De nouveaux groupes s'établissent

Communautarismes à vendre

d'Lëtzebuerger Land du 14.08.2008

On dirait que les Luxembourgeois ne lisent pas en août : Le journal satirique Den neie Feierkrop, le mensuel économique PaperJam et les nouveaux quotidiens gratuits, L’Essentiel et Point24 ont même carrément suspendu leurs parutions durant un mois. Toutefois, à Bonnevoie, Mike Koedinger, self-made man, éditeur passionné et indépendant (MKE) des magazines PaperJam, Nico, Désirs et, pour le compte de la Ville de Luxembourg, Rendez-Vous Lëtzebuerg, s’attend à un automne qui risque d’être chaud pour les médias. 

Car après les chamboulements qu’ils ont provoqués du côté des lecteurs depuis leur arrivée il y a presque un an, L’Essentiel (Edita) et Point24 (Groupe Saint Paul) pourraient bien attaquer le marché des annonces maintenant, grâce aux premiers chiffres officiels sur leur lectorat, publiés le 30 juin dans l’étude TNS Ilres Plurimedia : 23,7 pour cent des personnes interrogées y affirment avoir lu ou feuilleté L’Essentiel, contre douze pour cent pour Point24. En comparaison : le Luxemburger Wort atteint un peu plus de 44 pour cent, mais le Tageblatt stagne à quatorze pour cent, tous les autres quotidiens se situant sous la barre des dix pour cent de lecteurs, tendance générale à la baisse. Selon l’étude Luxembourg Ad’Report 2007 répertoriant les investissements publicitaires pour les différents médias, L’essentiel aurait emmagasiné 962 000 euros de recettes publicitaires durant les trois premiers mois de son existence en 2007, contre 225 000 euros en deux mois pour Point 24, des chiffres qui sont toutefois à pondérer, tous les espaces n’étant pas vendus au prix fort officiel. Mais les professionnels de l’édition et de la publicité en sont convaincus : muni de ses chiffres de lectorat, L’essentiel pourrait sensiblement démultiplier ses recettes, notamment auprès des grandes centrales d’achat d’espace publicitaire. 

Mais Mike Koedinger ne craint pas vraiment pour ses titres, notamment son vaisseau-amiral, PaperJam, 20 000 copies par mois, dont 14 000 envoyés en mailing direct ; 43 pour cent de cadres supérieurs et moyens dans son lectorat, 41 pour cent d’employés ; un public très international, d’où le choix du français comme langue, avec une partie anglophone qui augmentera à vingt pour cent à la rentrée, lorsqu’un numéro moyen fera 264 pages ; plus de 2,2 millions d’euros de recettes publicitaires en 2007, selon l’Ad’Report, une croissance de dix pour cent par rapport à 2006. « Toute la publicité corporate ne va pas aller dans ces supports gratuits, » estime-t-il, car leur lectorat ne correspondrait pas au public visé. « Mais la presse quotidienne va en prendre un coup, ça c’est certain ! » Une étude financée exclusivement par MKE pour PaperJam auprès des cadres dirigeants sur leurs habitudes de lecture et dont les chiffres seront publiés en automne, va entre autres révéler à quel point L’Essentiel y est lu. Un peu à l’écart de ces chamboulements de la presse quotidienne, le groupe MKE continue son expansion, employant actuellement une quarantaine de personnes pour les magazines, le graphisme, la photographie et les sites Internet. Sans toucher un centime des quelque 7,5 millions d’euros que l’État verse annuellement en guise d’aide à la presse aux quotidiens et hebdomadaires, MKE se finance exclusivement par le biais de la publicité. 

« Nous sommes orientés business, nous pensons en catégories socioprofessionnelles et non pas en communautés linguistiques ou nationales, » souligne l’éditeur, pour lequel la remise en question de chaque support, l’adap­tation de la formule et des maquettes, sont une évolution constante afin de coller aux attentes du lecteur. Un fait toutefois a retenu l’attention de l’observateur de la scène des médias : le 1er octobre, Duncan Roberts rejoindra l’équipe rédactionnelle de PaperJam. Le journaliste anglophone quitte donc l’hebdomadaire de Pol Wirtz, 352, après y avoir tout vu et tout vécu ces dernières années, notamment la série de faillites des sociétés de Wirtz en 2003, dont Interna­tio­nal City Maga­zines, éditrice de Luxem­bourg News, vingt ans d’existence, qui employait Duncan Roberts jusque-là (d’Land, 11/04/2003). Début juil­let de cette année, un avis notarial annonçait la vente forcée des publications de Pol Wirtz, 352 et Business Review, éditées désormais par la nouvelle société New Media Group, vente que son directeur général attribuait alors à des « suites d’une ancienne affaire » (Paper­Jam en-ligne du 27 juin).

