Juncker et la sidérurgie

Mythes et légendes

d'Lëtzebuerger Land du 23.09.2011

En France, la bande à Sarko n’arrête pas de prouver qu’elle est bien, selon la formule consacrée, la droite la plus maladroite du monde. Le Luxembourg, quant à lui, peut se targuer d’être gouverné par l’homme de droite le plus adroit du monde qui se fait fort, en plus, d’être l’homme de droite le plus à gauche du monde, à moins que ce ne soit l’inverse. Cette schizophrénie idéologique, un brin populiste, lui vaut depuis plus de quinze ans d’être l’homme politique (et pourquoi pas, va pour la brosse à reluire, l’homme d’État) le plus aimé et le plus estimé du grand-duché. Être aimé et respecté à la fois, cela ne va pas toujours de soi, mais notre homme, nous venons de le voir, n’est pas à un paradoxe près. Son côté Janus politique fait gouverner cet homme du CSV indifféremment avec le DP et le LSAP, encore qu’il ne fasse guère mystère de sa préférence pour le second. (Pour combien de temps encore ?) Mais contrairement aux girouettes du « centre » français, notre primus ante pares n’est pas un opportuniste, et le psychiatre que je suis se plaît à chercher l’interprétation de cette ambivalence politique dans l’enfance de notre héros et plus particulièrement dans son rapport au père. Les clichés en psychanalyse, pour sauvage qu’elle soit, ont décidément la vie dure !

Nul besoin de coucher le sujet sur le divan, il suffit tout simplement de consulter la page web du gouvernement et de relire l’interview du grand Juncker où le petit Jean-Claude rend à son géniteur un hommage émouvant et appuyé, mais non dénué certes d’arrière-idées démagogiques. Les cent ans de notre sidérurgie nationale, qu’on vient de fêter (ou d’enterrer ?) en grande pompe, nous incitent aujourd’hui à interroger le mythe des origines de l’usine et de ses enfants et petits-enfants.

Juncker père était, comme dirait Sarkozy, un homme du Luxembourg d’en bas, un ouvrier de feu l’ARBED qui portait un nom de nobliau. Ambivalence originaire déjà, prototype de la schizophrénie névrotique (un oxymore pour tout médecin de l’âme qui se respecte) du rejeton. Une rumeur tenace veut que cet homme humble et digne ait tronqué ensuite son bleu de travail d’ouvrier contre l’uniforme vert kaki du Hüttenpolizist. La rumeur prend peut-être des aises avec la vérité, mais au moins contribue-t-elle efficacement à construire le mythe des origines des peuples et de leurs grands hommes.

Le Hüttenpolizist est un père-sonnage que tous les enfants du Sud connaissent bien et dont la fonction était au moins aussi schizophrène que celle du médecin de travail ou de l’ingénieur de sécurité. Une fonction à cheval entre les pièces d’habitation des « colonies » d’ouvriers et les salons des maisons de maître des patrons, entre le cigare du bourgeois et la cigarette du prolétaire que notre premier ministre continue à chérir comme son premier biberon. Drôle de mot que cette Hüttenpolizei, hérité de l’époque du Zollverein, alors que les Luxem[-]bourgeois allaient (presque) tous travailler à la Schmelz. Un mot issu donc de la langue policée d’un envahisseur mal-aimé, un mot qui fait référence à la police des chaumières plutôt qu’à l’ouvrier de la fonderie, un mot enfin qui charrie son pesant de respect, de crainte et d’envie, mais aussi de raillerie et d’animosité. Pour prétendre à l’uniforme du Hüttenpolizist, il fallait avoir une taille minimum, mais on n’échappa pas pour autant à sa condition d’ouvrier à une époque qui ignorait tout encore du statut unique, dont JCJ, et ce n’est certes pas un hasard, allait faire sa réforme emblématique. Une réforme symptomatique de l’action du fils qui allie revanche et révolution et dont le plus petit dénominateur commun reste peut-être après tout le conservatisme de la doctrine sociale chrétienne.

Les Hüttenpolizisten étaient les concierges de l’usine et les gardiens de l’ordre social, une milice dirions-nous aujourd’hui, qui contrôlait les ouvriers, les fouillait parfois à la recherche d’un outil dérobé, qui saluait respectueusement les directeurs et accueillait avec complicité les ouvriers. Des Janus donc eux aussi qui faisaient partie du décor de nos Minettsdepp, un peu comme les sirènes qui accompagnaient leur vie au rythme des trois fois huit et dont le nom de sirène évoque une fois de plus l’ambivalence janusienne de ces sonneries, chant de sirène toujours pour les actionnaires, chant de sirène une fois sur deux pour les travailleurs (à la fin de la Schicht), sonnette de labeur une fois sur deux pour ces mêmes travailleurs (au début de la Schicht). N’est pas Ulysse qui veut, mais est Sisyphe qui ne veut pas. Serait-ce là le roman familial de notre JCJ national ?

Yvan
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