Les vendeuses de Dayli ont passé neuf mois dans des magasins déserts. Enquête sur une faillite

Syndrome de Stockholm

d'Lëtzebuerger Land du 31.01.2014

Sous les tubes fluorescents, elles ont vécu une étrange expérience : neuf mois d’isolation passés dans des magasins vides, sans contact avec le monde du dehors. Cinq des 92 anciennes vendeuses de Dayli ont accepté de témoigner. Tandis que deux ont raconté leur histoire au téléphone, trois sont venues dans une filiale Fischer à l’heure du déjeuner, mais personne n’avait faim. (Toutes ont demandé l’anonymat.) Dans les entretiens, certains mots reviennent comme un leitmotiv, décrivant un cauchemar récurrent, recommencé chaque jour entre l’ouverture à neuf heures du matin et la fermeture à six heures du soir : « vide », « maux de ventre », « nervosité », « dépression », « panique » et toujours et encore les mots « incertitude » et, surtout, « espoir ». Espoir de voir revenir les investisseurs, marchandises et clients. Elles continuaient à travailler pour une entreprise qui avait fait faillite, à laquelle aucun fournisseur ne livrait plus depuis juin et où aucun client ne mettait plus les pieds.

Tous les matins, au réveil, raconte une vendeuse avec une douzaine années d’ancienneté, elle se serait levée avec un sentiment de « panique intérieure » : « Je me demandais : ,Comment feras-tu pour tenir cette journée-ci‘ ? » Une autre, huit ans d’ancienneté, relate : « On ne pouvait même plus dire en partant : ,Je vais travailler‘. » L’inactivité forcée n’allait pas sans heurter un sens d’éthique du travail : « Je veux travailler pour gagner mes sous. Lorsque vous n’avez plus rien à faire, cela vous donne un sentiment d’insatisfaction. Cela vous épuise ».

Les premiers mois, elles se trouvèrent des thérapies occupationnelles. Réarranger les quelques articles restants : dans une file, d’une étagère à l’autre. Reconfigurer le magasin : démonter les étagères, remonter les étagères, transférer le tout vers le devant de la boutique. « Pour que les gens n’aient pas à traverser tout un magasin vide et triste. » Elles nettoyaient : les étagères, le sol, la caisse, jusque dans les moindres recoins. Puis s’asseyaient pour attendre que quelqu’un pousse la porte.

Au début, quelques rares clients s’égaraient encore dans les filiales à la recherche de papier toilette et de produits de nettoyage à prix discount. Puis, de moins en moins. Alors que le stock se vidait, les clients poussant la porte commençaient à s’étonner : « Ah, vous êtes fermé ? ». Certains, moins polis, lançaient un « Alors j’irai chez Cactus ! », à la manière d’un défi. Puis vinrent les jours où plus une âme n’entrait dans les magasins condamnés. Sauf, de temps à autre, des habitués pour « papoter » et compatir. « On avait de bons clients ! », estiment les unes, qui disent y avoir trouvé courage, alors que d’autres trouvaient cette miséricorde plutôt suspecte.

Quelques-unes avaient amené des livres, mais, disent-elles, elles n’arrivaient pas à se concentrer, trop inquiètes, trop agitées : « tout tournait ». D’autres essayaient de tricoter ou de crocheter, mais eurent mauvaise conscience : « De quoi cela aurait-il l’air ? » Peu à peu, l’ennui, la solitude et le silence ont commencé « à attaquer le corps et l’âme » : « J’avais l’impression de devenir dingue, j’étais à deux doigts de la dépression », dit une vendeuse. Tandis que certaines partaient en congé maladie, d’autres, désormais seules dans la boutique, maintenaient la position. Une dit avoir eu des crises de panique à répétition dans le magasin. Elle avait des palpitations et devait sortir, prendre l’air, pour retrouver son calme. Puis des maux d’estomac, à plusieurs reprises elle vomit, au plein milieu du magasin. Mais, elle refuse de se mettre en arrêt maladie plus que quelques jours : « Il m’était désagréable de rester à la maison. Je me sentais coupable. Je me suis dit sans cesse : ,Que pensera le chef de moi ? Peut-être qu’il croit que je reste à la maison alors qu’en réalité je n’ai rien…‘ »

Le plus frappant dans cette histoire est la fidélité des vendeuses à « leur » chaîne : « La plupart vous diront qu’elles sont absolument loyales vis-à-vis de la firme », explique fièrement une vendeuse licenciée il y a à peine deux semaines. Les employées de Schlecker et de Dayli sont (à trois exceptions près) des femmes, dont beaucoup d’un certain âge, qui, avant de se faire embaucher par la chaîne de droguerie, avaient passé de longues années au foyer à s’occuper des enfants ou des parents. Nombreuses étaient celles qui voyaient dans le poste de « directrice de filiale » un moyen d’épanouissement personnel : « Nous avons toujours travaillé comme s’il s’agissait de notre propre magasin. Sinon, d’où seraient venus nos clients ? On appartenait presque à la famille ». « Ces magasins étaient notre vie, unser Herzblut », renchérit sa voisine devant sa tasse de café.

