Questions identitaires dans le milieu bio, cacophonie au sein du gouvernement et un ministre de l’Agriculture pris entre deux feux. Le subventionnement des paysans semi-bio agit comme révélateur

Biobrouhaha

Xavier Bettel
d'Lëtzebuerger Land du 12.05.2017

Crise identitaire Dans Die Wahrheit ist auf dem Feld (2010), l’historien environnemental Frank Uekötter identifiait une crise de conscience frappant l’agriculture biologique allemande : « Seit den 1990er Jahren zeigte sich eine Kluft zwischen einer Gründergeneration, die oft aus einer stark ethischen Verpflichtung heraus agierte, und den jüngeren Betrieben, die vor allem aus kommerziellen Gründen in den alternativen Landbau einstiegen […] So brachte der langsame Aufstieg aus der Nische dem Ökolandbau auch eine Reihe unangenehmer Erfahrungen, wobei die wichtigste und fundamentalste wohl der Verlust eines klaren Gruppenprofils war » (p.420-421). Au cours des prochaines années, alors que les lignes de démarcation bougent et que l’âge apostolique touche à sa fin, la scène bio luxembourgeoise devrait traverser une phase de désorientation similaire. D’autant plus que la génération des premiers évangélistes et fondateurs, imprégnés des dogmes de l’anthroposophie (produisant sous la marque « Demeter »), reste très présente dans les instances des coopératives agricoles.

Vendredi dernier, lors de son briefing de presse, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) pointait un curieux déséquilibre : le Luxembourg, un des premiers consommateurs de produits bio en Europe (le troisième ou cinquième, selon la statistique qu’on consulte), se retrouve en fin de peloton pour la production. D’après les statistiques officielles, seulement 3,2 pour cent des surfaces agricoles luxembourgeoises sont exploitées par des paysans bios. C’est très peu : La France en compte 4,7 pour cent, la Wallonie et l’Allemagne 6,3 pour cent. (Le leader, l’Autriche, en est à vingt pour cent.) Pour faire harmoniser offre et demande, le gouvernement veut subventionner la « conversion partielle ». La législation européenne la permet déjà ; or, aucune ferme luxembourgeoise n’avait jusque-là songé à se lancer dans la niche bio, tout en maintenant sa production principale inchangée.

Les paysans qui produiront parallèlement en biologique et en conventionnel, auront donc droit aux subsides bio, qui jusqu’ici étaient réservés aux « pure players ». (Ils n’auront par contre pas le droit de mélanger les deux méthodes sur une même culture ou espèce : une ferme produisant du lait en non-bio ne pourra donc pas élever des bovins en bio.) Alors qu’en Allemagne et en Autriche, les semi-convertis n’ont pas droit aux subsides, le Luxembourg a fini par suivre l’exemple hybride de la Belgique et de la France. (Déjà aujourd’hui, les rayons des supermarchés luxembourgeois sont remplis de produits bio importés de pays où la conversion partielle est la norme.)

Purisme et pragmatisme La conversion partielle posera la communauté bio (constituée en 2015 de 119 agriculteurs) devant des question identitaires. Les réactions oscillent entre approbation tiède pour les plus pragmatiques et refus catégorique pour les plus puristes. La plupart ont peur que leur marché protégé sera bousculé par des « Trittbrettfahrer » et autres « Rosénge-Pickerten ». D’autres tirent un bilan sobre de la relative stagnation dans la production bio et concèdent que la conversion partielle sera peut-être un moyen d’avancer. Mais tous craignent une « dilution » de la marque « bio » et une crise de confiance des consommateurs. « Je vois mal un paysan élever des poulets bio le matin et épandre du roundup sur ses céréales l’après-midi », dit un paysan bio.

