Chronique Internet

2018 = 1984 + tech

d'Lëtzebuerger Land du 02.11.2018

« 1984 était censé être un avertissement, pas un manuel d’instructions », a-t-on pu lire ces derniers jours chez des commentateurs cyniques. Cet aphorisme, lancé semble-t-il en réponse aux mesures liberticides de l’administration Bush après les attaques du 11 septembre, refait surface au vu des événements atterrants qui s’enchaînent avec méthode pour achever de nous convaincre que nous avons bel et bien atterri dans l’univers post-vérité imaginé par George Orwell.

Son roman publié en 1949 suggérait que l’évolution vers cette société dystopique, où les faits ne jouent pratiquement plus aucun rôle, résultait surtout de mécanismes de pouvoirs, conflits armés, surveillance et propagande servant les visées du régime autoritaire contrôlant la Grande-Bretagne. Mais il accordait remarquablement peu de place à la contribution de la technologie au démantèlement

des régimes démocratiques. Peut-être l’expérience des régimes dictatoriaux du XXe siècle et la sombre prophétie de 1984 nous ont-elles aidés à munir nos structures politiques de garde-fous solides capables d’éviter ce type de dérives. Mais nous découvrons aujourd’hui que ces garde-fous sont pris à revers par des moyens technologiques que nous n’avions évidemment pas prévus et qui les érodent avec une efficacité effrayante.

Le dernier épisode en date nous vient du Brésil, qui a élu dimanche dernier comme président un histrion ouvertement nostalgique de la dictature. La messagerie WhatsApp, utilisée par quarante pour cent de la population brésilienne, a été massivement mise à contribution par sa campagne pour inonder les téléphones de messages anti-gauche s’appuyant en grande partie sur de parfaites contrevérités. Le soupçon d’une manipulation comparable aux fake news des bots russes et de Cambridge Analytica sur Facebook lors des élections américaines de 2016 a bien été formulé à la suite d’une enquête publiée par le quotidien Folha de Saõ Paulo.

Celle-ci suggérait l’existence de contrats chiffrés en millions entre officines de relations publiques et états-majors de candidats pour lancer de telles opérations, mais aucune preuve n’a pu être apportée dans les temps. De telles opérations sont illégales au Brésil mais pratiquement impossibles à reconstituer parce que les messages farcis de fake news circulent dans des canaux de conversations privés et encryptés.

Les mensonges, omissions et exagérations ont toujours fait partie intégrante de l’arsenal des politiciens, mais amplifiés sur les réseaux sociaux et les messageries, ils changent radicalement la donne. Selon une étude menée par Eleições sem Fake à l’aide d’un outil appelé « WhatsApp Monitor » sur 350 groupes à caractère politique sur cette messagerie, 56 pour cent des images les plus partagées étaient de nature à induire en erreur ceux qui les voyaient, qu’elles fussent complètement fausses, qu’il s’agît d’images authentiques mais utilisées hors contexte ou se référant à des données fausses, ou encore que la source de l’information fût douteuse.

À pratiquement chacune des élections qui se sont soldées ces dernières années par une victoire ou une progression des tenants de l’intolérance et de l’autoritarisme, les campagnes auront été marquées par des opérations sophistiquées sur les réseaux sociaux qui avaient pour point commun un total mépris pour les faits. Bien que Facebook, propriétaire de WhatsApp, proteste de ses efforts pour endiguer ce type d’intox à grande échelle, il est clair que tant les états-majors de ces plateformes que la police et la justice sont, par définition, à la traîne face à ces phénomènes et tout juste capables, dans le meilleur des cas, à les détricoter et à identifier les donneurs d’ordre après-coup, lorsque les élections sont terminées et le mal fait.

À moins de réagir rapidement et vigoureusement pour remettre les faits au centre du débat politique, notamment en nous réappropriant les canaux sur lesquels nous communiquons, nous sommes donc vraisemblablement condamnés à voir s’effriter sous nos yeux ce corpus minimal de vérité requis pour une communication politique et des campagnes électorales rationnelles. Nos institutions ne sortiraient pas indemnes d’une généralisation des fausses informations diffusées sur nos gadgets, car en l’absence d’un socle de faits avérés et partagés sur lesquels puisse s’articuler un débat politique digne de ce nom, aucun fonctionnement démocratique n’est possible.

Jean Lasar
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