Bonjour jeunesse

Bonne nuit Cendrillon ou l’impossible résilience
Photo: Christophe Raynaud De Lage
d'Lëtzebuerger Land du 04.08.2023

Le Py est derrière nous, et Tiago Rodrigues, premier étranger à diriger l’enfant de Jean Vilar, a réussi son baptême de feu à Avignon. Il a mis à l’honneur la mobilité (plusieurs spectacles itinérants), la parité (autant de femmes que d’hommes à la tête des 45 productions) et, last but not least, l’hospitalité, en conviant, beau pied de nez au Brexit, l’anglais comme langue invitée. Revue de détail.

Welfare, Julie Deliquet

Ça commence par une minute de silence en mémoire de Nahel, ce jeune homme dont la mort par une balle de flic a fait exploser les banlieues françaises. Et justement, le festival débute dans la Cour d’honneur du Palais des papes par Welfare, une pièce que Julie Deliquet a tirée du film éponyme de Frederick Wiseman. Elle nous montre le quotidien d’un office social de banlieue new-yorkaise avec son cortège de vies brisées qui passent demander non pas l’aumône, mais réclamer haut et fort l’obole. Les quelque 2 000 spectateurs bobo commencent par ressentir de la gêne devant ces scènes qui tiennent du café-théâtre, ces clichés du grand flic noir, du couple bohème qui semble vaguement tricher, de la mère qui n’arrive pas à nourrir ses enfants, du macho raciste qui insulte le « nègre » de service, du toxico qui gratte sa guitare, bref on se sent un brin condescendant face à ces destins qui font écho à celui des frères de Nahel. Et puis arrive une sorte d’entracte, un interlude musical, à la reprise duquel il y a comme à une inversion des rôles : les faibles se révèlent forts, forts en gueule, forts en thème même, quand les soi-disant forts, le chef de bureau, les bad et goods cops, les assistantes sociales vont finir par faire des burn-outs. Tout cela est plaisant, joliment interprété, mais ce café-théâtre, aussi éloigné de Brecht que de Godot, pourtant cité, nous a laissé sur notre faim, à l’image des clients rabroués du dispensaire qui restent eux aussi sur leur fin de non recevoir.

Bonne nuit Cendrillon, Cara de Cavalo

Il ne faut pas confondre la fée qui endort la Belle au Bois Dormant avec la fée verte scintillante, le philtre appelé Bonne nuit Cendrillon que versent les violeurs dans le verre de leur victime et que va boire devant nous l’éblouissante Carolina Bianchi avant de faire une conférence-spectacle sur la performance Brides on Tour de Pippa Bacca. Celle-ci devait conduire, en robe de mariée et en auto-stop, l’artiste italienne de Milan en Palestine, mais prenait brusquement fin en Turquie avec le viol et l’assassinat de l’oie blanche qui se voulait colombe de paix. Auteure, metteuse en scène, actrice, cantatrice et danseuse originaire du Brésil, Carolina narre et mime l’histoire de Pippa en convoquant Marina Abramovic et ses automutilations, Milo Rau et la sinistre voiture de sa Reprise, Bruno Castellucci et sa macabre comptabilité des cadavres dans la symphonie Résurrection de Mahler, Botticelli et son Histoire de Nastagio, avant de sombrer dans le sommeil induit par la drogue. La troupe prend alors le relais, et le blanc clinique, aseptisé, du jour et de l’innocence va le céder au noir d’une nuit de Walpurgis où la violence, le viol et le meurtre dansent une ronde folle et sanglante. À la fin, dans une espèce de troisième acte, l’excellente troupe Cara de Cavalo prend soin, dans le plein sens du terme, de sa patronne, essayant tant mal que bien de réparer cette « peau qui garde la mémoire comme une boîte de Pandore ». La vidéo, parcimonieuse et pertinente, appuie là où ça fait mal, dans l’habitacle de la voiture comme dans l’intimité du vagin.

