Il y a un an, André Roeltgen a été élu président de l’OGBL. Premier bilan

Rock ’n’ Roeltgen

d'Lëtzebuerger Land du 04.12.2015

Änder R. Dans un pays aussi petit que le Luxembourg et dans une structure aussi centralisée que l’OGBL, les personnalités et parcours biographiques comptent pour beaucoup. Stratège rusé pour les uns, cassant et inflexible pour les autres, André Roeltgen s’est décrit lui-même à plusieurs reprises comme « sträitbar Perséinlechkeet », en partie pour expliquer le score peu triomphal (81,86 pour cent des voix) avec lequel il s’était fait élire président au congrès de l’OGBL du 5 au 6 décembre 2014. (Dix ans plus tôt, Jean-Claude Reding avait obtenu 96,4 pour cent des voix.) Face aux journalistes, Roeltgen reste sur ses gardes. Méticuleusement, il expose les procédures internes, retrace les chronologies de projets de lois, s’arrête sur les détails de tel ou tel dossier. Il ne s’anime que peu à peu, renversant une question, pointant un paradoxe, osant une sortie, un bon-mot.

Au sein de l’OGBL, Roeltgen s’est établi une réputation de syndicaliste pur jus et coriace qui prend plaisir à négocier dur. Il n’a pas peur du conflit et n’hésite pas à faire intermédiairement capoter une négociation, s’il pense que cela pourra faire avancer ses positions à moyen terme. Le contraste avec un Jean-Claude Reding, plus réservé et synthétique, est frappant.

De retour de l’université d’Innsbruck, où il avait étudié la psychologie (qu’il combinait à des cours en sciences politiques), Roeltgen devient salarié à l’Association des Parents d’enfants mentalement handicapés, s’y fait élire dans la délégation du personnel et entre dans la direction du SEW où il côtoie Jean-Claude Reding, déjà permanent. Il a trente ans, lorsqu’en 1989 il passe son entretien d’embauche dans le bureau du président de l’OGBL au dernier étage de la Maison du peuple d’Esch/Alzette (le même bureau qu’il occupe aujourd’hui). Roeltgen commet la gaffe de vouvoyer le camarade Casteg’ qui, illico, l’interrompt et lui ordonne : « Dans le syndicat, on se tutoie ».

Ses lettres de noblesse syndicale, il les gagnera en conquérant le secteur de la santé, dont il réussira en moins de dix ans à faire un des principaux syndicats professionnels au sein de l’OGBL. Il devint ainsi, avec Jean-Claude Reding, le symbole d’une « diversification » de l’OGBL dans les services publics, au-delà de l’ancienne figure providentielle de l’ouvrier sidérurgique. La convention collective qu’il négocia dans le secteur hospitalier reste une référence majeure au sein de l’appareil syndical, avec des avancées que personne ne pensait envisageables, comme le congé social.

Rouend Mass « À titre personnel, ma relation avec André Roeltgen est tout à fait courtoise », dit Jean-Jacques Rommes. Aux yeux de l’administrateur délégué de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), l’OGBL « change peu à peu dans une direction un peu plus à gauche, plus contestataire ». La cause de cette métamorphose, il la voit dans l’influence de la « culture syndicale française » (que Rommes oppose à la tradition modérée luxembourgeoise et allemande) qui ferait bouger « le sous-bassement idéologique » du syndicalisme grand-ducal. L’argument culturaliste est peut-être un peu court. Certes, le Pays Haut lorrain fut le terreau du « communisme syndical » et les cadres des sections locales de l’OGBL à Volmerange-les-Mines, Thionville, Villerupt et Audun-le-Tiche restent ancrés dans la tradition cégétiste. Or les 13 000 adhérents résidant en France seraient-ils plus va-t-en-grève que leurs collègues luxembourgeois ? En décembre 2014, chez Arcelor-Mittal, une entreprise comptant pourtant de nombreux frontaliers lorrains, le quorum requis pour lancer la procédure de grève (75 pour cent) ne fut pas atteint.