Or, le New Media Group vient de s’installer à Howald, rue des Bruyères, dans un bâtiment qui abrite une véritable nébuleuse de sociétés qui ont un point commun : Bob Hochmuth. « Les négociations avec Pol Wirtz pour que nous participions aux magazines sont en cours, il doit encore nous dire s’il veut de nous et sous quelles conditions, explique Bob Hochmuth, en attendant, nous l’abritons ici et nous travaillons déjà ensemble sur les sites Internet ». 

Bob Hochmuth, ancien directeur d’IP, la régie de RTL Group, à Luxem­bourg puis à Paris et pour les nouveaux pays de l’Est, en a fait du chemin dans le métier de la publicité et du marketing. Son plus gros coup était la création, en 2003, d’une grande régie et agence de publicité, Advantage, sur les cendres de cinq petites sociétés, et qui devait surtout travailler pour les médias du Groupe Saint Paul, avec des ambitions internationales. En 2004, GSP achetait 87 pour cent des parts d’Advantage à prix d’or, pour les brader quatre ans plus tard à Alain Ierace, GSP dans ses efforts de restructuration, voulant se débarrasser de toutes les filiales superflues. Bob Hochmuth avait claqué la porte de la société quelques mois plus tôt, mais toc, toc – le revoilà ! en début d’année, dans le conseil d’administration (d’Land du 28 mars 2008), grâce à la prise de participation de sa nouvelle société New Media Lux S.A. 

New Media Lux avait été créée en 2006 par Claude Zimmer et Claude Schmitz, avec un capital modeste de 150 000 euros et pour objet la prise de participation dans d’autres sociétés. Un an plus tard, Bob Hochmuth y apparaît comme administrateur, et l’objet se précise : édition de magazines, publications périodiques, édition et exploitation de sites Internet, productions dans le domaine audiovisuel et électronique et ainsi de suite. En janvier 2008, soudain, Charles Ruppert, ancien directeur général de GSP, fait son apparition dans New Media Lux, qui vient d’augmenter, le 20 mars, son capital à un million d’euros, dont un apport de plus de la moitié de la somme, 570 000 euros, de la part du même Charles Ruppert, et 120 000 euros d’Ad’Net, une autre société de Bob Hochmuth. 

« Nous nous approchons de l’ère du tout digital et du Web 2.0, affirme Bob Hochmuth. Cela nous donne de nouvelles perspectives, les coûts de production chutent et on peut conquérir aisément de nouveaux publics. » Son projet est simple : il veut construire un petit empire de médias qui lui permettraient de cibler à la fois des publics plus spécifiques, de véritables communautés, qui se situeraient en même temps dans un bassin plus vaste, en gros dans la gran­de région, dans un rayon de cinquante kilomètres du Luxem­bourg. Le sésame pour y arriver s’appelle WWW. « Pour nous, c’est clair, notre devise est Internet first ! ». Mais New Media Lux n’a rien inventé, au contraire : Bob Hochmuth a acheté et la technologie et les marques, les deux ingrédients indispensables à la réussite de son « projet d’avenir ». 

Si Internet est au centre, et qu’il vise les communautés internationales, deux sites s’imposaient : lesfrontaliers.lu et son pendant germano­phone, diegrenzgaenger.lu avaient été créés par une start-up du CRP Henri Tudor, Neon­line, en 2000. En décembre 2007, les fondateurs Pierre Gérard et Laurent Kratz cédaient Neonline à Bob Hoch­muth, qui, depuis, en a fait deux sites plus main-stream, moins communautaires, où les chats agressifs ont disparu. Avec pour objectif de les rentabiliser par le biais de la publicité – mais on n’y est pas encore. Car « depuis l’arrivée de la presse gratuite, on consulte beaucoup moins ces sites, on en parle moins dans le train aussi » dit une habituée des trajets Thionville-Luxem­bourg.

Puis Bob Hochmuth a racheté le mensuel Made in Luxe, magazine visant avant tout les annonceurs de ce secteur qui garde encore un potentiel de croissance. Et il a embauché des journalistes de télévision de l’équipe de feu Tango TV, qui produisent de petits films de publi-reportage sur des sociétés du secteur de la gastronomie ou du luxe et qui sont diffusés sur la chaîne Luxe TV, ainsi que sur le site Internet de Made in Luxe

Par le biais de New Media Lux, Bob Hochmuth a également une participation dans le capital de DVL.TV, créée en 1996 par Jean Stock, ancien de chez RTL Group. DVL.TV est la société mère de Luxe TV, qui produit des programmes de publi-reportages sur les produits de luxe à destination du marché international par six ou sept satellites, et ce dans plusieurs langues, dont le russe. En juin de cette année, une holding russe, OPK Media Hol­ding, a d’ailleurs substantiellement contribué à l’augmentation du capital de DVL.TV, en achetant plus de 13 000 parts pour 26 000 euros. 