Carolina Bianchi émerge péniblement à la fin du spectacle et vient saluer mélancoliquement, appuyée sur ses frères et sœurs en douleur. Faut-il ajouter qu’il n’y a que cinq « spectacles » prévus, mais que ce n’est que le premier d’une trilogie qui continuera à célébrer l’Inferno de Dante, expressément cité ? Si Molière rime et allitère avec mulier, la dame Bianchi nous prévient cependant que nulle résilience ne pourra jamais fermer ce genre de blessure et que la catharsis peut aller se faire foutre : Fuck the Catharsis ! est, en effet, la plaque d’immatriculation de la voiture, lieu des crimes. Beauté convulsive, du grand art de non guérir, esthétique démoniaque du mal, cette performance au sens premier du terme fera date dans les annales du festival, mais aussi et surtout dans la psyché du public qui n’en sort pas indemne.

Extinction, Julien Gosselin

Ça commence par la fête à Rome, et se termine en cauchemar, à Vienne, quelque cinq heures plus tard. On s’attend à Mahler et on a droit à de la techno. Bière à la main, le spectateur prend part, en dansant dans une discothèque, à la rencontre de deux jeunes femmes, dont l’une reçoit une lettre lui enjoignant de rentrer chez elle, en Autriche, pour l’enterrement des siens, morts dans un accident.

Un interminable deuxième acte donne ensuite à voir une soirée mondaine dans la Vienne fin de siècle sur des textes d’Arthur Schnitzler et Thomas Bernhard. Derrière les murs d’une villa cossue, on se maquille et on urine, on se séduit, on se repousse, on s’enivre, on vomit, on discute et se dispute et on finit par s’achever à coups de hache. Exactement le matériel brut que Freud s’apprête au même moment et au même endroit à catégoriser en hystérie, névroses et autres perversions. Les langues s’entrechoquent dans tous les sens du terme : on parle en allemand et on crie en français, à moins que ce ne soit l’inverse, les actrices venant de la troupe de Gosselin et de la Schaubühne de Berlin. La vidéo, omniprésente, lassante, fétichisée, démonte et dé-montre ce qui devait rester caché derrière les volets et les rideaux. On les a suivis mille fois, jusqu’à s’en lasser, ces cameramen et –women, harcelant, tels des paperazzi et des mouches érinyennes, les comédiens dans leurs ébats.

Au troisième acte, nous retrouvons, seule en scène, la femme du début, la solide Rosa Lembeck, narratrice de Bernhard, crachant pendant presqu’une heure sa haine et son dégoût pour sa famille qui était nazie et son Autriche qui l’est restée. Ensuite : extinction des lumières, extinction d’une civilisation. Extinction aussi d’une certaine forme de théâtre, où trop de virtuosité tue la vertu quand le metteur en scène se plaît à mettre en scène sa théâtralité. Mais après tout, n’avons-nous pas assisté à la naissance de l’hystérie ?

Paysages partagés, Stefan Kaegy

Les bons sentiments font mauvais ménage avec le théâtre et frôlent même la catastrophe quand ils rencontrent l’ésotérisme façon Rudolf Steiner, le macho antisémite fondateur de l’anthroposophie. Nous avons connu Stefan Kaegy et son Rimini Protokoll plus inspirés et garderons pour toujours en mémoire ses grands enfants qui jouent au train électrique. Mais dans sa balade à travers sept pays(trop)sages du plateau de Pujaut, mis en scène par sept artistes différents, l’infantilisation prend la place de l’enfance. Le spectacle itinérant et interactif voit trois groupes de spectateurs, casqués, outillés, suivre leurs gourous, et leurs rencontres et croisements ont quelque chose des foules qui erraient sur les quais des Vacances de Monsieur Hulot. Mais l’humour de Tati est bien absent de cette espèce de pèlerinage, sauf peut-être (mais de façon involontaire, nous confirma-t-on) dans la séquence imaginée par Sofia Diaz et Vitor Ruiz qui invite le public à déposer ses affaires avant d’aller suivre comme des moutons de Panurge les instructions du berger : se regarder mutuellement, écouter son corps, se donner la main, être réceptif à la nature environnante, etc. En voyant cette file de personnages à quelques mètres du tas formé par leurs balluchons, comment ne pas penser aux scènes des chambres à gaz et à l’émouvante installation Monumenta que Christian Boltanski installa au Grand Palais en 2010 ? Mais hélas, les Shared Landscapes ne suscitent point d’émotion, plutôt une pointe d’irritation devant une balade qui n’atteint jamais à la ballade, une évocation d’un Giono de maternelle ou, si vous voulez, d’une séance de « team-building » pour cadres d’entreprise. Saluons cependant les interludes musicaux signés Ari Benjamin Meyers, servis par une poétique mise en espace et un excellent sextuor de vents, ainsi que l’avant-dernier acte installé par le collectif espagnol El Conde de Torrefiel qui donne enfin la parole à la Pacha Mama herself qui, dans son invective au public, se montre bien plus lucide et ironique que Kaegy et ses partenaires.