L’OGBL serait-il en train de se radicaliser ? « Seltenen Kabes », répond Roeltgen et renvoie la balle ; ce serait au contraire le patronat imprégné de « l’idéologie de la compétitivité » qui se serait radicalisé. « Nous n’abordons pas les problèmes de manière séditieuse. Cela ne nous ressemble pas. En fait, nous sommes eng rouend Mass ». Depuis son élection, le nouveau président n’a de cesse de marteler qu’il est le garant de la continuité et, qu’avec lui, il n’y aura ni rupture ni révolution. Ce fut son prédécesseur Jean-Claude Reding qui avait positionné le syndicat en-dehors du mainstream politique. Sur le fond, son successeur garde la ligne.

En lançant la campagne pour un Sozialpak, Roeltgena mis sa présidence sous le signe de la contre-offensive et de la reconquête syndicales. Vers l’intérieur, le Sozialpak permet de mobiliser et de motiver les troupes. Il s’agit d’un fourre-tout d’anciennes et de nouvelles revendications, allant de l’assurance dépendance à la politique fiscale en passant par les allocations familiales, la législation sur les faillites et le temps de travail. Rien qu’à énumérer les points de son Sozialpak, Roeltgen met une bonne heure. Le Sozialpak vise le retour à une politique sociale d’avant une crise, qui, aux yeux de l’OGBL, est terminée au Luxembourg. Roeltgen revisite l’histoire récente en interprétant l’alternance politique comme l’aboutissement d’une volonté populaire d’en finir avec une « politique d’austérité ». Or, la thérapie de choc administrée à la population grecque a implanté dans l’opinion publique européenne une nouvelle échelle de ce que « politique d’austérité » veut dire.

Interrogé sur la stratégie de la campagne, Roeltgen répond par une esquive : « On pourrait l’appeler stratégie, mais c’est un grand mot. En fait, ce n’est rien d’autre qu’un document programmatique. » Sur les différents terrains de négociations dans lesquelles l’OGBL est actuellement engagé, le syndicat a sensiblement durci ses positions. Activisme impuissant ? Trait personnel du nouveau président ? Nouvelle stratégie de la confrontation ? Probablement, il s’agit simplement d’une tactique de négociation : demander beaucoup pour gagner un peu ou, du moins, ne pas perdre trop. Or en lançant des revendications en amont et en parallèle des négociations, Roeltgen prend aussi un risque. Car il ne met pas uniquement la pression sur le gouvernement, mais également sur lui-même. Roeltgen est condamné à trouver un accord ; or quelles concessions pourra-t-il faire sans perdre la face vis-à-vis de sa base mobilisée ? C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le président de l’OGBL tente de vendre le plein rétablissement du mécanisme de l’index comme « une très grande victoire », et ceci à un moment de quasi-déflation. Mais alors que le gouvernement, sonné par le référendum et les sondages, est décidé à distribuer les bonbons électoraux, l’OGBL pourra sans doute revendiquer pour elle l’une ou l’autre victoire.

(I can’t get no) Jeudi dernier, la direction du syndicat a poussé un grand « ouf ! ». L’OGBL avait réussi à passer le premier cap de sa mobilisation en rassemblant un millier de délégués dans la triste salle de conférence de l’Hôtel Alvisse à Dommeldange pour un des classiques dans le répertoire d’action du syndicalisme luxembourgeois : la manif assise (« Sall-Manifestatioun »). Le 10 novembre, lors du lancement de la campagne, André Roeltgen avait indiqué que la mobilisation s’arrêterait « lorsque nous aurons ausräichend Satisfaktioun ». Dans le discours syndical, la référence majeure reste la démonstration de force du 16 mai 2009, lorsque sept syndicats avaient rassemblé entre 15 000 (selon la police) et 30 000 (selon les organisateurs) manifestants. Se refaire compter six ans plus tard dans la rue un samedi après-midi, jouerait en défaveur de l’OGBL. Pour faire monter la pression d’un cran, le syndicat devra nouer des alliances. Or l’OGBL n’a jusqu’ici pas formé un front commun avec les fonctionnaires de la CGFP (sur la réforme fiscale, p.ex.) sans parler de son concurrent direct, le LCGB. La trame chronologique et l’orchestration de la campagne restent donc floues. Tout donne à penser que l’OGBL voudra monnayer au plus vite son succès d’estime de Dommeldange à la table des négociations.

