C’est une même bâtisse, mais les enfants croates et serbes de la crèche de Vukovar n’y entrent pas par la même porte. Ils n’ont pas cours dans les mêmes salles. Chacun sa cour de récréation et son aire de jeux. Ils ne se rencontrent pas. Pareil dans les écoles. Ces 18 et 19 novembre, trente ans après la prise de contrôle de la ville par l’Armée fédérale yougoslave et les forces paramilitaires serbes, ce après 87 jours de siège et de résistance de quelque 1 800 volontaires croates, les Journées du souvenir des victimes de Vukovar ne sont pas commémorées de la même manière dans les deux cours. Celle du jardin d’enfants croates est bordée de bougies funéraires. Pas celle des enfants serbes, située de l’autre côté du bâtiment.
Après la proclamation de l’indépendance croate de l’ex-Yougoslavie, une campagne militaire a été lancée en août 1991. Pendant le siège, la jolie ville baroque multiethnique de Vukovar, située au bord du Danube, près de la frontière avec la Serbie et qui comptait environ 45 000 habitants à l’époque, a été quotidiennement bombardée, puis finalement pratiquement rasée. Les combats ont fait plus de 1 600 morts et 3 000 blessés. Mais le pire s’est produit lors de la chute de la ville. Près de 5 000 personnes ont été emmenées dans des camps en Serbie, et près de 20 000 Croates et autres non-Serbes ont été expulsés. Plus de mille blessés, civils et militaires, qui se trouvaient à l’hôpital improvisé dans les souterrains de la manufacture de chaussures et pneumatiques Borovo Komerc, ont été entassés dans des autocars et emmenés par les forces serbes. On a retrouvé les restes de 264 d’entre eux à Ovčara, une ferme isolée à la lisière de la ville. Ils y ont été tués et enterrés dans des fosses communes. Plus de 300 personnes sont toujours portées disparues.
« Je ne sais si l’on a jeté le corps de mon fils Tomislav dans le Danube ou si ses restes sont dans une fosse commune », souffle Marija Šestar, la soixantaine, cheveux courts et grisonnants, le visage marqué par des rides de souffrance. Elle vient jeter des roses blanches dans le fleuve et allumer une bougie à même le sol, à côté de dizaines d’autres. Elles forment une croix dans le tapis de feuilles mortes. Ils sont ainsi des dizaines de milliers ces 18 et 19 novembre, à participer aux « Journées du souvenir des victimes de Vukovar », malgré une nouvelle flambée de l’épidémie du Covid-19. Tout le sommet de l’État s’est déplacé, y compris le vice-président du gouvernement et représentant de la minorité serbe de Croatie, Boris Milošević, et Milorad Pupovac, chef du Conseil national serbe. Au son des cloches de l’église Saint-Philippe et Saint-Jean, une longue colonne du souvenir, menée par de hauts gradés et associations de vétérans arborant le drapeau national et ceux des provinces, parcourt 5,5 kilomètres, de l’hôpital de Vukovar jusqu’au Mémorial, traversant une ville où ont jailli des mémoriaux et statues un peu partout. Vukovar est désormais quasiment entièrement reconstruite. Quelques belles façades baroques sont toujours grêlées d’impacts de balles. Puis gisent les ruines de ce qui fût propriété de l’État yougoslave, comme l’usine de chaussures Borovo ou l’hôtel Dunav.
Sur le chemin bordé de bougies, les drapeaux croates sont déployés sur de nombreux balcons, fenêtres, devant les commerces et les cafés, fermés pour l’occasion. Sauf chez ceux de l’autre communauté, terrés ces jours-là. Certes, l’ancien président de Serbie, Boris Tadić, a présenté des excuses lors d’une visite historique à Vukovar en 2010. Belgrade a arrêté l’ancien président de la République serbe de Krajina, Goran Hadzić, puis transféré au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 2011, tout comme trois autres membres de l’armée yougoslave. Trois personnes accusées d’être responsables des crimes commis à Vukovar sont décédées avant que la justice ne tranche : l’ancien président de Serbie et de Yougoslavie, Slobodan Milošević, Goran Hadzić et l’ancien maire de Vukovar, Slavko Dokmanović. Quant à la justice serbe, elle a condamné huit personnes impliquées dans le massacre d’Ovčar pour crimes de guerre. Mais Belgrade tarde à échanger sa documentation militaire et celle des services avec les autorités croates. Un silence assourdissant règne aujourd’hui à Belgrade sur la question des crimes de guerre commis par les forces serbes, quand ils ne sont pas simplement niés. En ces journées de commémoration à Vukovar, le président serbe Aleksansar Vučić se fait représenter par Veran Matić, chargé du dossier des disparus. En hommage, il s’agenouille devant le mémorial.