Angela, Susanne Kennedy

Le spectateur entre dans la salle de spectacle comme dans l’appartement d’Angela, l’influenceuse, qui l’attend déjà, seule, absente aux autres et à elle-même, mi-assise, mi-allongée, portant bottes noires et fringues sombres comme toutes les adolescentes vaguement rebelles. Les couleurs flashy de l’appartement contrastent avec le noir de son habitus. Défilent alors la maman, l’ami, la meilleure copine ainsi qu’une musicienne déjantée. Angela disparaît, et l’appartement s’anime sous l’effet de la vidéo de Markus Selg, compagnon dans la vie et au travail de Susanne Kennedy, conceptrice de cet OTVI, objet théâtral vaguement défini. Un nounours débonnaire vient commenter cette véritable non-histoire, pendant que de merveilleuses images cinétiques font immersion d’un extérieur qu’on devine menaçant dans un intérieur de moins en moins cosy pour inonder le foyer mais aussi la psyché d’Angela, entretemps revenue. « Notre réalité est une hallucination personnelle et nous appelons réalité objective une hallucination partagée », dit Susanne Kennedy quelque part dans une interview. Les artistes jouent en play-back sur des textes qu’iels ont préalablement enregistrés, et cette marque de fabrique de Kennedy ajoute bien sûr à l’étrangeté et à la déshumanisation des personnages. Fichte, le fondateur de l’idéalisme allemand, n’est pas mort. On pense, bien sûr, à l’inquiétant terroir de Kafka (Der Bau), mais aussi et surtout à Freud qui a analysé le mécanisme qui transforme le foyer douillet, le Heim, en son contraire, le unheimlich, l’inquiétant étrange. Alors, libre à nous de voir dans Angela une jeune fille qui entre en schizophrénie, une influenceuse qui se perd dans l’inauthenticité d’un monde parasitée par le virtuel et l’IA ou tout simplement un être en proie à l’angoisse existentielle de la condition humaine. Un spectacle très fort et fort beau pour ce premier passage en Avignon de la coqueluche berlinoise Susanne Kennedy, dont le patronyme, une fois déjà, a été annonciateur d’une modernité qui n’a pas tenu ses promesses.

Le jardin des délices, Philippe Quesne

Philippe Quesne convie le public à de délicieuses retrouvailles avec la mythique carrière de Boulbon. Un bus arrive avec à son bord huit personnes, santiags au pied, vêtements surendimanchés au corps. Cette microsociété cherche à prendre possession des lieux, comme des pionniers du Far-West, ou alors comme un groupe qui fait du team-building (décidément) avec une bienveillance un peu froide et distante qui cédera bien vite la place à une orgie destructrice quand les huit personnages en quête de sens vont détruire, avec une frénésie empruntée à Laurel et Hardy, l’habitacle du bus, pourtant seul havre protecteur de cette microsociété qui n’arrive pas à faire lien, comme disent les sociologues. Et nous jouissons simplement du spectacle, sans demander aux théâtreux de donner une interprétation définitive du Jardin des délices, le merveilleux tableau de Bosch qui depuis plus de 500 ans fait la part belle à des exégèses historiques, artistiques, psychanalytiques, j’en passe et des plus farfelues.

Quesne et son équipe ont préféré jouer la carte de l’absurde avec des personnages jetés dans le tableau comme dans le monde, « hinausgeworfen » dans le désert caillouteux de Boulbon. Mais loin de se résigner à l’attente comme les clowns de Beckett, ils se résolvent à suivre, après moultes hésitations et péripéties les unes plus cocasses que les autres, la voie indiquée par quelques mystérieux triangles projeté sur les falaises. Ce voyage à l’intérieur d’une toile est un joyeux patchwork de scénettes, parfois ludiques, parfois mélancoliques, faisant maints clins d’œil à l’histoire du théâtre, du cinéma, de la peinture et de la musique. De l’humour gai et noir dans l’infinie nuit de l’univers.