L’OGBL est réticent à mobiliser ses 70 000 membres, par peur de dévoiler une faiblesse. Lorsque, en janvier, le Land avait soulevé la question de la capacité de mobilisation du syndicat, André Roeltgen avait énigmatiquement mis en garde : « Je ne la sous-estimerai à aucun moment. On doit se garder de remettre en question la magnifique situation de paix sociale par de fausses hypothèses. » Or, lorsque l’OGBL est forcé d’abattre son jeu, la force présumée se révèle souvent n’avoir été que du bluff. En septembre 2010, la mobilisation contre l’entrée en vigueur de la loi excluant les enfants de frontaliers de la bourse d’études avait rempli la place Clairefontaine, or la mobilisation s’était vite essoufflée par la suite. (Les sections de frontaliers avaient proposé le blocage des points-frontières, mais la direction de l’OGBL ne se montra pas enchantée par l’idée.) Ces dernières années, les responsables politiques ont pu mesurer la faiblesse de mobilisation lors de la réforme des retraites et de la modulation de l’index. Ils en ont pris acte. Un ministre sait désormais qu’il peut faire passer une réforme contre la volonté du « syndicat n°1 ».

Appareil Tous les vendredis, entre le déjeuner et le début du week-end, les sept membres du cénacle restreint de l’OGBL se réunissent. Le bureau exécutif constitue le cœur de l’appareil, l’instance où, au jour le jour, les questions politiques sont traitées (en luxembourgeois, car aucun frontalier n’y siège). Le bureau exécutif était un club de quinquagénaires tous recrutés à l’ère Castegnaro, alors que, sur les dix dernières années, l’appareil syndical s’est dédoublé pour compter aujourd’hui cent permanents. Depuis l’arrivée de Roeltgen, trois changements notables ont eu lieu au sommet : Nico Clement s’est vu attribuer la responsabilité-clé des syndicats professionnels (ce qui équivaut à une belle promotion), trois anciens ont quitté le bureau exécutif et deux trentenaires l’ont intégré.

Nora Back et Jean-Luc de Matteis, les deux nouveaux au bureau exécutif, sont liés au syndicat depuis tout petits. « Nous sommes une famille OGBL classique », dit Nora Back. Cette psychologue de formation a repris le syndicat Santé, Services sociaux et éducatifs de son mentor André Roeltgen. Elle a passé deux ans comme son adjointe avant de se faire élire secrétaire centrale au congrès de 2004. En 2003, quelques mois après avoir terminé son apprentissage d’électricien, Jean-Luc De Matteis est entré dans l’appareil de l’OGBL où son père Valerio travaillait avant lui comme permanent. Deux ans plus tard, il devient secrétaire central du syndicat Bâtiment, finissant par occuper le même poste dans le même secteur que son père. L’OGBL, c’est aussi une histoire de famille. (Mais, là encore, il n’y a pas de fatalité, Guy Castegnaro, fils de l’ancien président de l’OGBL, s’est spécialisé dans le droit du travail qu’il exerce exclusivement pour le compte du patronat. « Castegnaro travaille au quotidien à la défense des intérêts des employeurs », proclame l’advertorial dans Paperjam.)

Partis De John Castegnaro à André Roeltgen, en passant par Jean-Claude Reding, la symbiose entre l’OGBL et le LSAP s’est lentement dissoute. Castegnaro pensait devenir ministre, Reding pensait à déchirer sa carte du parti, quant à Roeltgen, il n’a jamais pensé à en prendre une. Par sa socialisation politique, il fait partie de la génération du Escher Jugendhaus de la fin des années 1970. Un bande de potes qui militaient pour un centre de jeunes autogéré, organisaient des soirées de disco alternatives et s’activaient dans la Friddensbewegung, proche du mouvement communiste. L’actuel président de l’OGBL y côtoyait une future maire (Vera Spautz, LSAP), un futur ministre (Dan Kersch, LSAP), un futur président de parti (Christian Kmiotek, déi Gréng) et un futur historien (Denis Scuto).

