Pourquoi la Fondation Robert Krieps est le seul think tank politique à ne pas être tombé dans le coma

Soft Power

Le président de la Fondation, Marc Limpach
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 28.10.2022

Ce mercredi soir, la Fondation Robert Krieps a canonisé celui dont elle porte le nom. Réunis dans l’ancien Tuutesall pour commémorer le centième anniversaire du député, ministre et président du LSAP mort en 1990, les hagiographes ont recréé Robert Krieps, chacun à son image. L’actrice Vicky Krieps, une de ses onze petits-enfants, avait envoyé un vidéo-message depuis le Mexique où elle tourne actuellement un western, un des genres préférés de son grand-père, dit-elle. Lorsqu’on lui offre un rôle dans un film, elle se demanderait toujours ce qu’aurait dit son « Bopi » : « Du coup, je dis souvent ‘non’ ». Le président de la fondation et juriste à la CSSF, Marc Limpach, distingue Krieps des politiciens dont « les discours ont la durée de péremption d’un yaourt ». Et de disserter sur le « courage » en politique : « De gauche sinn, heescht… » Franz Fayot, ministre de l’Économie (qu’il veut « circulaire »), parle de la « grande sensibilité » écologique qui aurait été celle de « Kriepse Rob », et qui devrait se retrouver dans le prochain programme électoral du LSAP.

Le secrétaire général de la Fondation, Max Leners, avance en dehors des circuits établis. Il n’a ni suivi son mentor Franz Fayot à l’Économie, ni tenté de se faire élire dans le bastion socialiste qu’est sa ville natale de Dudelange. Pour illustrer son hommage, il choisit un entretien que Krieps avait accordé en décembre 1968 au Land. Le député venait de rater sa réélection au Parlement, une raclée qu’il s’expliquait ainsi : « Offenbar bin ich nicht ‘populär’ genug. […] Ich bin eben dagegen, dass sich Politiker nach dem deutschen Spruch ‘Meier ist auf jeder Feier’ bei jeder Einweihung produzieren müssen, nur um gewählt zu werden. » Max Leners s’est par contre bien gardé de citer la fin de l’interview de 1968 : « Ich habe nicht auf ein öffentliches Mandat gewartet, bevor ich politisch tätig wurde ». Paulette Lenert, dont l’engagement politique a coïncidé avec sa nomination ministérielle, aurait sans doute peu apprécié...

La Vice-Première ministre patauge dans les clichés sur « nos valeurs », « nos libertés » et « l’attitude humaniste ». Le cadre se serait prêté à un discours programmatique, Paulette Lenert préfère accumuler les généralités : Il faudrait « voir plus loin que le bord de l’assiette », combattre « les égoïsmes », croire « en l’être humain » et en sa capacité « de prendre ses responsabilités », ce serait là « eng Glawensfro ». La shooting star socialiste aura parlé quinze minutes pour rien dire. L’audience, composée principalement de vétérans socialistes issus du Stater Bildungsbürgertum, aura surtout retenu une anecdote personnelle. Quand elle était jeune, raconte Lenert, elle aurait aperçu Robert Krieps faire du patinage à la Kockelscheuer, tout seul durant sa pause de midi. Qu’un ministre ait pu s’aménager de telles « parenthèses », cela l’inspirerait énormément. Lenert pense se reconnaître dans Krieps qu’elle dépeint, avec beaucoup de flou artistique, comme un politicien « calme » et « besonnen », « un homme qui prenait son temps ».

En 1993, la Fondation CM Spoo fut renommée Fondation Robert Krieps. Elle rassemblait alors des anciens disciples du ministre, comme Guy Linster et Raymond Weber, épaulés par la conscience historique du parti, Ben Fayot. Presque vingt ans plus tard, une clique de jeunes et ambitieux juristes, composée de Franz Fayot, Marc Limpach et Christophe Schiltz, ranimèrent cette structure, toujours sous la tutelle de Fayot père. Dans les années 2010, la Fondation s’occupait principalement de travail historique et mémoriel, en étroite collaboration avec Denis Scuto. Elle décerna six prix pour « meilleur mémoire de master » (dont un, en 2010, à l’auteur de ces lignes) et lança une collection de publications en collaboration avec les Éditions d’Letzebuerger Land. La plupart des 110 chercheurs du C2DH l’ignorent, mais les origines de leur centre interdisciplinaire remontent à la Fondation Robert Krieps. Ben Fayot et Marc Limpach avaient fait inscrire la création d’un « Institut d’histoire du temps présent » dans le programme électoral du LSAP, puis dans l’accord de coalition. En l’intégrant dans l’Uni.lu et en y juxtaposant du « digital », le ministre délégué à l’Enseignement supérieur, Marc Hansen (DP), finit par saboter ce projet d’un centre extra-universitaire ancré à gauche.

