Édito

Les experts

d'Lëtzebuerger Land du 08.05.2020

Le 23 février 1945, dix jours après la libération de Vianden, le gouvernement mit en place un Commissaire général de la Reconstruction, qui fut élargi, en décembre de la même année, à un Conseil supérieur de la Reconstruction, composé de quinze hauts fonctionnaires, devant assister le ministre de la Reconstruction « de toutes les mesures et de tous les efforts », notamment dans leurs aspects commerciaux et sociaux. Le 28 avril dernier, et seulement après plusieurs demandes insistantes de la presse et des partis de l’opposition, le gouvernement publia la composition de six groupes de travail qu’il consulte actuellement pour la mise en place de sa stratégie de déconfinement dans la crise sanitaire du Coronavirus. Une trentaine de personnes, hauts fonctionnaires, scientifiques, conseillers économiques, psychologues ou experts en éthique assistent le gouvernement dans ses prises de décision sur comment relancer l’économie, l’éducation ou la vie publique et sociale sans prendre de risque sanitaire incommensurable. Ce mercredi, le CSV s’enquiert, dans une question parlementaire, de l’existence d’autres « groupes de travail, commissions et forces opérationnelles » dont elle a eu vent, ainsi que de leur composition. Dans un premier temps, le premier ministre Xavier Bettel (DP) avait estimé, dans une interview au Luxemburger Wort, que ces noms étaient soumis au secret de la protection des données. Mais il est d’une évidence accablante que les citoyens ont droit à une totale transparence sur les processus de prise de décision et les intérêts qui sont en jeu – surtout quand leurs libertés fondamentales et leur santé sont en jeu et que l’État-Léviathan décentralise leur souveraineté vers des arrières-salles qui se soustraient à leur contrôle.

La question est d’autant plus délicate durant l’état de crise, instauré par règlement grand-ducal le 18 mars et prorogé par voie légale par le parlement le 21 mars et qui attribue de très larges pouvoirs à l’exécutif. Le souverain qu’est le citoyen a délégué son pouvoir au Parlement, qui, lui, choisit le gouvernement. Mais qui a choisi, qui légitimé les consultants privés ou publics qui se portent conseillers des ministres ? Et avec quel agenda secret s’engagent-ils (même bénévolement) dans ces tâches ? Déjà critiquée lors de la formation du premier gouvernement Bettel-Schneider-Braz de 2013, la nébuleuse des experts qui soufflent leur idéologie à l’oreille du Premier ministre devient de plus en plus suspecte, non seulement en vue du déconfinement. Mais aussi en vue du plan de financement des mesures d’urgence qui suivra. Le syndicats OGBL, LCGB et CGFP s’en alarment désormais, craignant une réforme fiscale qui pénalise les travailleurs et les travailleuses, appellant à être associés à l’élaboration de la loi pandémie et mettant en garde devant une nouvelle politique d’austérité. Il y aurait déjà un organe où patronat et salariat discutent avec le gouvernement – il s’appelle tripartite.

Mais, à l’image d’Emmanuel Macron en France, Xavier Bettel se méfie des corps intermédiaires. Les structures classiques de la prise de décision politique – ces chambres professionnelles, fédérations, Conseil économique et social et autres institutions démocratiquement légitimées – jugés trop lentes, sont peu à peu remplacées par des organes de consultation alibi qui n’ont aucune base mais dépendent du seul pouvoir de nomination du gouvernement. Ils s’appellent centre, comité ou conseil supérieur de quelque chose et ont en commun d’aimer le secret et d’être réticents à la publicité. En quelques minutes de recherche, le portail Legilux renseigne d’une quinzaine de tels conseils supérieurs, comme celui du développement durable, qui vient d’être partiellement renouvelé – il y en a de la statistique, de la santé, de l’éducation ou de la pêche... On n’en entend parler que lorsque le gouvernement leur donne une mission, comme le Conseil national des étrangers, plus de trente membres, qui retombe régulièrement dans en profonde léthargie après sa nomination. Leurs membres sont parfois choisis sur appel à candidatures, souvent selon les réseaux et sympathies de celui qui les nomme ; leurs CVs se lisent comme des profils LinkedIn ou d’un guide pour managers de PaperJam. Or, après la consternation des premières semaines, la solidarité, l’empathie et la gratitude de la deuxième phase, il serait temps de retrouver les lumières de la raison et la responsabilité politique assumée et partagée. Une démocratie moderne implique toute transparence.

josée hansen
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