Oncle Vania

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d'Lëtzebuerger Land du 04.12.2015

Elena aime Astrov. Sonia aussi aime Astrov. Mais Astrov n’aime personne. Si, peut-être qu’il pourrait aimer Elena, dont il envie la jeunesse et la beauté. Mais il ignore royalement Sonia, qui lui est pourtant soumise. Vania est fou amoureux d’Elena, il lui suffit de la voir pour se sentir vivre. Mais de toute façon, Elena est mariée au professeur Sérérbiakov, dont elle admira jadis l’intelligence et la célébrité, mais qui se trouve aujourd’hui réduit par la vieillesse et la maladie. Ce qui se lit ici comme l’intrigue d’une mauvaise série de la télévision française est en fait le résumé de l’Oncle Vania d’Anton Tchekhov (1897). Mais chez Tchekhov, l’ambiance de profonde mélancolie prime toujours sur l’histoire.

Au Centaure, Myriam Muller relève le défi de mettre en scène une pièce qui joue sur la profondeur de la campagne russe, sur la langueur des personnages qui se meurent d’ennui et les rapports de proximité et de distance entre eux, sur le temps aussi. Le tout sur la minuscule scène de la cave voûtée de la grand-rue. Alors, avec le scénographe Christian Klein, elle a développé un décor astucieux : un long banc en bois, dont les assises font aussi office de coffres pour faire disparaître les accessoires. Le tout dans une ambiance de salle d’attente, où l’on se repose, attend, s’assied avec les autres personnages, se morfond de Sehnsucht. Leurs références esthétiques : les portraits de famille de Richard Avedon ou cette incroyable photo Insomnia de Jeff Wall, où l’on voit un homme endormi sous sa table de cuisine.

Comme déjà pour son Dom Juan, en septembre au Grand Théâtre, Myriam Muller supprime les références à une certaine époque : pas de costumes du XIXe siècle russe ici, pas de clin d’œil aux origines spatio-temporelles de la pièce, si ce n’est une madone orthodoxe et un samovar qui chauffe à longueur de journée. Jules Werner est Astrov, un docteur de campagne jadis enthousiaste de la nature – ses tirades en faveur de la forêt pourraient être la bande son de la Cop21 –, mais devenu désillusionné, voire cynique avec le temps. Il attend, casque de walkman (à cassettes !) vissé sur la tête, chemise grande ouverte sur un marcel blanc, à côté de la nourrice (touchante Marie-Paule von Roesgen), la seule personne pour laquelle il ressente quelque tendresse. Plus loin, Ivan Petrovitch Voïnitski aka Oncle Vania (Francesco Mormino), pique un somme.

Depuis que le professeur et sa femme sont là, tout est déréglé, « vous nous avez tous contaminés avec votre oisiveté » dira Astrov à la fin. Parce qu’avant, Vania et sa nièce Sonia, fille en première noce du professeur (excellente Renelde Pierlot, pleine d’entrain et de naturel dans ses bottes en caoutchouc) tenaient le domaine, labouraient les champs, assuraient sa gestion financière. Mais depuis que la belle Elena et son mari sont là, désœuvrés et prétentieux, tout s’organise autour d’eux : repas à pas d’heure, discussions nocturnes avec le professeur autant rongé par le doute que par la goutte, papillonnages d’Elena (Larisa Faber est parfaite dans le rôle de la hautaine belle-mère de Sonia) ont englouti toute cette petite ronde. Or, quand le professeur annonce qu’il veut tout vendre, alors même qu’il ne vivait qu’au dépens de Vania et de Sonia, qui lui paient sa rente par leur labeur, tout cet équilibre précaire entre les membres de la famille implose.

Il ne se passe presque rien dans les pièces de Tchekhov. Et pourtant, elles sont universelles parce qu’elles dépeignent si justement notre humanité : ces vies vaines qui n’ont jamais été vécues, cette attente du grand amour qui ne peut être que déception, l’injustice sociale aussi, entre ceux qui gagnent le fric et ceux qui le dépensent, ces précieux ridicules comme le professeur, « monstrueux d’absurdité » selon Vania, qui écrit depuis 25 ans sur l’art « sans rien y connaître », mais aussi l’aveuglement de ceux qui l’admirent, comme sa belle-mère Maria Vassilievna (Josiane Peiffer, complètement détachée de la réalité). Cela pourrait aussi être un commentaire sur Facebook ou sur le starsystème. Avec la différence que chez Tchekhov, il n’y a pas de fin heureuse. Mais Vania et Sonia, brisés par les déceptions des derniers jours, doivent bien retourner au travail, supporter la vie et espérer qu’ils se reposeront un jour, après la mort.

Oncle Vania d’Anton Tchekhov, dans la traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan, mise en scène par Myriam Muller, assisté d’Antoine Colla ; scénographie et costumes : Christian Klein ; création lumières : Patrick Grandvuillemin ; avec : Larisa Faber, Olivier Foubert, Francesco Mormino, Josiane Peiffer, Renelde Pierlot, Guy Vuillot, Marie-Paule von Roesgen et Jules Werner ; une coproduction du Théâtre du Centaure avec le Kulturhaus Niederanven ; prochaines représentations ce soir, vendredi 4 et les 5, 6, 9, 10 et 11 décembre 2015 et les 6, 7, 9 et 10 janvier 2016 au Centaure ainsi que les 27 et 28 janvier à Niederanven ; www.theatrecentaure.lu.
josée hansen
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