Au sommet de l’Otan à Vilnius, le 11 juillet dernier, trois ministres luxembourgeois ont débarqué d’un jet affichant une massive tête de mort rouge sur son côté. L’image a fait le tour du monde. Le journal télévisé de ZDF l’a mise en scène dans son reportage sur place pour illustrer la déception générale à l’issue de la journée. Sur les réseaux sociaux, l’anecdote a été appréciée. « How cool can it get ? », a réagi Anne Calteux, la représentante de l’Union européenne au Luxembourg, au tweet de Philip Crowther. Le journaliste correspondant d’Associated Press explique que la délégation du « peaceful little Luxembourg » a utilisé l’avion de la tournée de Depeche Mode, baptisée Memento Mori, pour se rendre dans la capitale lituanienne. Le community manager du groupe britannique a même repris le reportage de la chaîne allemande sur son fil Twitter.
La petite histoire verse un peu de lumière sur la nouvelle manière par laquelle les ministres recourent aux avions privés. Pour voler jusqu’à la capitale lituanienne, les ministres luxembourgeois sont passés par une sorte de bourse d’échanges d’heures de vol dans le domaine militaire. Baptisée Atares, cette plateforme est gérée par une structure de commandement unique (EATC) pour les flottes aériennes de ses sept États membres, dont le Luxembourg depuis 2012. Dans cette logique de mise en commun et de partage (pooling & sharing), le Grand-Duché met principalement à disposition des capacités militaires via les programmes A400M et A330 MRTT, accrues depuis 2020.
Le partage des ressources présente une certaine pertinence. Mais il est opéré par les départements de la défense nationaux, des secteurs généralement protégés de l’indiscrétion démocratique. Les services de François Bausch (Déi Gréng), ministre du ressort, s’en défendent. « Atares permet un échange de services sans transfert d’argent, mais utilisant une monnaie virtuelle à savoir l’equivalent flying hour (EFH) ». Les 168 millions d’euros (puis plus de dix millions par an en charges opérationnelles) investis dans l’A400 et les vingt millions d’euros par an (pour 1 200 heures de vol) du programme MRTT abondent le pot commun de l’Atares. Il est pourtant impossible de valoriser une EFH et donc de chiffrer le coût de ces taxis ministériels.
Ce mode de transport des membres du gouvernement ne se limiterait qu’à des « cas exceptionnels », par exemple lorsque l’aéroport de destination n’est pas accessible aux avions civils, nous fait savoir la Défense. Le Luxembourg recourt davantage à ses crédits EFH pour des transports de troupes militaires ou encore du transport pour des organisations internationales et nationales (comme l’acheminement de ressources CGDIS après le tremblement de terre en Turquie), souligne-t-on encore. Les données communiquées à la demande du Land renseignent toutefois sur un recours substantiel aux crédits militaires pour déplacer le gouvernement, voire une généralisation du financement via l’EATC. Depuis 2020, le ministère de François Bausch recense 34 transports de ministres contre 212 sollicitations pour l’armée et 26 missions d’appui aux organisations civiles.
326 500 euros de jets pour Xavier Bettel
Depuis 2021, le Premier ministre, Xavier Bettel, et le ministre de la Défense, François Bausch, ont utilisé à onze reprises ces crédits militaires. Le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP), huit fois, celui de la Coopération, Franz Fayot (LSAP), deux et le Grand-Duc une, pour le couronnement de Charles III en mai. Il n’existe pas de registre public documentant les déplacements des ministres. L’utilisation de ces crédits relève de la compétence de la Direction de la Défense au titre de l’exécution budgétaire dans laquelle l’Inspection générale des finances n’intervient pas, écrit cette dernière. La dépense échappe à tout contrôle. Or, le recours aux vols non commerciaux ou jets privés relève de la responsabilité des ministères et il n’existe aucun cadre légal ni même aucune règle de conduite, à proprement parler, pour les voyages des membres du gouvernement. Interrogé par le Land, le ministère d’État confirme qu’aucune consigne d’ordre politique, par exemple une utilisation parcimonieuse du transport aérien, n’est formulée. Il faut dire que le chef de gouvernement est l’un des principaux utilisateurs de jets privés.