Or, à y repenser aujourd’hui, certaines ne comprennent plus très bien leurs enthousiasmes passés. Après la mort de ses parents, « reconnaissante d’avoir trouvé du travail à mon âge », elle dit avoir sacrifié tout son temps libre et ses congés pour Schlecker. « Je m’y suis jetée à corps perdu. C’était un travail fantastique : Tous ces clients ! Et ces chiffres d’affaires ! », dit une vendeuse qui touchait un salaire fixe. Pour dénoncer, quelques minutes plus tard, « le mobbing » et le surmenage dont elle dit avoir été témoin avant la reprise par Dayli, du temps de Schlecker, décrié pour sa politique antisociale et très agressive envers toute implantation syndicale.

Une autre vendeuse évoque la pratique d’employer des « Springer », travailleurs temporaires sautant d’une filiale à l’autre : 10 heures à Bettembourg, 10 à Esch et 10 en Ville : « Il arrivait qu’en une journée une vendeuse ouvre une filiale dans une ville pour en fermer une autre à plusieurs dizaines de kilomètres de là. » Une troisième évoque une surveillance ressentie comme excessive : « Frühkontrolle, Spätkontrolle, Zwischenkontrolle, Kontrolle über Kontrolle ». Mais, même deux années après la banqueroute du patriarche Anton Schlecker, beaucoup continuent à prendre la défense de leur ancien patron : « Les contrôles n’empiétaient pas sur les droits privés. Celui qui n’a rien à se reprocher n’a rien à craindre. » Le passage du temps peut opérer de formidables euphémismes. Ainsi, sur les 262 anciens employés de Monopol, mis à la porte en 2006, la moitié s’est reconstituée en groupe virtuel sur Facebook, où sont partagés les souvenirs des « meilleurs des temps » passé dans la « famille Monopol ». Sans rancune aucune pour la famille Scholer, propriétaire des grands magasins.

Lorsque, il y a deux semaines, les 92 salariés de Dayli s’entassèrent dans les bureaux de Christian Jungers, avocat de Schlecker, puis de Dayli et aujourd’hui du curateur autrichien en charge de la faillite, ils finirent par applaudir leur direction qui était venue leur annoncer les modalités de leur licenciement. Pour comprendre les raisons de cette adhésion, il faut revenir sur la brève épopée Dayli. En été 2012, l’empire Schlecker et ses 10 000 magasins s’effondre, à bout de souffle après une course folle à l’expansion et à l’hégémonie. Apparaît alors un deus ex machina en la personne de Rudolf Haberleitner, homme d’affaires autrichien spécialisé dans la private equity, qui, durant les années 90, s’était notamment exercé en République tchèque comme consultant de la campagne des privatisations. Son fonds découpa du groupe Schlecker la partie autrichienne, à laquelle se trouvaient rattachées les filiales italiennes, polonaises, belges et luxembourgeoises. Ainsi naquit Dayli.

Comme tout affairiste qui se respecte, celui que les vendeuses de Dayli continuent de désigner révérencieusement de « der Herr Doktor Haberleitner » (jusqu’à cette date, sa dissertation reste introuvable), avait le sens du grandiose et de la mise en scène. Quelques mois après la reprise, Haberleitner, au Luxembourg pour y tenir un meeting devant ses salariées, se dépassa : À côté des produits de nettoyage et de soin, Dayli devait réinventer le commerce de proximité et devenir un marchand de cigarettes, d’alcool, de fast-food, de voitures de location et même d’assurances. Le tout, sept jours sur sept. Les employées sortaient du meeting, exaltées. « Pour la présentation, il n’y a rien à dire, il était fort, disent-elles aujourd’hui. Nous avons vraiment cru en lui. On était pleines d’espoir, pleines de joie. Pour nous, c’était acquis, ça démarrera à cent à l’heure. Nous avons commencé à faire de la publicité auprès de nos clients : Chez Dayli vous trouverez tout ! »

Or, déjà, les fournisseurs commençaient à avoir leurs doutes. Chez le grossiste Fixmer, qui livrait snacks, cigarettes et boissons gazeuses aux filiales luxembourgeoises, on se rappelle avoir cessé les livraisons dès mai 2013 : L’échéance de paiement était dépassée, or aucune facture n’avait été réglée. « Nous y avons laissé des plumes », concède-t-on chez Fixmer. Peu à peu, les vendeuses se rendaient à l’évidence : les marchandises n’arrivaient plus qu’au compte-gouttes, puis, début juin, cessaient entièrement. « Les plans de Haberleitner ont totalement échoué, faute de capital, faute de bonne planification », résume Dirk Kucht, directeur des filiales de Dayli et ancien de Schlecker (« J’ai grandi avec Schlecker, trente ans durant, j’ai fait l’expansion avec Schlecker »). Le 4 juillet 2013, Dayli se déclare en faillite devant le Landesgericht Linz. À l’avocat d’affaires Rudolf Mitterlehner incombe la tâche de liquidateur judiciaire, chargé de gérer la faillite et de rembourser factures, salaires et loyers aux créanciers.

