«Je jure une amitié éternelle à la Chine et à mon frère le président Xi Jinping qui seul peut nous aider», déclarait la larme à l’œil le président serbe Aleksandar Vučić en mars 2020, lorsqu’éclatait la pandémie du Covid 19, ajoutant avec une grimace que « la solidarité européenne n’existe pas, c’était un conte sur papier ». L’Empire du Milieu et ainsi devenu le « sauveur » face au coronavirus, et c’est en grande pompe qu’il a été remercié pour l’envoi rapide de masques et autres équipements, sans compter les vaccins Sinopharm livrés dès décembre dernier, puis l’annonce de sa production sur le territoire serbe à partir d’octobre prochain. Une carte politique inestimable pour le Victor Orban serbe, qui a commandé plusieurs vaccins alors que l’UE n’en était qu’au stade des pourparlers, ce qui a permis de vacciner à ce jour près d’un tiers de la population.
Même si en d’autres circonstances il conserve un discours pro-européen, l’appel à la rescousse de la Chine est devenu une constante de l’homme fort de Belgrade, alors que Pékin s’est imposé comme l’un des principaux partenaires économiques de la Serbie. Le pays est ainsi devenu une porte étape stratégique des Routes de la soie en Europe. Au grand dam de ceux qui protestent contre l’impact écologique des investissements, sachant que, selon l’Alliance mondiale pour la santé et la pollution, la Serbie est le pays d’Europe où le taux de décès liés à la pollution est le plus élevé d’Europe.
« La poussière rouge recouvre tout. Régulièrement. Constamment. On la sent se poser sur nos visages. Nous sommes obligés de fermer la bouche, on respire à peine ». Dragana Milić,
54 ans, habite le village de Radinac, situé près de Smederevo, à 70 km au sud de la capitale. En 2016, Belgrade a revendu 98 pour cent de ses parts de l’aciérie au groupe chinois HBIS, pour 46 millions d’euros. Dragana est cuisinière dans une crèche, elle vit avec son époux Chobi dans l’une des maisons qui jouxtent l’aciérie. Les feuilles des balisiers, soigneusement cultivés, les œillets d’Inde, les vignes, les chaussures sur le seuil, la clôture jadis peinte en gris, les stores… Tout est rougeâtre. Même les poils des chiens, les seuls à se promener dans le jardin.
Les habitants de Smederevo vivent depuis longtemps au rythme de l’aciérie, fondée en 1921, nationalisée en 1945, et tombée en faillite à la fin des années 2000. En 2002, US Steel s’était finalement décidé à racheter le groupe SARTID, propriétaire de l’aciérie, pour 23 millions de dollars, mais les Américains ont vite déchanté et revendu le 31 janvier 2012 l’entreprise à l’État serbe, pour un dollar symbolique.
« Nous nous sommes installés ici en 1987. Les enfants jouaient dehors, il y avait des noyers devant les maisons, de la verdure partout. Les rejets dans l’atmosphère étaient contrôlés. Lorsque les Américains sont arrivés, ils ont installé des filtres de qualité, on ne sentait pas la pollution. Mais, depuis que les Chinois ont repris l’usine, la production s’est intensifiée, c’est devenu incontrôlable. Le pire, c’est la nuit. Je me lève à 4h30 du matin, tout tremble et cela fume de partout », continue Dragana.
Le site fonctionne 24h/24h, emploie 5 000 personnes, pour la plupart en contrat précaire, produit 100 000 tonnes d’acier par mois et jusqu’à 160 000 tonnes lorsque les deux fours fonctionnent. Le groupe est désormais le premier exportateur de Serbie.
Outre les poussières d’oxyde de fer, l’aciérie libère aussi régulièrement de l’acide sulfurique à l’odeur d’œuf pourri. Depuis l’été dernier, de lourds nuages de cendres libèrent aussi des paillettes noires et grasses. Ainsi 700 tonnes de poussières seraient chaque année relâchées dans l’atmosphère. Un mélange de suie, d’acide et de métaux lourds comme du plomb, du cadium, de nickel et d’arsenic qui peuvent pénétrer dans les poumons. À tout cela, il faut encore ajouter les résidus miniers, enterrés sans aucune mesure de protection des sols.
Depuis l’été dernier, la protestation s’organise autour de l’association citoyenne Tvrđava (« Forteresse ») et la mobilisation s’intensifie, même si beaucoup de familles ont peur de s’engager à cause de leurs proches qui travaillent pour l’aciérie.
A 220 km à l’est de Belgrade, un autre groupe chinois, le géant du cuivre et de l’or Zijin, a racheté, en 2019, 63 pour cent du complexe minier, jadis fleuron du socialisme industriel yougoslave, pour 1,46 milliard de dollars. Cela a certes été un soulagement pour une région sinistrée après vingt ans d’agonie, de vains essais de privatisation, et d’embargo pendant les années de guerre. Zijin a repris une dette de 200 millions de dollars, conservé 5 000 emplois, et investi 1,26 milliard de dollars. Mais des centaines d’ouvriers chinois viennent travailler aussi et surtout les slogans de Zijin « La vie d’abord » et « Priorité à la protection de l’environnement », affichés sur de grands panneaux en serbe et en chinois se révèlent peu appliqués. Si les habitants ont l’habitude de la pollution, les niveaux sont devenus inacceptables. À tel point que l’organisation Renewables and Environmental Regulatory Institute a déposé une plainte pénale, avançant que Zijin a rejeté 24 fois des matières polluantes en 2020, dépassant jusqu’à six fois les valeurs tolérées de dioxyde de souffre. En attendant un hypothétique jugement, Zijin a promis de ne plus dépasser les limites légales de pollution d’ici à la fin 2021 ou en 2022, grâce à la nouvelle fonderie en construction.