Selon les éléments envoyés par l’hôtel Saint-Maximim, Xavier Bettel a dépensé 326 500 euros en jet privé depuis son arrivée à la tête du gouvernement. L’ensemble de ses déplacements a été opéré via le groupe luxembourgeois Luxaviation jusqu’en 2021. À cette date, le recours à l’EATC s’est systématisé et la compagnie de Patrick Hansen a vu s’éloigner son gros client qu’est l’État. Le premier déplacement du chef du gouvernement en jet privé a été organisé en octobre 2015, pour une visite de travail à Sotchi. Dans la station balnéaire russe, Xavier Bettel a rencontré son homologue, Dmitri Medvedev, puis le président Vladimir Poutine… pour évoquer notamment « la situation en Ukraine » et l’application des accords (de paix) de Minsk. Coût du déplacement : 55 500 euros. Le déplacement suivant en jet privé a été effectué le 25 janvier 2018 entre Zurich et Luxembourg, un retour précipité du World Economic Forum de Davos pour « arriver à temps » au pot de nouvel an de la Fedil où Xavier Bettel prononçait un discours, est-il écrit dans le document envoyé par le ministère d’État. C’est l’une des deux seules fois où le recours à un vol non-commercial (sur les seize occurrences renseignées) est réellement motivé dans la partie du tableau excel. L’autre concerne un vol Athènes-Luxembourg « imprévu », le 10 août 2019, dans le cadre de la « gestion et coordination de crise après la tornade à Pétange. « Le retour vers la Grèce a été organisé et financé par le Premier ministre », est-il ajouté. Le coût : 31 500 euros. La moitié des vols sont à destination de l’Europe centrale (Autriche incluse). Pour six d’entre eux, l’objet du voyage est une participation à une célébration ou une commémoration. Des rendez-vous européens justifient une poignée d’autres, comme le sommet social de Porto en mai 2021, 21 000 euros. Figurent en outre des destinations proches : Dortmund le 17 mars 2018, à 270 km, pour recevoir un Steiger Award (comme Jean-Claude Juncker et Maria-Teresa avant lui) ou Paderborn, le 5 septembre de la même année (360 km), pour rencontrer à Gütersloh les actionnaires (famille Mohn) et dirigeants de Bertelsmann, groupe détenant le média systémique RTL. Coûts respectifs des déplacements : 7 300 et 12 000 euros. Le ministère d’État ne renseigne pas le nombre de participants au vol (une poignée de Luxembourgeois figurent sur la photo de famille autour de Liz Mohn dans le communiqué y afférent).
Sur l’échantillon 2013-2023 demandé au ministère d’État, les données liées à la consommation de jet de l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker révèlent un appétit bien supérieur à celui de l’actuel chef de gouvernement. Sur ses onze derniers mois à l’Hôtel de Bourgogne, l’ancien chef de file CSV a cumulé 158 600 euros de factures chez Luxaviation. La plus onéreuse a été un vol, en juin 2013, à Athènes (sur trois jours), 31 000 euros. 3 400 euros ont été dépensés pour se rendre à une conférence sur l’immobilier à Francfort, 9 000 pour Vienne, 23 400 pour une double étape au Portugal, à Lisbonne et Porto (des villes très bien desservies par les avions de ligne), 5 800 pour une « manifestation Ernst & Young » à Düsseldorf ou encore 6 800 pour assister, à Gütersloh, à la remise du Reinhard Mohn Preis à Kofi Annan.
Dans une réponse à une question parlementaire exhumée de chd.lu, l’ancien chef du gouvernement déballe toutes les dépenses de son gouvernement en transports aériens, un exercice de transparence étalé sur soixante pages et jamais reproduit. Au député Fernand Kartheiser (ADR) qui s’inquiétait en septembre 2010 des dépenses des ministres quand ces derniers demandaient aux citoyens de serrer la ceinture, Jean-Claude Juncker finissait par détailler (en janvier 2011) les déplacements en jet et les classes d’avion occupées par les ministres, ainsi que les dépenses de déplacement des fonctionnaires des ministères. Jean-Claude Juncker a effectivement beaucoup voyagé par les airs et aussi beaucoup via des vols non-commerciaux. Même pour se rendre à Paris. En vol régulier, en business (la ligne à grande vitesse entre les deux capitales a été installée en 2007) pour 700 euros. Plus souvent via Luxaviation autour de 10 000 euros l’aller-retour (dont un pour une réunions des Premiers ministres du G7 sur la crise financière internationale), l’efficacité de la dépense dépendant du nombre de collaborateurs avec lui (entre quatre et six). Luxaviation était aussi sollicitée pour se déplacer à Francfort, afin d’assister à la réunion du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (7 500 euros pour trois voyageurs), ou à Lausanne pour une remise de médaille (29 760 euros). L’aviation belge était alors aussi mobilisée et des facturations opérées. En 2007, par exemple, les « frais de route et de séjour à l’étranger » du Premier ministre et de ses services ont atteint 1,4 million d’euros, dont 71 000 euros directement imputables (avec coût du vol par tête) aux vols de Jean-Claude et 19 000 à ses hôtels. Sur les trois ans et neuf mois renseignés dans le document parlementaire, « JCJ » a dépensé avec ses collaborateurs 4,2 millions d’euros de frais, dont plus d’un million d’euros en frais d’avion (jets privés ainsi que business et first classes).
