Début décembre, les deux ouvriers de l’exploitation agricole d’Hubert de Schorlemer sont en train de couper le bois, d’élaguer les arbres dans les forêts appartenant à la ferme. Il fait froid et humide, les prairies sont baignées dans une légère brume – mais les bêtes y paissent paisiblement. Parfois, un des bovins beugle, ce qui résonne dans toute la vallée du Grundhof ; d’en face, un autre semble lui répondre. La scène est presque trop idyllique pour être de notre temps, et pourtant, c’est un choix délibéré opéré par le père de Hubert de Schorlemer, à la fin des années 1950, début des années 1960 : désormais, l’exploitation serait extensive au lieu d’être intensive. Il opte pour les bêtes de la race angus écossaise, très résistante à la météo autochtone et dont la viande est de grande qualité. Lui, Hubert de Schorlemer, décide par la suite d’abandonner tous les autres secteurs : finis le blé ou le lait, pas de cochons, de maïs, de pommes de terre. À partir de là, la ferme du Grundhof n’allait plus être qu’une exploitation de bœufs angus, et ce de manière bio : respectueuse de la nature – car elle se situe dans une zone Natura 2000 – et des animaux. Actuellement, avec un cheptel de quelque 250 animaux, dont 80 vaches, Schorlemer s’enorgueillit de pouvoir faire paître 0,8 bête seulement par hectare.
Pour rejoindre la ferme du Grundhof, à l’extrême Est du pays, près de la frontière allemande, on enfourche une des plus belles routes du pays : de Junglinster en passant par le Blumenthal et Mullerthal – on longe même le très touristique Schiessentümpel. Ici, la nature est sauvage, l’eau omniprésente, les chemins étroits sont bordés de verdure, les seuls autres véhicules qu’on rencontre sont des machines agricoles. La ferme des Schorlemer, dans la famille depuis la fin du XVIIIe siècle, se love à front de montagne, comme tout ici s’adapte à la nature. Hubert, lui, est tiré à quatre épingles : foulard en soie colorée noué autour du cou, veste et jean impeccables, chaussures cirées... La cinquantaine, ingénieur agricole de formation, « mais j’aurais pu faire tout à fait autre chose aussi », il s’est pourtant lancé dans la reprise de la ferme – avec des idées nouvelles.
Comme celle d’évoluer vers une production biologique haut de gamme, qui s’adresse à une clientèle demanderesse de produits locaux et naturels, respectueux du bien-être des animaux. Les angus du Mullerthal sont en liberté toute l’année, sur différents pâturages faisant plus de 200 hectares dans les environs de la ferme. Des hangars dans chaque prairie permettent aux animaux de se mettre à l’abri de la pluie et, ce qu’ils craignent le plus, du vent. Curieux, les animaux accourent quand ils aperçoivent la voiture du patron, qu’ils semblent reconnaître. Les veaux restent longtemps avec la mère (entre huit et dix mois) et ne sont abattus qu’à partir de l’âge de trente mois – ce qui est vieux –, leur viande vendue trois semaines plus tard seulement. Ce luxe de se laisser le temps jusqu’à ce que la bête et la viande soient mûrs est un des luxes de cette viande bio.
Restait à trouver un distributeur pour le produit. Ne voulant pas se cloisonner dans un segment trop étroit, Hubert de Schorlemer négocia avec plusieurs chaînes de supermarchés : la plupart n’auraient voulu écouler que les pièces nobles de la bête, les filets, les entrecôtes et les rôtis. Finalement, la chaîne belge Delhaize, qui cherche aussi à se positionner auprès d’une clientèle soucieuse de la provenance des produits agricoles et prête à mettre la main au porte-monnaie pour du haut de gamme, a été d’accord à prendre toute la viande, les parties avant et arrière des animaux. Désormais, on trouve dans ses rayons toute la gamme, du filet pur (à presque cinquante euros le kilo cette semaine), en passant par l’entrecôte (35 euros le kilo) et le ragoût (19 euros) jusqu’aux hamburgers et aux saucisses de bœuf (18 euros le kilo). Il y avait même cette semaine des carpaccios frais, tranchés et accompagnés de fromage et d’un assaisonnement à base d’huile d’olive (43 euros le kilo). « Le consommateur est prêt à payer ces quelques euros supplémentaires pour une viande de qualité, dont le goût est un peu plus prononcé », affirme Hubert de Schorlemer, qui a pu observer ce comportement depuis l’introduction du label « angus du Mullerthal ».
À tel point que sa seule production à lui n’arrive plus à suivre la demande. Il s’est donc allié avec ses pairs, d’autres exploitants situés dans des zones Natura 2000 et élevant des bœufs angus. Une coopérative nommée « Angus du Luxembourg » en est née, appellation sous laquelle la viande est désormais commercialisée et qui a obtenu le label Naturschutzfleesch du ministère de l’Agriculture. Ils sont une douzaine d’exploitations désormais, Hubert de Schorlemer voudrait atteindre une vingtaine de membres d’ici quelques mois. « Je suis persuadé que les consommateurs nous suivent si on fait des efforts de communication pour expliquer pourquoi cette viande est un peu plus chère que d’autres produits au rayon », explique Hubert de Schorlemer. Qu’il leur faut travailler sur toute la chaîne de production, jusqu’à la consommation : adapter les étiquettes afin de fournir un maximum d’informations, adapter le packaging, viser la proximité avec le consommateur. « Je vais moi-même régulièrement dans les supermarchés pour expliquer notre production et répondre aux questions des clients. Il est important d’être conscient que nous sommes responsables de bout en bout de notre produit ».