Les inquiétudes sur les conséquences environnementales des investissements chinois sont particulièrement fortes concernant la nouvelle tranche de la centrale thermique à lignite de Kostolac que construit la China Machinery Engineering Corporation (CMEC), grâce à un prêt de l’Exim Bank of China. L’ONG écologiste Bankwatch a ainsi déposé une plainte auprès de la Communauté européenne de l’Énergie pour inexistence d’études d’impact sur l’environnement, manque de filtres anti-pollution et émissions de dioxyde de soufre quatorze fois supérieures aux normes mondiales.
Malgré tout, les groupes chinois participent aussi à la construction du périphérique autour de Belgrade, au système de chauffage urbain, à l’autoroute qui relie la capitale au Monténégro. Sans oublier les projets agricoles, l’acquisition par Yinlong de l’usine de construction Ikarbus, le démarrage prochain de la fabrication d’éclairage automobile par Xingyu Automotive Lighting Systems, l’arrivée prévue de Linglong Tire et l’achat d’équipement de surveillance à Huawei.
« La Chine est devenue un des acteurs étrangers les plus importants sur le territoire serbe», considère Stefan Vladisavljev, chercheur à la Fondation pour l’excellence politique de Belgrade. Si les relations sino-serbes sont historiques, datant de l’ère communiste, le refus de la Chine de reconnaître l’indépendance du Kosovo a renforcé les liens. La pierre d’angle de la coopération bilatérale a été posée dès 2009, pendant le mandat du Président Boris Tadić, du Parti démocratique. S’en est suivie la construction par la China Road and Bridge Corporation du «pont de l’amitié» qui franchit le Danube à Belgrade, grâce à un prêt de l’Exim Bank of China. Avec la prise de pouvoir du président Aleksandar Vučić et l’organisation en 2014 à Belgrade du troisième sommet 16+1, l’amitié devient «de fer», dixit l’ambassadeur de Chine en Serbie.
Dans les faits, selon les données de la Banque nationale de Serbie, les investissements de la Chine réalisés au cours de ces dix dernières années s’élèvent à seulement 1,6 milliard d’euros. À titre de comparaison, l’Union européenne (UE) a investi 3,2 milliards d’euros en 2019, soit presque 85 pour cent des investissements étrangers. La majeure partie des entrées de liquidités chinoises sont en fait des prêts avec des taux d’intérêt autour de trois pour cent. C’est notamment le cas pour la voie de chemin de fer Belgrade-Budapest, stratégique pour faciliter l’accès des marchandises depuis le port grec du Pirée – opéré par le chinois Cosco – jusqu’au cœur de l’UE.
« Ces prêts sont trois fois plus chers, leurs compagnies obtiennent plus de 51 pour cent des travaux, utilisent leur propre matériel, ne payent pas de TVA ni de droits de douane, mais ils sont plus accessibles car ils n’exigent pas, comme les prêts européens, des réformes, une stabilité financière, des appels d’offre transparents ou des études d’impact sur l’environnement », juge Slobodan Milosavljević, économiste et ancien ministre du Commerce. « Pour le régime serbe actuel, ces contrats sont une aubaine. Ils sont négociés personnellement par le président Vučić. Une partie des liquidités est destinée à son entourage, au financement de son parti et à l’exercice du pouvoir par un puissant réseau clientéliste. À cause de la corruption et du manque de transparence des relations entre le régime et la Chine, la Serbie perd environ un milliard d’euros par an », accuse de son côté Mijat Lakičević, journaliste économique.
Pour le ministre des Finances, Siniša Mali, la Serbie ne fait que diversifier sa base d’investisseurs. Une position fustigée par le commissaire européen au Budget et à l’Administration, Johannes Han : « La Chine fait de futurs membres de l’UE des chevaux de Troie de Pékin, et fait courir aux Balkans le risque de surendettement ». « Au lieu d’être punies parce que la pollution atmosphérique coûte des vies et sommées de respecter la législation, les compagnies chinoises se voient accorder des avantages fiscaux par le président Vučić. Il est prêt à tout afin de pouvoir poursuivre ses calculs géopolitiques », considère de son côté Viola Von Cramon Taubadel, députée européenne du Groupe des Verts/Alliance libre européenne, qui, avec vingt de ses collègues, a adressé une lettre au commissaire à l’Élargissement et à la Politique Européenne de Voisinage, Olivér Várhelyi, exprimant son inquiétude devant « l’influence croissante et dommageable de la Chine en Serbie ».
La Serbie mène en effet une « politique opportuniste », commente de son côté Vuk Vuksanović, doctorant à la London School of Economics. Car elle sait qu’elle ne deviendra pas membre de l’UE dans un avenir proche. Pour la Chine, la Serbie constitue « laboratoire utile qui permet de tester jusqu’où on peut aller pour pénétrer les marchés européens ».