The Romeo, Trajal Harrell

La fashion week se fait Faschingwoche quand les quinze artistes de Trajal Harrell entrent en scène dans une espèce de cage aux fauves, qui rappelle les cirques de notre enfance, noyés sous les décibels de musiques populaires largement traficotées, « verfremdet » aurait dit Brecht. Les costumes, en effet, sont la vedette des spectacles du chorégraphe américain, exilé à Zurich, mais, ce soir-là, elles partagent l’affiche avec les murs du Palais des Papes. Le contraste est extravagant entre l’austérité du Palais et le baroque des costumes qui travestissent les sexes et les époques. On reste bouche bée et yeux grands ouverts devant la beauté des corps qui tient pour les certains des canons habituels et pour les autres d’une étrangeté qui, justement, interpelle ces mêmes canons. À travers des plumes de paon qui viennent vanter la vanité du vivant, du bord de la scène, Harrell contemple tel un démiurge ses créatures qui s’agitent, dans de larges gestes, sur les rythmes du voguing, très en vogue dans les communautés LGBT. Le grand Fellini n’aurait pas renié ce beau spectacle.

Antigone in the Amazone, Milo Rau

En transposant le mythe de Sophocle sur les bords de l’Amazone, Milo Rau organise en quelque sorte la rencontre entre Antigone, la Grecque, et Antiope, l’Amazone, nous permettant ainsi (à son corps défendant ?) d’opposer le non de la Grecque au non de l’activiste sudaméricaine Sara Kay. Au nom de la Pacha Mama, de la terre et de la nature, du fleuve meurtri et de la forêt vierge déboisée, la seconde s’oppose au dictateur Bolsonaro, à la solde des multinationales, qui dépouille le peuple jusqu’à la terre où enterrer ses morts. La première s’oppose au despote éclairé Créon qui veille au contrat social garantissant le lien entre ses sujets, prisonnier malheureux de la raison d’État. Sous les applaudissements populistes de la plèbe, elle brandit la Loi divine face aux lois humaines, le droit du sang et du sentiment face à la raison de l’esprit. Le virtuose suisse maîtrise tous les codes du théâtre et de la vidéo, jusqu’à intégrer dans la trame de son spectacle la défection pour éthique politique de Sara Kay, la militante brésilienne. D’où nous vient alors ce léger malaise face à l’enthousiasme d’un public conquis, mais peut-être plus solidaire qu’empathique. Sans aller jusqu’à évoquer l’appropriation culturelle, à quel non d’Antigone devons-nous dire oui ?

L’Addition, Tim Etchells

C’est du Jean-Sol Partre revu par les Marx Brothers, avec la danse des petits pains de Charlot en prime. Vous vous souvenez : dans L’être et le néant, Sartre nous présente comme l’archétype de la vie inauthentique un garçon de café enfermé jusque dans ses moindres gestes dans les stéréotypies de son métier. Aliéné dans son rôle social, il refuse, par lâcheté et commodité, la liberté existentielle. Dans L’Addition de Tim Etchells, ce serait plutôt l’inverse : le duo franco-britannique Bert & Nasi refuse de choisir entre le rôle du serveur et du client ; les deux excellents comédiens échangent leurs rôles, ils jouent, rejouent, surjouent et déjouent jusqu’à plus soif la scène où le garçon verse le vin dans le verre qui n’en finit pas de déborder. C’est Zazie dans le bistrot, mais le « Queneau ! Queneau ! » s’enivre en « que de vin ! que de vin ! » et le simple comique de répétition se sublime en humour où les contraintes de l’Oulipo pointent le bout de leur verre. On peut rire comme un enfant dans ce merveilleux spectacle, on peut aussi s’inquiéter devant le gaspillage des ressources de la planète et on peut enfin s’angoisser devant l’absurdité de la condition humaine qui ne peut s’échapper de l’enfermement de son geste.

Paul Rauchs
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