Franz Fayot s’est réjoui ce mercredi que la Fondation Robert Krieps n’ait pas fini en « feu de paille ». Faute de structures professionnalisées, qui permettent d’assurer une permanence, les fabriques à idées restent tributaires de la motivation et des ambitions d’une poignée de bénévoles. Au début des années 2010, la Fondation Robert Krieps avait permis à Franz Fayot de se lancer en politique comme intellectuel de gauche plutôt que comme avocat d’affaires. Au début des années 2020, Max Leners a pu s’appuyer sur la même plateforme (et le même soutien de Marc Limpach) pour soigner son image de franc-tireur. Faisant preuve d’un indéniable flair publiciste, il occupa les sujets de la justice fiscale et de la crise du logement. La Fondation Robert Krieps lui confère une liberté de parole et un soft power que la vieille garde du parliamentary party, soumis à la raison de coalition, n’apprécient guère. Or, si Leners réussissait à percer aux législatives, il serait l’exception qui confirme la règle. Car pour faire carrière en politique, la voie royale reste le local. Le panachage favorise les notables locaux et les candidats qui courent les événements sportifs et associatifs, sourient aux inaugurations, papotent aux braderies et postent des selfies sur Facebook. Pour survivre à cette « Ochsentour », il faut une certaine constitution mentale.

Parmi les think tanks politiques (re)lancés à la fin des années 2000, la Fondation Robert Krieps est la seule à ne pas avoir succombée à la léthargie. La Gréng Stëftung est entrée en hibernation, tout comme Transform!, liée à la gauche radicale. La fondation des Verts fut immatriculée en 2009. Son nom peu original trahit la jeunesse d’un parti qui ne comptait alors pas de morts canonisables. (Thers Bodé, la féministe décédée en 1989, avant de pouvoir entamer son mandat de députée, a donné son nom à la bibliothèque du CID Femmes.) La fondation verte se lança par un cycle de conférences dédiées à la Grande Région. Le sujet n’intéressait personne au Grand-Duché, mais avait l’avantage d’ouvrir un accès aux financements européens. Présidée alors par le (raisonnablement) iconoclaste Robert Garcia, la fondation ne voulait pas « prêcher aux convertis ». Elle confronta donc ses cadres aux technocrates et lobbyistes René Winkin (Fedil), Luc Henzig (PWC), Rolf Tarrach (Uni.lu) et Tom Eischen (ministère de l’Économie). Les retranscriptions de ces causeries furent soumises aux intervenants avant publication. L’accès au pouvoir calma l’engouement pour le débat d’idées. Consacrée au hate speech, la dernière conférence de la Gréng Stëftung remonte ainsi à octobre 2021.

Les think tanks de gauche ont typiquement attiré les Stater, qui se retrouvaient marginalisés au niveau communal et moins imbriqués dans le mouvement syndical. Même le KPL s’était doté de sa propre fabrique d’idées. Le Centre Jean Kill fut créé en 1980, autour de l’historien Henri Wehenkel, de l’économiste Guy Foetz et du statisticien Jean Langers. Relié à l’appareil de recherche est-allemand, ce centre d’études lança son propre périodique, Argumenter. Le chef du parti, René Urbany, laissait faire, tant qu’on ne critiquait pas l’URSS. À ses yeux, les intellectuels de la Ville formaient un contre-poids utile aux syndicalistes du Sud.

Financé par la Chambre de commerce, Idea est le seul think tank professionnalisé au Luxembourg. (Il emploie quatre économistes et dispose d’un budget annuel de presque 900 000 euros.) Avec un retard à l’allumage d’une décennie, la Chambre des salariés s’est finalement décidée à imiter ce modèle ; son directeur adjoint, Sylvain Hoffmann, annonce le lancement d’une fondation dans les prochains mois (lire page 8). Les fabriques à idées liées aux partis politiques luxembourgeois n’emploient, quant à elles, pas de personnel et disposent d’un financement dérisoire. On reste très loin des grandes Stiftungen des partis allemands. Dotées d’un « Bildungsauftrag », elles sont directement financées par l’État fédéral, selon une clef qui tient compte des résultats électoraux. Cette vision n’a jamais réussi à s’imposer au Luxembourg. En 2007, la proposition de loi sur le financement des partis avait initialement prévu que dix pour cent des allocations étatiques devraient aller « à la recherche, à la formation et à des études en matière politique ». Or, le Conseil d’État biffa ce passage, ce dont la députée libérale Colette Flesch se réjouit : Il aurait de toute façon été épineux de savoir « wéi deen een oder deen anerer Formatioun a Recherche interpretéiert a wéi dat da soll unerkannt ginn ».

