Art-rock et psyché-pop

d'Lëtzebuerger Land du 02.06.2023

À l’été 2021, déjà, Tuys confiait à quelques médias bien choisis, la pré-production d’un album et sa sortie ambitionnée pour 2022. La période d’alors a été ce qu’elle a été, et c’est finalement de Berlin que le nouveau quatuor – le batteur Tom Zuang les a rejoints, il y a deux ans – développe et enregistre ce nouvel opus titré Reality Management Ltd. In fine, ce deuxième disque se dévoile cette année, montrant du groupe une facette plus sensible, à la lumière de leur vie, tirant en profondeur dans l’intimité propre des quatre musiciens. Enfin, après les concerts en live stream, les showcases devant une poignée de spectateurs, la frustration du manque de création, Tuys a remis au cœur de leurs projets la composition musicale tout en conservant leur force pluridisciplinaire pour affirmer totalement son identité duale : visuelle tout autant que musicale.

D’abord, il y a quatre amis d’enfance, Sam Tritz, Tun Biever, Yann Gengler et Kay Gianni. Une bande de potes qui dès l’école s’amuse à faire de la musique avec ce qu’il trouve, au gré de leur temps passé ensemble. En 2007, il pose un nom sur leur flânerie, ils deviennent Tuys et concrétisent plus professionnellement leur projet musical. De concert en concert ils prennent en assurance et leur musique s’étoffe. Sorti en 2012, leur premier single People est un tube au Grand-Duché, se classant quatrième dans le top 50, et ouvrant la voie à un premier EP.

Ensuite, c’est la success story, ils remportent le Screaming Fields 2013, et sortent un second EP baptisé Carrousel (2015) via le mentorat bienveillant du Centre de Ressource de la Rockhal. Convaincu du talent des jeunes luxembourgeois – qui n’ont alors qu’à peine une vingtaine d’années –, le producteur Jan Kerscher les prend sous son aile, et sous son regard, ils enregistrent Swimming Youth (2018), un premier mini-album qui parait plus de dix ans après leur prémices, et s’entend comme un disque à l’énergie live, pour une musique entre post-rock, expérimentale et pop.

Pourtant, Tuys ne restera pas longtemps au même endroit, avec A Curtain Call For Dreamers (2020), une série de cinq morceaux et cinq court-métrages les accompagnant, ou vice versa, le quatuor inscrit fermement son projet entre musique et cinéma, et injecte une allure « critique » à son travail artistique. Dès lors, Tuys prend un virage, pas si serré, mais à 200 à l’heure, mettant un point d’honneur à élaborer ses chansons comme de petits films. Cumulant les scènes au Luxembourg, pour fidéliser leur public, devenu une vraie foule de fans, Tuys s’est imposé dans une industrie musicale qu’ils vont sans cesse faire virevolter, redéfinir et surtout ignorer, car leur ambition première c’est d’être de plus en plus ambitieux chaque année, quel que soit le média, et ça fait plus de quinze ans que ça dure.

Surprendre leur public, tout en conservant une certaine cohérence artistique, a toujours été en haut de leur to do list, et avec ce second album long, les types de Tuys n’y prétendent plus, ils l’ont fait. Reality Management Ltd, sorti le 28 avril dernier, répond à une décennie de travail acharné et d’expérimentations artistiques de la part du groupe qui s’impose définitivement comme ce genre d’artistes à classer au « patrimoine national », tout en brillant bien ailleurs.

En guise, d’amorce, le 14 octobre dernier sortait Open Ears On A Straitjacket Party, un premier single pour annoncer l’album que Tuys a franchement réussi. Au cours des derniers mois, quatre singles auront suivi et préparé les auditeurs à ce nouveau projet qui s’accompagne d’un excellent court-métrage, purement cinématographique, seconde lecture de ce projet, créé comme une histoire, voire une odyssée pour le spectateur/auditeur. Logé narrativement dans notre période temporelle, celle où les problématiques sociétales se polarisent au cœur de ce qui ressemble de plus en plus aux dystopies inventées jadis par les maîtres de la littérature, Reality Management Ltd met en scène une entreprise vendant des réalités sur mesure pour des personnes désireuses d’échapper à leur larmoyante condition. Ainsi, chaque titre est le pamphlet d’une vie montée de toute pièce, « une réalité sur mesure », comme l’explique la formation luxembourgeoise.

Dans ce sens, tout commence par un premier track à la dimension épique, sorte de générique symphonique à ce récit de science-fiction. Derrière, on réentend le premier titre promo, dans un agréable souvenir de cette pop énergique. Et puis, après Historic Lies, un troisième morceau qui ne nous aura pas spécialement exalté, c’est Yellow Ether qui nous fait tendre l’oreille. La grande sophistication Tuys s’y expose. Quelques riffs d’infra-basse résonnent, et amène la voix de Tun Biever dans des ressorts plus sombres. L’aspect art-rock couplé à la psyché-pop qu’ils revendiquent prend tout son sens, et Reality Management Ltd sonne désormais comme un disque qu’on va réécouter, en boucle. Yes, I’m Right, reprend les échos précédents, pour se voir suivi logiquement de The Romantic Role, balade sensible et amoureuse, dans un rock plus traditionnel. Look Alive fait grésiller nos enceintes, pour laisser place à Everyday Soleil, sans transition, nettement plus coloré et ensoleillé, fait d’une ossature électronique éthérée. Out of The Blue, en neuvième position, vient réchauffer le disque, en proposant une tessiture charnelle, sous une rythmique tout en douceur, en distance face à la progression de l’album jusqu’à maintenant. How To Breathe Underwater, nous réveille tendrement de notre rêve inavouable, pour exploser magistralement dans les tours. L’album se clôture par Halcyon Days, titre construit comme un envol, comme si rien ne se finissait, mais plutôt s’ouvrait vers l’infini…

Ainsi, l’album est bon, certes, reste à voir ce Tuys 2023 en live, pour confirmer la haute estime artistique qu’on leur alloue. D’ailleurs, comme un fait, ils enchaînent les dates au pays ces prochains temps… Le 11 juin, ils seront au Francofolies à Esch-sur-Alzette, le 17 juin à la Fête de la musique de Dudelange, et plus tard cet été, le 4 juillet, en ouverture des Arctic Monkeys, devant pas loin de 15 000 personnes…

Godefroy Gordet
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