Visions

White trash, white noise

d'Lëtzebuerger Land du 27.11.2015

Des fourmis ! Il y a des fourmis partout dans son appartement. Elles grimpent dans les boîtes de pizza vides, sur le frigo, sur le canapé. « Allez rejoindre votre petite famille, petites fourmis. Au moins, vous en avez encore une », les interpelle Kim, cloîtrée dans l’espace clos de son salon qu’elle ne quitte plus depuis longtemps. La nourriture – enfin, les chips et les pizzas – est livrée par un chauffeur du supermarché. Elle prend toujours soin de ne pas donner le bon numéro d’appartement afin que personne ne sache ni qui elle est, ni où elle habite. « Il faut toujours se méfier ! » explique-t-elle. Kim n’a que 27 ans et elle vit en mode paranoïa totale. De déception en échec, de solitude en chômage, elle a appris à refuser le monde, à nier la réalité, à ne plus vouloir sortir dans la jungle du quotidien. Alors elle s’agrippe à sa télécommande et reste scotchée à sa télé à longueur de journée. Binge-watching de séries télé, zapping entre émissions de jeux ou de téléréalité débiles, météo et publicités – elle enchaîne. Et puis il y a les informations, ce condensé de la cruauté du monde, attentats, réfugiés qui se noient en mer et autres violences – ces images, Kim ne les supporte plus, essaye d’y échapper, mais n’y arrive pas.

Visions, qui fêtait sa première ce lundi, est la première pièce de théâtre de la jeune auteure acclamée Nora Wagener (voir entretien ci-contre) et les attentes furent élevées : quelle image dressera-t-elle de sa génération ? Est-elle une sorte de Sarah Kane luxembourgeoise, vingt ans plus tard, avec un 4.48 Psychosis à la sauce provinciale ? Visions en a quelques caractéristiques, sans pourtant être comparable au niveau de la violence. Nora Wagener garde beaucoup d’humour, malgré la dystopie qu’elle dessine. Kim est certes en dépression et marquée par l’échec de sa vie – elle est au chômage, pauvre, complètement isolée –, mais elle ne se mutile pas, ne semble pas suicidaire. Elle n’a juste jamais eu d’amour, jamais de soutien de sa famille (sa mère la décourageait de tous ses rêves avec des arguments ineptes, comme celui que les scientifiques portaient des lunettes ridicules) – et jamais de chance pour passer à la télé. Elle est si désespérée qu’elle commence à parler toute seule. Enfin, dans la pièce, elle n’est pas seule, mais elle parle à Visions, son alter ego ou la personnification de ses fantasmes qu’incarne la télévision. Alors que la fixation sur le médium du XXe siècle peut étonner – aujourd’hui, on regarde les séries en streaming sur son laptop et on a les yeux rivés 24 heures sur 24 sur son écran de téléphone portable pour mettre à jour son profil Facebook, traquer l’objet de ses désirs sur Instagram ou se fendre d’un jeu de mots sur Twitter –, l’écran n’est en fait qu’une métaphore pour ce filtre qui s’interpose entre l’intérieur et l’extérieur, la réalité et la fiction.

Le collectif ILL, Independent Little Lies, n’a jamais d’argent pour ses productions. Alors c’est système D et décor fait de matériaux de récup et de deux bouts de ficelle. Il en est de même ici : canapé difforme, un frigo, quelques draps pour faire surface de projection (pour les images de Melting Pol) dans une esthétique que Pol Schock, le critique du Wort, définit pertinemment comme « très années 1990 ». Mais ici, ils ont investi l’argent (partiellement récolté par crowdfunding) dans la distribution et ce fut un coup de génie. Claire Thill, membre fondatrice et actrice passée à la mise en scène, a choisi Leila Schaus pour le rôle titre, et elle ne déçoit pas. Elle peut passer en deux secondes d’un regard plein d’espoir, presque naïf, à la déception la plus totale. Puis elle est surtout accompagnée de deux excellentes performeuses : Felicity Grist, née en Angleterre, qui est notamment passée par le Burgtheater à Vienne, pour incarner Visions, un peu démon et un peu ange de Kim. Et Sayoko Onishi, danseuse de butôh qui vit et travaille essentiellement en Italie, dont les prestations (avec les basses électro d’Emre Sevindik) symbolisent les cauchemars de Kim, peut-être même ceux de la société. Elle fut aussi chorégraphe de la pièce, réglée comme du papier à musique ou un spectacle de danse synchronisée. Visions est donc une bouffée d’air frais dans le paysage théâtral, car il prouve qu’il y a une nouvelle garde aussi bien du côté des auteurs que des acteurs (enfin, ce sont toutes des femmes encore une fois). Si ILL vieillit bien, c’est parce que la troupe se renouvelle sans cesse. josée hansen

Visions de Nora Wagener (en allemand) ; mise en scène par Claire Thill ; vidéo : Melting Pol ; musique : Emre Sevindik : chorégraphie : Sayoko Onishi ; avec : Felicity Grist, Sayoko Onishi et Leila Schaus ; production : Jill Christophe pour Independent Little Lies, en coproduction avec la Kulturfabrik et le Théâtre national. Prochaines représentations les 28, 29 et 30 novembre à la Kulturfabrik à Esch et du 14 au 21 mai 2016 au Bamhaus à Dommeldange ; pour plus d’informations : www.ill.lu.
josée hansen
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