Pour le célèbre éditorialiste Boris Dežulović, « Vukovar est depuis trente ans de ressassement patriotique hypnotique et obséquieux utilisé pour jauger le patriotisme croate ». « C’est une lanterne des morts qui ne sert qu’à alimenter le sentiment de cohésion nationale et à inculquer la peur de la patrie », écrit-il à l’occasion de l’anniversaire de la chute de la ville, provoquant un tollé, des menaces de mort à son encontre et l’opprobre du ministre des Vétérans. Pour Dinka Čorkalo Biruški, professeur de psychologie sociale, qui consacre depuis vingt ans ses recherches à Vukovar, si les 20 000 habitants vivent aujourd’hui côte à côte, mais séparés, c’est parce que depuis la réintégration de la région à la Croatie en 1998, on n’a pas investi dans la guérison d’un traumatisme collectif, au contraire. « On en a fait une ville-monument, emprisonnée par la politique, dans laquelle 70 pour cent des habitants désapprouvent le modèle d’éducation et le manque de politiques d’intégration qui ont pour résultat que 70 pour cent des enfants n’ont pas d’ami qui appartienne à une autre communauté », dit-elle.
Ainsi, un projet norvégien d’école pilote qui devait être un modèle de dialogue et d’intégration interculturelle a été abandonné en 2019, et l’État croate a dû rendre les 1,6 million d’euros. « Il n’y avait pas de soutien des responsables politiques locaux, ni croates, ni serbes, ni des médias », explique Dijana Antunović Lazić, à la tête de la Maison européenne de Vukovar, qui organise notamment des camps de vacances pour les jeunes de la région lors desquels ils apprennent les cultures de l’autre, mais aussi à faire face au passé, sans porter sur leurs épaules de responsabilité collective pour les crimes commis au nom de leurs communautés.
« Le nationalisme et la haine sont des outils politiques bon marché qui fonctionnent. La preuve, un membre du Mouvement patriote, une formation d’extrême droite, est maire, Ivan Penava, et il est soutenu par le représentant des serbes », peste Pavao Josić, restaurateur pétillant de 52 ans et conseiller municipal pendant quatre ans. Ce dernier n’a eu de cesse de dénoncer la corruption et le clientélisme régnant. « Sachant qu’en plus, les anciens combattants sont des héros intouchables. On estime que 500 000 personnes bénéficieraient des avantages du statut, soit 12,5 pour cent de la population. Retraites, logements sociaux, frais d’université gratuits pour les enfants, divers passe-droits, ont ainsi été massivement distribués par le HDZ (Union démocratique croate, fondée en 1989 par le nationaliste Franjo Tuđman, ndlr), à des fins électorales », souligne Nikola Tarle, ancien policier, membre du Centre humanitaire des vétérans de Vukovar et producteur du documentaire « De la naissance à la disparition de Vukovar », récemment projeté au festival « Zone libre » à Belgrade.
En attendant, pour lui et d’autres, les « Jours du souvenir des victimes de Vukovar »passés, le vivre ensemble des Serbes, qui représentent environ un tiers de la population, des Croates et des quelques dizaines d’autres communautés, existe tant bien que mal. Ça et là, du fait d’initiatives individuelles, tout juste tolérées par l’establishment politique. Les directrices des jardins d’enfants coordonnent leurs activités, on se parle au café, dans les nombreuses familles mixtes, on s’entraîne dans les mêmes clubs de sport. Et cela donne parfois de beaux résultats, comme les trophées ramenés des compétitions nationales par le club de volley féminin, ENNA. « Chez nous, c’est la solidarité », clament la serbe Jelena Cirić, et la croate Marijeta Mejer, qui, contrairement à la plupart des jeunes, ne veulent pas quitter leur ville.