Art contemporain

L’existence prise dans la toile spatio-temporelle

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2020

Prologue. Un peu comme si c’était lointain déjà, alors que ça fait un mois à peine : la chance d’avoir pu assister au vernissage de l’exposition de David Brognon et Stéphanie Rollin, au Mac/Val, à Vitry-sur-Seine, dans la banlieue sud de Paris, première exposition monographique muséale du duo, sans oublier toutefois celle du Frac Poitou-Charentes, à Angoulême, il y a cinq, six ans. Une exposition rattrapée par les temps que nous vivons ; la grande salle, plongée l’autre jour déjà dans l’obscurité, faisant ressortir d’autant mieux les œuvres dans la mise en lumière de Serge Damon, dans leur agencement habile et soigné des commissaires Julien Blanpied et Frank Lamy, elle est maintenant vide de visiteurs, le restera pour combien de temps (l’exposition était initialement prévue jusqu’au 30 août prochain). Vide aussi le fauteuil qui en est un peu le point central, au carrefour autour duquel se déplient vidéos, photographies, objets, peintures en marqueterie. Déploiement auquel le visiteur quand il sera de nouveau admis n’échappera pas, pris comme dans son existence même dans une toile spatio-temporelle, celle que tissent les araignées peut passer pour exemplaire, telles qu’elles occupent le bas d’une table de shoot ou le creux d’une sculpture.

Le fauteuil devait être occupé par un line sitter, quelqu’un qui est payé pour prendre la place d’un autre dans une file d’attente. En Belgique, la loi autorise l’euthanasie, et notre homme allait être assis là jusqu’au jour, à la seconde de la mort d’une personne (identifiée d’avance auprès d’un médecin) ayant décidé de mettre fin à ses souffrances, de ne plus vivre. Exposition rattrapée dans ses interrogations les plus extrêmes par les circonstances terribles du moment. Où la métaphore est cruellement assaillie par la réalité.

Au centre de l’exposition toujours, à côté, un portique monument en acier, comme on en trouve dans une dimension moindre dans les lieux de passage, instrument de contrôle. L’œuvre est intitulée Résilients, mot qui sert aujourd’hui ailleurs, là c’était pour dire la résistance des ouvriers au moment de la fermeture de l’usine Caterpillar en Belgique. Et par-dessus portique et fauteuil, il glisse lentement une poursuite lumineuse de théâtre, de forme ronde, comme le bracelet de Sophia, qui le porte parce qu’elle est sous surveillance électronique.

1 Il est le temps, et l’autre forme a priori de la sensibilité, l’espace, dont Brognon et Rollin explorent sans répit l’emprise sur notre existence et son contexte social, politique. Temps paradoxal, mais qui la plupart du temps (on n’y échappe pas), comme dans un mouvement répétitif, s’étire, se fait attente. Il lui arrive même de se figer, dans cet espace grand comme une cellule de détenu, où l’horloge s’arrête automatiquement à votre entrée, temps suspendu, qui toutefois se rattrape et reprend son cours inexorable à votre sortie. L’espace dit l’enfermement, le titre de l’œuvre, 8 m2 Loneliness, y ajoute la solitude, l’ennui.

Puisqu’on en est avec des détenus, suivons ceux d’une vidéo, Attempt of Redemption, dans les lignes que tracent leurs pas dans le gymnase du centre d’Ecrouves ; seulement, leurs déplacements se font à rebours, fol espoir, espérance de quelque rachat. Tentative tout aussi vaine, beau travail à la Sisyphe, d’un autre garçon se donnant toutes les peines du monde à maintenir des lignes de sel dans le rai de lumière d’un soleil impitoyable. Mais n’appartient-il pas à l’homme de rester infatigable dans ses « attempts ».

À l’image d’ailleurs de la nature, et au long de l’année 2017, Brognon et Rollin ont suivi le coucher du soleil, en ont publié une douzaine de photographies dans la rubrique des petites annonces (on y saisit la vie) de journaux internationaux. Leur suite d’images, encadrées individuellement, sont là, renvoient à cette note en bas de page de Nadja, de Breton, où un peintre sur le port de Marseille essaie de fixer la course de l’astre qui lui échappe.

2 Mouvements du temps, expansion et contraction de l’espace leur correspondent. Brognon et Rollin aiment les espaces quasi infinis, n’ont pas peur de leur « silence éternel », au contraire, ils les font parler, leur font révéler leurs secrets. Ainsi nos arpenteurs font le tour de telles îles, en retracent centimètre par centimètre les contours : Gorée, Tahitou, territoires de geôle, de lazaret. Et les voilà réduites à des centaines de calques, emboîtés, encagés, et mis au mur.

Dans une vidéo plus récente, de 2019, nous marchons avec Mazen Kenan, patriarche d’une famille musulmane palestinienne de Jérusalem. Il loue des croix de bois aux pèlerins qui veulent faire la Via Dolorosa, et lui de rapporter les croix au point de départ une fois qu’il les a récupérées au Saint-Sépulcre. Parcours toujours le même, où le temps et l’espace se rejoignent, se superposent, et ça recommence avec d’autres touristes.

Brognon et Rollin ont séjourné en Israël, différentes vidéos disent la situation du pays, comment depuis un siècle et demi un accord évite le conflit entre les communautés chrétiennes du Saint-Sépulcre, rend une échelle sur la façade de l’église de ce fait inamovible ; comment les figuiers de Barbarie peuvent servir à une greffe des épines ; comment des jeunes gens arrivent à adapter une cour de collège pour faire du sport. Autant de paraboles, si l’on veut, pour quel enseignement, quelle morale ; ce n’est pas l’affaire de l’art, il suffit qu’il nous mette le nez dessus.

Épilogue. Comme on voudra, le jour venu où l’exposition rouvrira, en entrant ou en sortant, le regard s’attardera sur la citation projetée au mur, comme le sont de façon fort heureuse les cartels tout au long : l’anecdote (si l’on ose dire) rapportée par l’un des membres de la famille de bourreaux des Sanson, du comte de Charost lisant un livre dans la charrette le conduisant à l’échafaud, et d’en corner la page avant de monter les gradins. « Au revoir Monsieur, et bonne continuation. »

Ce serait impardonnable de ne pas mentionner non plus le titre de l’exposition emprunté à Jorge Luis Borges : L’avant-dernière version de la réalité. Et que de mains ouvertes sur telles photographies, pour quelque pratique chiromancienne que ce soit, de lignes de vie invitant à deviner une destinée.

En attendant la réouverture des musées, le lecteur pourra se reporter sur le site suivant : www.macval.fr/L-avant-derniere-version-de-la-realite

Lucien Kayser
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