Art contemporain

S. au pays des mirages

d'Lëtzebuerger Land du 22.05.2020

La première idée avait été de faire S. s’implanter au pays des merveilles. Toutefois, l’emprunt s’avérait un peu gros, et S. ne tient guère du caractère naturel, ou dirait-on même naïf, du personnage de Carroll. Elle aurait plutôt l’espièglerie de son homonyme ségurienne, facétieuse, malicieuse. Et puis il a suffi de monter au premier étage du Casino-Forum d’art contemporain pour que son pays d’un coup devienne le lieu, ou mieux la scène, d’autre chose, S. et les mirages. Non pas que les objets, appelez-les sculptures, assemblages, comme vous voudrez, n’y soient pas bien réels. Mais l’art, de façon générale, est fait aussi d’illusion, il s’y passe des phénomènes, dans le regard et dans l’esprit du visiteur, pareils un peu à ce que peut vivre le marcheur qui dans telles circonstances pense voir, croit voir des objets à des endroits où ils ne sont pas.

Dans l’exposition de Sophie Jung, les objets y sont donc bel et bien, et le phénomène consiste souvent dans leur dédoublement même. Le sol des salles, en effet, est recouvert en grande partie d’un film réfléchissant, non seulement les objets se reflètent, on a l’original et son image, mais en plus les deux se retrouvent des fois comme encadrés par les spots lumineux reproduits de même par terre. Et le visiteur de marcher à son tour dans pareille réalité irréalisée, un théâtre imaginaire, pourquoi pas, dont les objets seraient les acteurs, ou du moins les agents d’incitation et d’invention.

Il faut le répéter, les objets dont Sophie Jung se sert, d’où elle part pour ses mises en espace, en scène, sont bien concrets. Ils sont tangibles, palpables, et ils révéleraient, au toucher encore plus qu’à la simple vue, la vie antérieure qui a été la leur. Car ils ont servi, ont l’air même un peu vieillis, usés souvent. Mis de côté, mais c’était comme pour mieux resservir. Telles ces chaises de tout genre, ces matelas, ces couches, où sont venus s’étaler des vêtements, formes humaines vidées, aplaties. D’autres vêtements pendent du plafond, ils s’y sont envolés, on n’en finirait pas d’énumérer des situations propres à amorcer ou épaissir un conte.

Et Sophie Jung dans son capharnaüm tout ordonné, comme on le fait justement d’acteurs ou de danseurs répartis dans l’espace, ne cesse pas de nous surprendre, jouant avec bonheur, voire jubilation des oppositions, des contrastes les plus vifs. Des pointes de danse classique sont comme embrochées au haut d’un grillage, il fait clôture, bien sûr, mais les chaussons ne sont pas vides, des boules, des seins en ressortent, alors que par-dessus, collé au mur, c’est l’envol suggéré, impossible d’un oiseau. Pas besoin de décrire ici d’autres images pour évoquer ce que pareilles associations doivent au surréalisme.

Les contrastes, ils sont de la sorte dans tant des assemblages, une trentaine, ils marquent le dialogue qui peut s’établir entre eux. Voici un petit scooter en bois et peint en blanc, à côté ou presque, un manteau foncé se dresse tel une tente, c’est Beuys qui nous revient en mémoire, mais le coyote n’y est pas, ni le bâton de gardien, il sort du haut du vêtement une branche de palmier. Alors que non loin de là, dans un coin, à ce qui rappelle un tronc ou un branchage d’arbre, se trouve accroché un visage d’enfant, à la Grimm a-t-on envie de supputer. Ainsi nature et culture se rejoignent, et au visiteur de poursuivre son parcours, avec ses propres remémorations et associations.

Cela dit, et il a déjà été signalé la richesse, la pléthore d’objets, et dans la foulée la multitude d’amorces de saynètes, il appartient aussi au visiteur d’y introduire et établir son propre ordre. À partir de ses propres lubies ou paramètres. Il s’attachera à la symphonie ou au tintamarre des couleurs, aux matériaux, à la façon dont les objets ont conquis et occupent un emplacement, s’étendant ou se répandant par terre, se lovant, se levant et se dressant telles des colonnes antiques où une nouvelle érotisation entre en jeu. Et le regard n’arrêtera pas de fouiller les assemblages, leur taille, leurs proportions ne variant pas moins que le reste, cela va du quasi-monumental au bibelot.

Dans ces temps compliqués, il avait fallu attendre longtemps pour retourner voir Sincerity condition, l’exposition de Sophie Jung. Rien n’étant fixé, figé, elle porte un deuxième titre : They might stay the night. Il peut rappeler à l’un ou l’autre le désir de Breton de se faire enfermer le temps d’une nuit dans les salles du musée Gustave-Moreau pour en scruter les idoles à la lumière d’une torche. Au Casino, n’attendons pas la nuit, fermons un instant les yeux, et quand nous les rouvrirons, il est de fortes chances que le théâtre imaginaire de Sophie Jung prenne vie, que les objets se mettent à bouger. Et définitivement, alors, le visiteur comme S. ensemble se retrouveront au pays des merveilles.

L’exposition The might stay the night de Sophie Jung, curatée par Stilbé Schroeder, a été prolongé jusqu’au 25 octobre au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain ; casino-luxembourg.lu.

Lucien Kayser
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