Le jeune public : Tenants et aboutissants

d'Lëtzebuerger Land du 18.08.2023

Pour l’enfant, le premier spectacle est un moment précieux. Un souvenir qui dure gravé à vie dans la mémoire d’un futur spectateur. Les suivants jouent un rôle primordial dans l’émancipation, l’identité, et l’éducation. Tous contribuent à l’apprentissage de la vie et du monde, au foisonnement de l’imaginaire, des fantasmagories, ainsi qu’à la construction de la créativité et de la sensibilité artistique. En rencontrant Laura Graser, programmatrice arts de la scène aux Rotondes, et Francis Schmitt, ancien programmateur jeune public au Escher Theater, nous avons rencontré deux regards croisés sur la façon dont on programme à destination du « jeune public ». Il nous importe de comprendre les enjeux de ce genre artistique appartenant au vivant, au réel au sens palpable du terme, à l’heure où nous sommes confrontés au numérique, nouvelle réalité certes, mais impalpable.

« Un pédiatre est d’abord médecin avant de se spécialiser dans la complexité particulière de la santé des enfants. Ainsi le ‘théâtre pour enfants’ est ‘théâtre’ avant d’être ‘pour enfants’ », disait l’auteur, comédien et musicien, cofondateur de la Chambre des théâtres pour l’enfance et la jeunesse (CTEJ), qu’est Jean Debefve, dans Écrire pour le jeune public, c’est quoi ? (Études Théâtrales, 2015). Tout est dit : penser que le spectacle jeune public doit s’interdire quelconque sujet car il se destine à l’enfant est une erreur. Au contraire, l’enfant comme tout autre spectateur sera attiré par le divertissement et l’apprentissage. Mais pour autant, ses questionnements sont les mêmes que ceux de l’adulte qui a tendance à censurer, interdire certains débats dès lors qu’un enfant écoute.

L’adulte qui créé le spectacle vivant devrait partir de lui-même, de ses angoisses d’enfant, de celle qu’il n’a pas pu surmonter. Car si cela peut faire peur au jeune public, cela lui permet une trouille qui fait grandir, une de celle qui désamorce le cauchemar, qui dézingue le monstre, comme les héros le font dans les contes… On permet aux créateurs d’introduire cet effet de catharsis dont on parle tant, plutôt que de contenter son spectateur en câlins et bonbons. Dans les années 1970, il était demandé à une poignée d’artistes de tenir un « nouveau » genre de spectacle, pour y former les « spectateurs de demain ». Grande épopée que de façonner un « autre » spectacle vivant. Celui-ci se veut libre, plein d’avenir et d’ailleurs parfois avant-gardiste. Logiquement, il marquera la création scénique en profondeur y compris le spectacle « des grands ». Les sous-genres qui ont germé de ce genre pour enfant imprègnent désormais le théâtre des adultes : spectacle d’objets, de marionnettes, de mouvement, de cirque, conte, musical, conférence, déambulatoire, lecture…

Il y a bien des raisons de se réjouir du fait que le « spectacle jeune public » soit devenu l’égal de celui du « spectacle tout court ». Mais, encore trop peu d’enfants assistent à des spectacles. Et, pire, les parents loupent souvent ce rendez-vous par manque de temps, ou parce qu’ils n’ont eux-mêmes pas eu la chance de baigner dedans petit, ou encore par désintérêt. « Je suis heureuse qu’on fasse un travail aussi important pour le milieu scolaire car on touche par-là l’ensemble d’une société dans toute sa diversité, tout le monde se retrouve à l’école à un certain moment de sa vie », introduit Laura Graser. Mais l’école n’est pas la réponse absolue à l’éducation culturelle et artistique de nos mômes. L’école comme palliatif, répond en partie à la problématique, bien qu’elle rende l’enfant captif d’une « programmation pédagogique », construite par l’adulte enseignant, dans le cadre des ambitions didactiques que la classe impose. Et les enseignants font avec ce que les salles, festivals ou scènes éphémères proposent. Heureusement, à ce niveau, nous pouvons compter sur des programmateurs et programmatrices dignes de confiance quant à l’offre variée, surprenante, ambitieuse et géniale que nos enfants découvrent chaque saison sur les plateaux dédiés à l’enfance et la jeunesse. Là où se vit et s’éprouve, parfois le monde réel dont parle le spectacle vivant, bien au-delà de certains plats « discours animés », à l’esthétisation numérique exagérée qui inondent nos écrans.

Laura Graser a un long passé dans la programmation jeune public, elle qui très tôt a eu la responsabilité d’être en charge de la programmation jeune public de la capitale européenne en 2007. Une programmation qu’elle a tenu d’ailleurs avec Francis Schmitt, en retraite aujourd’hui, qui a commencé sa carrière en tant qu’instituteur pour l’école fondamentale au Luxembourg, avant de rejoindre la Cie du Grand Boude à différents degrés artistiques, et « finir » programmateur jeune public du Escher Theater, dans la dynamique d’Esch22, comme pour boucler la boucle. Quand on leur pose la question de ficeler une programmation avec l’œil de l’adulte ou celui de l’enfant, ils éprouvent des difficultés à résumer leur réponse. Ils s’accordent sur un point, on ne conçoit pas une programmation jeune public sous l’œil de l’enfant. Il est clair que l’enfant ne choisit pas ce qu’il va voir, autant qu’il ne choisit pas ce qu’il y a dans son assiette. « Ce serait idiot de ne pas assumer son rôle d’adulte », explique Laura Graser, pour poursuivre, « il faut tenir compte de l’âge, comme les contextes familial, scolaire et parascolaire, tous ces enjeux sociétaux qui entourent l’enfant ».