Parmi les administrateurs de DVL.TV, on trouve, à côté du représentant de la holding russe et des membres de la famille Stock, toute la vieille garde du monde des médias luxembourgeois : Jacques Neuen, Gust Graas, Helmut Thoma et Freddy Thyes de la CLT ou, à nouveau, Charles Ruppert – forcément, ça fait un peu Salon des refusés et des déçus. « Cette augmentation du capital va permettre la réalisation de tout un tas de nouveaux développements chez Luxe TV, » se réjouit Bob Hochmuth. Son ambition à lui de lancer un programme d’informations luxembourgeoises dans un décrochage local de la chaîne n’a pas abouti – trop cher.

Car voilà : tous les théoriciens des médias vous le diront, la convergence des médias et des technologies, c’est bien beau, mais « content is the key » – le contenu décide du succès. Et produire du contenu, ça coûte cher. Alors que, de l’autre côté, personne n’a encore trouvé la solution miracle pour faire des recettes sur Internet, même les grands médias comme le New York Times ou l’International Herald Tribune venant de rendre gratuit l’accès à leurs archives, en espérant pouvoir compenser ce manque à gagner par une augmentation des visiteurs et donc de recettes publicitaires. 

C’est comme lors de la libéralisation de la télévision : désormais, on ne vend plus un contenu au public mais un public à des annonceurs. Or, dans l’équipe des quelque 75 personnes qui travailleraient dans l’empire de Bob Hochmuth, selon ses propres dires, la moitié est payée par Advantage, une dizaine restent employés de Pol Wirtz, puis il y a la régie des sites Internet, Neosphere, quatre rédacteurs du magazine Made in Luxe, enfin, il ne reste plus que quelques postes de rédacteurs des sites Internet et des éléments de webTV. « Nous devons penser cross-media, » souligne Bob Hochmuth et de citer en exemple cet interview avec le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn : l’entretien est diffusé en anglais sur 352.lu, en français sur lesfrontaliers.lu et en allemand sur diegrenzgaenger.lu – un seul journaliste-reporter-image a donc fait le boulot pour les trois sites. Ou plutôt : c’est le ministre qui a dû se répéter trois fois, en trois langues différentes...

C’est en analysant de plus près les ours des sites Internet qu’on tombe sur une prochaine surprise : le chef de l’information en est... Harald Ritter ! Le journaliste allemand dépêché au Wort par Charles Ruppert à l’époque, fut l’artisan, en 2005, du changement de format et de nom, du système d’organisation des différents cahiers par des couleurs (Farb­leitsystem) et de la division de la rédaction en quatre entités locales. Après l’échec public de sa formule, il fut quasiment chassé de Gas­­perich. Visiblement, Charles Ruppert et Bob Hochmuth croient toujours à ses thèses.

Or, il y a bien une différence fondamentale entre PaperJam ou le Luxem­burger Wort et la nébuleuse New Media Lux : les éditeurs des deux premiers font du journalisme, pas toujours d’in­vestigation, pas toujours des plus critiques, mais du journalisme quand même, respectant des standards déon­tologiques et professionnels. Comme ceux de ne pas mélanger publicité et texte en des publi-reportages. Bob Hochmuth par contre est un publicitaire, un homme de marketing. Son approche est inverse : il ne cherche pas des annonceurs pour payer le contenu, mais il crée du contenu pour attirer des annonceurs. Avec tous les risques de dérives que cela implique : mélange des genres, frontières floues entre textes et publicités, cannibalisation du contenu par les demandes des annonceurs, product placement... 

Il faut dire que les nouvelles qu’on lit sur les sites ainsi que les éditions papier de Made in Luxe ou les petits films de webTV nous vendent déjà le dernier modèle de sac Vuitton comme un pro­duit de première nécessité, un yacht comme alternative aux trains bondés et une Bentley comme la voiture idéale – ou presque. On peut y consulter des petites annonces, voter en-ligne sur des questions qui sont de la même niaiserie sur tous les sites, s’inscrire à une newsletter, lire son horoscope, calculer ses impôts ou encore chatter (après s’être inscrit) – les recettes des sites sont partout pareilles. 

« Je me demande déjà aujourd’hui comment Bob Hochmuth finance les salaires de toute cette structure qu’il a montée, notamment tous ces commerciaux, ça coûte cher ! » observe un de ses ennemis dans le secteur, nombreux, « alors si vraiment, avec la crise bancaire qui nous attend, les annonceurs devenaient plus prudents dans leurs investissements, ce serait le coup de grâce pour ses projets. » 

josée hansen
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