Frieden First et Backes Eco
Dans les premières lignes de sa réponse, le Premier ministre de l’époque souligne que de nombreuses décisions concernant le Luxembourg sont prises dans des arènes internationales. « S’y ajoutent certains cycles de conférences, comme par exemple ceux consacrés à la préservation de l’équilibre écologiques » (sic). Les 17 et 18 décembre 2009, Jean-Claude Juncker a volé vers Copenhague pour la conférence climatique mondiale avec un jet facturé 10 930 euros, avec quatre personnes à son bord. Le ministre d’État explique les multiples déplacements par une « délocalisation » partielle du processus décisionnel (sachant que de nombreux déplacements en jets sont justifiés par une participation à une conférence ou une célébration). « En règle générale, les membres du gouvernement voyagent en avion de ligne », lit-on dans la réponse du ministère d’État en 2011. Le recours à un avion privé serait « exceptionnel ». Principalement quand, dans la même journée, sont organisés des événements au Luxembourg puis à l’étranger. Des raisons de sécurité sont également invoquées pour éviter le recours à certaines compagnies aériennes et favoriser les jets privés. Le choix de l’opérateur s’effectue dans les coulisses des ministères où sont négociés les marchés de gré à gré sans publication préalable du marché (via la « procédure négociée »). Pratique.
Dans leur réponse de 2011, les services de Jean-Claude Juncker expliquent qu’un règlement grand ducal impose aux ministres une « déclaration motivée » pour l’engagement de dépenses de frais de route et de séjour. Or, ces justifications manquent pour certains vols effectués par l’ancien ministre des Finances Luc Frieden. Celui qui était désigné comme le dauphin de Juncker figurait parmi les sept ministres recourant aux locations d’avions privés dans le gouvernement Juncker-Asselborn II, sur plus de vingt services ministériels recensés. Un classement non-officiel des ministres dans les recours aux locations d’avions privés sur la période 2007-2010 place par ordre décroissant Jean-Claude Juncker, Jean Asselborn (LSAP), Luc Frieden (CSV), Jeannot Krecké (LSAP, qui avait suscité la polémique en volant sur un avion affrété par une société de Flavio Becca), Jean-Louis Schiltz (CSV), François Biltgen (CSV), Nicolas Schmit (LSAP) et Marie-Josée Jacobs (CSV).
À l’approche de la fin de son mandat au ministère des Finances, Luc Frieden a multiplié les déplacements en jet, selon des informations obtenues rue de la Congrégation. En 2012, l’élu CSV a volé au Liechtenstein (6 900 euros), à Berlin (9 100), à Francfort (6 000), à Bâle (6 500), à Genève (5 600), à Zurich (7 000) et à Dublin (13 300). Des vols à chaque fois facturés par Luxaviation selon les recherches opérées dans le logiciel de comptabilité du ministère des Finances. Idem en 2013 : destination Berlin (9 200 euros), Dublin (14 500), Nice (11 000) puis Vilnius (18 200). À noter que la rue de la Congrégation ne trouve pas dans ses fichiers de justification aux déplacements à Genève le 29 juin 2012 et à Nice le 31 août 2013. Contacté par le Land, le Spëtzekandidat informe, « pour autant qu’il se souvienne », que son déplacement sur la Côte d’Azur consistait en une réunion de travail avec « le Premier ministre du Qatar, actionnaire de banques à Luxembourg (KBL et BIL, ndlr), dans le cadre des réunions régulières avec les actionnaires des banques dans lesquelles l’État a une participation ». Interrogé sur d’éventuelles discussions avec la famille Al Thani, également actionnaire significatif de Deutsche Bank, établissement que Luc Frieden rejoindra un an plus tard (avant de présider la BIL), l’intéressé dément : « On n’a pas parlé de mon avenir professionnel car je comptais bien rester au gouvernement. » Luc Frieden précise en outre que le Premier ministre qatari n’aurait pas été impliqué (« nullement ») dans son recrutement chez Deutsche Bank. Il explique son voyage à Genève en juin 2012 par le même type de raison : « Ces voyages auprès d’investisseurs figuraient dans mon agenda professionnel », justifie-t-il.
