnemental soumise par Fage, le conseil échevinal s’insurge de ce que « les habitants des 22 communes du SES […] devraient payer pour la production industrielle ». (L’avis de Dudelange devrait sortir la semaine prochaine.) Or ces avis n’ont pas de force contraignante. S’agissant d’une zone industrielle à caractère national, le ministère de l’Économie pourra, via un plan d’occupation des sols, passer outre les résistances locales.

Une fois usées, les centaines de milliers de mètres cubes d’eaux usées devront passer dans une station d’épuration qui sera construite sur le site industriel… avant de couler dans l’Alzette. Or, comme le rappelle le directeur de l’Administration de la gestion de l’eau, Jean-Paul Lickes, même la station la plus performante laissera toujours passer des résidus de pollution. Déjà en état critique, le petit fleuve sera-t-il à même d’absorber une charge de pollution biologique supplémentaire ? Il n’y aurait pas eu de « gentlemen’s agreement » avec le bureau d’ingénieurs mandaté par Fage, assure Lickes. La négociation aurait été « knallhaart » et les valeurs limites fixées seraient « sévères » : « Si hunn musse schlécken, wéi se dat gesinn hunn ». Or Lickes ne cache pas que le projet Fage le met dans une « situation tricky » : « Il faut se poser la question ce qui est encore tolérable, de ce qu’on peut encore ajouter... »

« Bravo, Genosse Schneider ! » À dix mois des élections, la fabrique de yaourt est devenue une surface de projection politique ; symbole de « diversification économique » pour le LSAP et de « croissance sauvage » pour les Verts. Ne voulant troubler la discipline de coalition au niveau national, les Verts commencent leur contre-offensive au niveau local. En août 2016, dans une lettre écrite au nom du conseil échevinal de Bettembourg, l’échevine et députée verte Josée Lorsché estimait que « le marché laitier luxembourgeois devrait miser sur l’agriculture luxembourgeoise et régionale au sein de PME et pas sur de grandes multinationales d’origine américaine [sic]. »

Le débat est entretemps arrivé au niveau gouvernemental. Il y a deux mois, le ministre du Développement durable et des Infrastructures, François Bausch (Déi Gréng), accusait le projet de « ne pas être compatible avec la stratégie Rifkin ». Un an et demi après l’annonce de la venue de Fage, ce tacle tardif confirmait que la campagne électorale était lancée, et que les Verts comptaient la mener sur la croissance et son prix caché. (Un débat qui risque de rapidement déraper et de passer de la critique écologiste aux réflexes Nimby, voire aux obsessions identitaires.) Dans un article paru ce mercredi dans le Wort, la ministre à l’Environnement, Carole Dieschbourg (Déi Gréng), en remettait une couche : « Elle considère comme moins réussie le développement dans le domaine de la politique de l’industrialisation et de la diversification », y lit-on. Peu amusé, Etienne Schneider annonçait le lendemain matin sur RTL-Radio qu’il n’allait pas manquer de dire son opinion aux collègues-ministres lors du prochain conseil de gouvernement.

« Nous ne pouvons continuer à faire la promotion économique des dernières années et accepter toutes les entreprises qui veulent s’installer au Luxembourg, dit le ministre Bausch au Land. Et qu’on ne me sorte pas l’argument : ‘On ne peut empêcher une entreprise de venir’. Car on a tout fait pour que Fage s’implante au Luxembourg. Alors que des PME ont du mal à trouver des terrains, on donne ici quinze hectares à une entreprise qui n’entre même pas dans la stratégie de diversification que nous nous sommes donnée. Et tout ça pour une entreprise où travailleront au final très peu de gens issus du marché de travail luxembourgeois ; les postes seront probablement occupés à cent pour cent par des frontaliers… »

Raison d’État oblige – le sujet ouvrant sur la place financière – ni Bausch, ni Lorsché, ni Dieschbourg ne mettent l’accent sur la question de la solidarité européenne. Il fallait pour cela attendre la prise de position des Verts de Dudelange publiée sur leur site ce mercredi. Intitulée « Wenn ein Minister Quark über Joghurt erzählt », elle fut rédigée par le franc tireur, ex-député et nouveau conseiller communal Robert Garcia, et se conclut par : « Steuerflucht in ein Steuerparadies und Verlagerung von Arbeitsplätzen aus dem Armenhaus Europas in das reichste Land der Welt : wenn das die internationalistische Solidarität ist, na denn : bravo, Genosse Schneider ! »

Patrick Nickels ne comprend pas ces critiques. « Si nous ne voulons pas devenir une économie casino, nous devons établir des entreprises industrielles dans ce pays. Ici, nous sommes dans un cas de figure que nous promouvons depuis des décennies : intensif en capital plutôt qu’en travail. Fage investit plus d’un million d’euros par ouvrier. » (Ce qui explique que le salaire minimum luxembourgeois n’était pas un élément dissuasif aux yeux des Filippou.) Après tout, le yaourt serait un « produit on ne peut plus naturel » : « Il faut que quelqu’un qui n’est pas de mauvaise foi m’explique pourquoi ce ne serait pas durable ». Le débat autour du dossier Fage vire au bras de fer entre administrations. Après avoir réussi à peser dans un ministère de l’Agriculture historiquement dominé par la Centrale paysanne, le ministère de l’Environnement parviendra-t-il à gagner en influence dans un ministère de l’Économie structurellement business-friendly ? Étant donné les capitaux en jeu, c’est peu probable.

Bernard Thomas
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