Alors que, à travers l’Europe, les filiales de Dayli mourraient en masse, celles du Luxembourg continuaient à vivoter. Aux employées travaillant dans ces filiales maintenues artificiellement en vie, le curateur de Linz, de concert avec la direction luxembourgeoise de Dayli, dernier et lointain vestige de l’empire Schlecker englouti, promettait une reprise, dont les termes seraient sur le point d’être conclus. Au plus tard le mois prochain, affirmaient-ils, les marchandises arriveraient. Les semaines se transformaient en mois, mais toujours rien ne se concrétisa. Les vendeuses, elles, voulaient et veulent toujours y croire. Même les plus sceptiques parlent d’un déchirement : « J’ai dit à mes collègues : ,Je n’y croirai qu’au moment où je le verrai‘. Et malgré cela, je me surprenais à penser : ,Et si c’était vrai…‘ » Plus que la nostalgie, la loyauté ou une éthique protestante du travail, c’est l’espoir qui explique que les salariées aient ouvert tous les matins leur magasin pour s’y placer, huit heures durant, à l’isolement.

Ainsi, lorsque le 16 janvier, les responsables des filiales commençaient leur tournée à travers les 28 magasins du Grand-Duché, pour y annoncer que c’en était fini de Dayli, les salariées vécurent la nouvelle comme un choc. « Garder les magasins ouverts revenait très cher. À un moment je ne pouvais et je ne voulais plus le payer », explique Rudolf Mitterlehner. Encore aujourd’hui, deux semaines après la fermeture, Mitterlehner se dit optimiste de trouver un repreneur, sans toutefois dévoiler sa main. Ses explicitations embrouillées donnent le vertige : « Je fais de mon mieux. Mais je ne puis rien promettre, puisque, pour l’instant, je ne le sais pas moi-même. Mais nous sommes sur la bonne voie, je tiens à le souligner. Les signes sont positifs que toutes les filiales, ou presque, seront reprises et que le personnel aura la possibilité de continuer à y travailler. Mais, au dernier moment tout peut basculer, du côté positif comme du côté négatif. »

Face aux promesses réitérées par Dirk Kucht et Rudolf Mitterlehner, les syndicats avaient fermement conseillé aux salariés de s’inscrire le plus tôt possible à l’Adem. Le mystérieux investisseur qui reprendra les 28 filiales, les syndicats n’y croient plus trop. « Toute cette histoire, on la trouve étrange, on doit surtout éviter de donner de faux espoir aux gens », estime Mandy Noesen, assistante syndicale du LCGB. « Je ne crois quand même pas au père Noël », dit de son côté André Sowa de l’OGBL. Les contrats de Dirk Kucht et de la responsable en ressources humaines viendront à échéance le 15 février, le temps nécessaire pour finir les paperasses administratives. Joint ce lundi au siège de Dayli à Mondorf, il continue d’évoquer des négociations en plein cours avec deux investisseurs potentiels et donne comme horizon le début février, le moment où on devra régler les loyers.

Le jour du licenciement, Dayli avait adressé une lettre à tous les propriétaires des immeubles loués pour leur annoncer « de manière confidentielle » que, potentiellement, un nouveau repreneur se chargera de payer les loyers à partir du premier mars. Or, tout donne à penser que le best-case-scenario envisageable serait qu’un investisseur potentiel ne reprenne que les magasins les mieux situés. S’il voudra éviter que sa reprise tombe sous la catégorie de « transfert d’entreprise », qui l’obligera à réembaucher tous les salariés, voire à leur verser les salaires non payés, le repreneur devra laisser s’écouler au moins trois mois. Or, après ce temps, les belles boutiques risqueront d’avoir déjà trouvé de nouveaux locataires. D’après Thierry Nothum, directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce, les questions qui se poseraient aux investisseurs potentiels seraient : « De quel capital disposent-ils ? Quelles voies d’approvisionnement pourront-ils emprunter ? Et quel segment du marché voudront-ils occuper : discount ou autre ? » Car ce qui faisait le succès du modèle Schlecker au Luxembourg, qui restait profitable tant que les produits de marque continuaient à affluer, c’étaient les prix pratiqués : « Deutsche Markenprodukte zu deutschen Preisen », pour reprendre la formule d’une vendeuse. Or, sans lourde structure derrière soi, impossible de casser les prix.

Pendant ce temps-là, les salariées de Dayli devront s’affronter aux offices sociaux de leur pays de résidence, en attendant de toucher les indemnités que leur doit Dayli. Entre Linz et Luxembourg, la procédure pourrait durer jusqu’à deux mois, durant lesquels elles devront survivre sans revenu. Émotionnellement non plus, les anciennes vendeuses n’ont pas encore encaissé le choc. « Les premiers jours, j’ai beaucoup pleuré » dit-elle. J’ai ressenti comme un vide. » Chômeuses depuis deux semaines, elles évoquent une vie désormais vécue au jour le jour, « comme dans un mauvais film, juste que c’est la réalité. Je ne sais pas comment le dire… J’ai perdu le rythme. » Après des mois passés à attendre l’investisseur fantôme, les ex-Dayli affrontent aujourd’hui la hantise du déclassement social.

Bernard Thomas
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