Entre 2007 et 2010, Luc Frieden a volé 17 fois en business, sept fois en première (quatre fois pour se rendre à Washington, puis Singapour, Hong Kong et en « Amérique du sud »). Interrogé début juillet dans le podcast Gëlle Fro, la tête de liste CSV explique voler en classe éco avec sa famille. « Ma femme est hollandaise », se justifie-t-il. « Il se présente pour à nouveau voler en business », plaisantent les interviewers. Selon les informations communiquées par le ministère des Finances, les successeurs de Luc Frieden, Pierre Gramegna puis Yuriko Backes (DP), n’ont jamais utilisé un avion privé pour se déplacer, en dix ans d’exercice cumulé. « En règle générale », ils ont voyagé en classe éco ou business, selon la longueur du vol. « Pierre Gramegna a opté pour des vols en First pour des vols de plus de dix heures », complète un porte-parole. Selon le ministère d’État en 2011, le choix d’un vol en première classe, (plus de place pour s’installer et repas gastronomique) « est l’exception ». Il se limiterait aux vols intercontinentaux et s’expliquerait « par la charge que représente ce type de déplacement pour la santé d’une personne normalement constituée, a fortiori lorsqu’il se répète plusieurs fois par mois ». Un argument taillé à la mesure du job du ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, seul ministre à avoir exercé sans discontinuité depuis l’ère Jean-Claude Juncker, et qui est amené, par sa fonction, a voyager très fréquemment.
Vol pour Moscou à 48 900 euros
Le Goat des frais de route et de séjour est effectivement le socialiste. Sur la seule période considérée dans la réponse à la question parlementaire en 2011 (2007-mi-2010), ils ont atteint 6,4 millions d’euros. L’inébranlable ministre des Affaires étrangères (en poste depuis 2004) a multiplié les recours à la location d’avions sur le marché privé, y compris pour des longs courriers, ainsi que les voyages en first, autour d’une dizaine par an, selon la réponse ministérielle. Pour les courts et moyens courriers, l’intéressé a principalement volé avec Luxair Executive (défunte branche affaires de la compagnie nationale), puis l’armée belge et Luxaviation. Coût total des locations d’avions entre 2007 et mi-2010 : 708 436 euros. Selon les informations communiquées par son cabinet ce mois-ci, ces dépenses se seraient considérablement ralenties depuis 2013. Le ministère des Affaires étrangères recense une trentaine d’utilisations de vols non commerciaux. Leur valeur est chiffrable jusqu’en 2022 : 486 516 euros. Le coût pour un vol culmine à 94 000, ici vers Nairobi en 2015 pour participer à une réunion de l’Organisation mondiale du commerce au Kenya (avec deux collaborateurs à bord, en plus du ministre). Depuis mars 2022, seuls les crédits de l’armée luxembourgeoise sont utilisés pour se déplacer en vols privés.
Son collègue socialiste, Franz Fayot, a eu recours à trois vols non commerciaux, en sa qualité de ministre de la Coopération, dont deux fois via les crédits EATC. Jamais en tant que ministre de l’Économie. Son prédécesseur Étienne Schneider a, selon les porte-paroles du ministère, utilisé des jets à deux reprises. L’une pour se rendre en Tunisie et au Maroc (29 700 euros) en 2015 et, en 2016, pour se rendre à Moscou (48 900 euros) dans le cadre d’un déplacement de la Commission mixte UEBL-Russie. Le « minéco » précise que la destination, initialement Sotchi, avait été modifiée et que le vol (opéré par Luxaviation pour neuf personnes) n’était plus annulable sans frais. Le département de la Défense retrouve péniblement les recours aux crédits EATC par l’ancien ministre Etienne Schneider. « Une vérification a posteriori de chaque vol enregistré est difficilement réalisable. Avant 2020, les statistiques ne renseignaient pas sur les passagers ou le type de mission (gouvernemental, militaire etc.) », écrit un porte-parole. Pas de traçabilité, pas de transparence, pas de loi, pas de consigne politique et donc une utilisation des jets selon les désirs des ministres. Memento mori, locution latine signifiant littéralement « N’oublie pas que tu vas mourir », désigne la vanité des plaisirs et du luxe dans la doctrine chrétienne.