Néanmoins, pour chacun d’eux, l’enfant est un spectateur comme un autre. « Un bon spectacle qu’il soit pour enfants, pour ados, ou pour adultes, doit répondre à certains critères, la différence c’est la manière dont le spectateur peut recevoir le spectacle, que tous et toutes aient les clés pour comprendre ce qu’on lui propose. Il faut prendre chaque spectateur au sérieux », explique Francis Schmit qui estime qu’il ne faut ni mettre les lunettes de l’enfant, ni celle de l’adulte lorsque l’on construit une programmation jeune public. Il faut, en tout cas, parler à la hauteur de l’enfant, qui lui aussi se confronte chaque jour aux questions existentielles fondamentales telles que la mort, la solitude, l’absence de sens. « Il ne faut pas que le théâtre devienne trop cérébral. Il faut un juste milieu entre divertissement et éducation, dans une esthétique soignée, surtout dans une époque où on est bombardé d’impressions visuelle et sonore », ajoute Francis Schmit. Il ne faut pas non plus prendre de distance entre artistique et pédagogique. « Notre travail est d’entourer la venue des enfants au spectacle, donc de proposer une dimension pédagogique par un dossier remis aux enseignants, des discussions, des bords plateaux, etc. C’est pourquoi on privilégie des spectacles qui existent en tant que tel par leur force artistique, leur inventivité, leur côté décalé, leur façon d’aborder les choses et les disciplines », argumente Laura Graser.

« Ma casquette d’enseignant m’a beaucoup aidé à appréhender ce côté pédagogique. Cet aspect me fait penser aux Rencontres Théâtre jeune public de Huy en Belgique, un festival très important dans le domaine qui récompense les compagnies par un jury composé entres autres d’enseignants. C’est dire à quel point cette question du ‘pédagogique’ est importante dans le jeune public », soutient Francis Schmit. L’enseignant réfléchit comment le spectacle pourra l’aider au quotidien dans sa classe, quand l’artiste lui, voit le potentiel esthétique et puis doit « plaire et ne pas choquer » s’il veut trouver subventions et programmations. « En tant que programmateur au Luxembourg j’ai eu beaucoup plus de liberté », explique Francis Schmit qui a proposé aux gamins des spectacles qui les interpellent, qui les amènent à se poser des questions, pour en discuter avec un adulte, ou quelqu’un de leur âge. « Aller au théâtre pour moi, c’est apprivoiser le monde qui nous entoure, se frotter de manière interposée à la société dans laquelle on vit. A fortiori, quand je programme pour les enfants ça doit être dans cette lignée », ajoute-t-il.

Après la pandémie, le public, tous âges confondus, a retrouvé la magie du spectacle vivant, du partage d’un moment collectif, du rapport vivace qu’il existe entre la salle et la scène. « Entre-temps s’est réinstallé un quotidien aussi frénétique qu’avant, chez tout le monde », précise Laura Graser. Mais là, sont aussi ressortis les enjeux d’une programmation jeune public, avec au cœur l’envie de défendre la qualité des spectacles, et de soutenir les artistes et les compagnies qui y travaillent. « On sait que dans le jeune public notamment, le contexte de création est particulièrement fragile. L’idée pour nous, est d’accompagner les artistes dans leur évolution mais aussi de continuer à chercher les perles rares, ces spectacles qu’on a envie de défendre et de faire découvrir. Le spectacle a cette particularité qu’il pose les jalons de souvenirs qui laissent des traces dans l’esprit du jeune spectateur », explique Laura Graser.

« Nous avons une forme de responsabilité en tant que programmateurs mais aussi en tant qu’adultes », tient à rappeler Francis Schmit qui poursuit sur l’importance de la langue dans le spectacle jeune public. Au-delà du décorum, entendre un langage c’est aussi en faire l’initiation, et ce, qu’il soit spectaculaire, ou au premier degré, un moyen de communication et d’expression. « L’écrivain français Michel Tournier a dit ‘un livre pour enfants est un livre pour adultes mieux écrit’. Pour moi le théâtre pour enfants est du théâtre pour adultes en mieux. Un bon spectacle jeune public, tout adulte s’y retrouve et ça c’est le premier critère de programmation », conclut Francis Schmit.

Il y a une forme de quintessence spectaculaire dans le jeune public, tandis que les spectacles pour adultes se contentent souvent de certaines choses plus intellectuelles creusant une large frontière entre les deux types de spectacle : le jeune public inventif et visuel, l’autre cérébral et textuel. Et pourtant, l’un comme l’autre appelle à une primordiale similitude, celle de tenir une dramaturgie, ce qui fait l’essence même d’un bon spectacle, en somme, peu importe le bling-bling outrancier qu’on y injecte, là est la réponse : le spectacle vivant, quel que soit son public, se doit de le respecter.

Godefroy Gordet
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