Conçu comme machine électorale, le DP s’encombre peu de débats théoriques ; le clientélisme lui tient lieu d’idéologie. Le Centre d’études Eugène Schaus se borne ainsi à gérer le patrimoine, dont les participations dans le Lëtzebuerger Journal, désormais en version digitale et émancipé de son statut d’organe officiel. Le conseil d’administration du « centre d’études » a vu défiler une succession de jeunes espoirs du DP : Guy Daleiden, Marc Hansen, Claude Meisch, Lex Delles, Jeff Feller. Ils furent chaperonnés par les notables du parti Kik Schneider, Henri Grethen et Charles Goerens. En 2020, deux nouvelles recrues, nées au début des années 1990, ont intégré le CA : Eric Thill et Loris Meyer. Le premier est maire de Schieren et ne cache pas ses ambitions nationales. Le second, formé au droit des affaires à Assas et au Collège d’Europe, a passé un stage à la division « Family wealth management » de BNP Paribas, avant d’être recruté par le DP en tant que secrétaire parlementaire adjoint.

Dans un pays qui a érigé le « pragmatisme » en doctrine d’État, les débats théoriques sont perçus comme stériles, voire nuisibles. Publier des livres est moins valorisé que couper des rubans. Même les publications des elder statesmen sont une denrée rare au Luxembourg. L’annonce de Jean-Claude Juncker qu’il rédigeait ses mémoires (consacrées à la politique européenne) a donc surpris en 2019. Il y a quelques semaines, à la fin de son intervention au Bridge Forum, l’ancien Premier ministre s’est excusé : Il devrait filer à Bruxelles rencontrer son éditeur.

Cela fait presque trente ans que les éternels « rénovateurs » du CSV tentent de lancer une fondation politique. Dès 1994, le CSJ avait présenté cette idée dans son manifeste « Frësch Loft ». Au congrès du CSV en mars 2016, les membres du « 3-Kinneksgrupp » lançaient une nouvelle offensive et déposaient un projet de motion pour créer « eine mit der CSV freundschaftlich verbundene und zugleich autonome Stiftung », qui devrait servir d’« Ideenagentur für christlich-soziale Politik ». Les auteurs citaient une ribambelle d’exemples européens : La Konrad-Adenauer-Stiftung en Allemagne, le Centre d’études politiques, économiques et sociales en Belgique, le Wetenschappelijk Instituut voor het CDA aux Pays-Bas, la Fondation Robert Schuman en France... Les chefs du parti et de la fraction ne furent guère impressionnés. Ils firent ce que font tous les apparatchiks lorsqu’ils veulent enterrer une idée, ils créèrent un « groupe de travail ». Celui-ci se réunit à trois reprises, et ce fut la fin de l’histoire.

Difficile d’exister politiquement sans être député, maire ou ministre. Les partis luxembourgeois sont dominés par leurs mandataires ; cette leçon, Frank Engel l’a apprise à ses dépens. Le contrat de travail qu’il a signé en 2020 avec le CSV-Frëndeskreess prévoyait notamment de transformer cette ASBL en « think tank », comparable, « toutes proportions gardées », à la Konrad-Adenauer-Stiftung. La tentative ne fut guère fructueuse, se rappelle Engel, « eng Recherche déi guer néirens hikoum ». À commencer par la question des financements. « La fraction est assise sur des millions d’euros, il me semblait donc admissible qu’elle finance une fondation », relate Engel. Or, Martine Hansen et Gilles Roth se gardaient bien d’entretenir une fondation créée par leur antagoniste. Quant aux donateurs privés, leur « générosité » se serait avérée « très limitée ». Engel en tire de terribles conclusions : « La lâcheté vis-à-vis de la réflexion est énorme ! » Et de continuer sa diatribe : Le milieu politique se caractériserait par « la paresse et l’incurie » ; ceux qui se prendraient pour « ganz dichteg » ne voudraient surtout pas donner l’impression de ne pas tout savoir.

Bernard Thomas
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