Castegnaro gardait ouverts les canaux politiques, Reding cultivait ses distances, Roeltgen devra-t-il craindre l’isolation ? Les « frondeurs » du LSAP qui ont signé l’appel du 14 juillet pour un retour aux « valeurs socialistes » sont en majorité des syndicalistes, ce qui veut dire que les syndicalistes s’affichent pour la première fois comme minoritaires dans le parti socialiste. (L’appel sert objectivement les intérêts du LSAP, car en offrant un exutoire aux frustrations des militants, la plate-forme les retient et empêche qu’ils ne finissent par claquer la porte.) La marginalisation du courant syndical pose-t-elle un problème à l’OGBL ? « Naturellement, c’est quelque part un problème pour l’OGBL, je ne veux pas le nier, dit Roeltgen. Pour l’OGBL il serait plus simple de disposer de plus d’alliances dans l’espace politique. » Mais, ajoute Roeltgen, le problème va « beaucoup, beaucoup plus loin : dans les partis politiques des catégories socio-professionnelles entières ne sont plus représentées ». Pour l’OGBL se pose la question des relais politiques au sein d’une direction du parti où les liens personnels avec le syndicat sont très faibles.

1916-1986-2016 L’année 2016 sera chargée. Début septembre marquera le centenaire de la refondation du Berg- und Hüttenarbeiterverband. Pour l’occasion, l’OGBL sortira un recueil historique de contributions coordonné par les historiens Denis Scuto, Jacques Maas et Frédéric Krier. En 1986, l’OGBL avait – plus ou moins arbitrairement – rétrodaté l’origine des « syndicats libres » (et donc, par filiation, du LAV et de l’OGBL) à 1916. Le Berg- und Hüttenarbeiterverband avait aussi bien rassemblé les ouvriers de tendance socialiste que catholique sur une base ouvriériste. (Le LCGB pourrait donc lui aussi revendiquer 1916 comme année de naissance.) En escamotant les clivages sociétaux pour faire l’unité sur la question sociale, le Verband avait ainsi préfiguré la fin du bloc « des gauches » et le début de l’alliance politique entre chrétiens-sociaux et sociaux-démocrates. Pour toucher le grand public, l’OGBL a demandé à Andy Bausch de réaliser un film sur l’histoire syndicale qui mélangera matériel d’archives, interviews et reconstitutions fictives. (Il n’est pas prévu que des acteurs joueront les rôles de John Castegnaro, Jean-Claude Reding et André Roeltgen.)

En juillet, l’OGBL tiendra un congrès extraordinaire pour réviser ses statuts. Un des points saillants de la réforme interne devraient être les sections locales. L’OGBL comme le LCGB se sont donné une structure duale. Leurs membres sont organisés à la fois selon leur lieu de travail (dans les syndicats professionnels) et selon leur lieu de résidence (sections locales). Alors que ces dernières avaient constitué une structure de sociabilité pour les ouvriers, la télévision et l’atomisation de la vie de quartier les ont lentement transformées en reliques, une sorte d’Amiperas syndicale. Les redynamiser en vecteurs sociaux et culturels ne sera pas évident. La question a l’air anodine, mais ces sections locales comateuses sont un facteur de pouvoir, puisqu’elles pèsent autant dans l’organigramme de l’OGBL que les syndicats professionnels. C’est donc une des clés pour tenir le syndicat et, depuis quelques années, à l’intérieur du bureau exécutif, les sections locales sont chapeautées par le président himself.

Qui deviendra le successeur du successeur ? La question reste en suspens. La coutume veut que le président parte une fois la soixantaine dépassée. Du moins, c’est ce qu’avaient fait John Castegnaro et Jean-Claude Reding. Si l’usage était respecté (il n’est pas prévu qu’il soit inscrit dans les statuts), le troisième président de l’OGBL, âgé aujourd’hui de 56 ans, ne ferait qu’un mandat. André Roeltgen ne veut pas se prononcer sur la question. Pour Castegnaro, Reding et Roeltgen, le poste de secrétaire général était l’antichambre à la présidence de l’OGBL. Au dernier congrès, ce poste fut laissé vacant.

Bernard Thomas
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