De nombreux agriculteurs biologiques exigent une adhésion totale et intérieure, dictée par une prise de conscience. Une conversion partielle, conditionnée par des réflexes marchands, leur semble d’un opportunisme suspect. Des décennies passées dans une niche ultra-minoritaire, ridiculisés par les organes de l’agriculture majoritaire comme le Lëtzebuerger Bauer, auraient-elles conduit à un sectarisme ? Änder Schanck, le cerveau commercial de la holding Oikopolis (BioG, Biogros, Naturata), refuse cette appellation : « Il y a quarante ans, mon frère et moi, nous nous sommes lancés dans la production Demeter. En refusant les pesticides, nous avons tracé une frontière vers l’extérieur. Et elle a connu un succès… » Dans les années 1970-1980, l’émergence de nouvelles méthodes agricoles pouvait provoquer des réactions violentes dans le milieu paysan. Schanck se rappelait ainsi dans le mensuel Forum « wie man uns […] den Kompost angezündet hatte » : « Aber heute ist es ist nicht mehr so wie früher. Heute ist die biologische Landwirtschaft irgendwie akzeptiert. Unsererseits werfen wir den konventionellen Bauern auch nicht vor, sie würden die Welt kaputt machen. Wir halten uns mit solchen Aussagen zurück, denn man kennt ja die Sachzwänge, in denen jeder steckt. »

Lundi soir, lors de son assemblée générale ordinaire, la coopérative biologique BioG a décidé d’augmenter son « Preisabschlag » pour les non-membres de cinq à 7,5 pour cent. Si la coopérative achète les produits à ses membres pour un prix de cent euros, elle n’en paiera que 92,5 aux non-membres, dont la marge se retrouvera ainsi sérieusement mise à mal. Or, pour devenir membre à la BioG, l’entreprise agricole doit produire à cent pour cent en bio. Cette hausse des prix d’entrée sur les réseaux de distribution de la BioG peut être vue comme un réflexe protectionniste contre les futurs semi-convertis. (Une minorité des coopérants de la BioG plaidait même pour rabaisser les prix d’achat de dix pour cent.) Marc Emering, le président de la coopérative, y voit au contraire « un incitant » pour joindre les pure players du bio : « Mir mussen d’Leit ze pake kréien ». Dans l’immédiat, la décision de la BioG poussera les demi-convertis en ordre dispersé vers les grandes surfaces, et donc vers des rapports de force individualisés et inégaux.

Génération agnostique La Centrale paysanne luxembourgeoise (Cepal) espère que ses membres pourront profiter d’une niche profitable (« eppes Klenges niewebäi », comme le dit sa directrice Josiane Willems) sans trop se mouiller. Parmi les paysans intéressés, on trouve surtout des jeunes venant de reprendre la ferme familiale. Moins dogmatiquement anti-bio que ne l’étaient leurs parents, ils se retrouvent dans un entre-deux : percevant les limites du modèle intensif sans pour autant adhérer à l’idéal bio. En attendant, ils cherchent de nouveaux marchés pour réduire leur exposition à la volatilité des prix laitiers. (À peine 1 pour cent des exploitations luxembourgeoises sont des élevages porcins ou aviaires et seulement 0,5 pour cent produisent des fruits et des légumes.) Ainsi le paysan d’Ehlange Laurent Raus peut-il s’imaginer se lancer un jour dans la production de poulets bio : « Nous sommes une autre génération, ouverte à tout, dit-il. Pour nous, c’est aussi une chance de produire enfin ce que demandent les consommateurs ». La demande en poulets bio est énorme, les procédures standardisées, la technicité peu élevée.

Mais les contrôles auxquels devront se soumettre les demi-convertis ne se cantonneront pas à la partie bio. Ils s’appliqueront à toute la ferme. Les paysans devront donc ouvrir leurs livres et préciser les produits chimiques achetés et la quantité utilisée. « Ils ne se doutent même pas de ce que ces contrôles impliqueront en termes de transparence », dit un paysan bio. (En théorie, une manière pour contourner ces contrôles serait de scinder artificiellement une exploitation agricole en deux ; sur le papier, les deux entités seraient ainsi indépendantes l’une de l’autre.)

Leçon politique « Vu de la Moselle, je ne comprends pas l’émoi dans l’agriculture, dit Serge Fischer, chef de service à l’Institut vini-viticole à Remich. Ici, la conversion partielle a réduit la polarisation et conduit à une bonne collaboration entre tous les acteurs ». Dans la viticulture, la conversion partielle est possible depuis une quinzaine d’années et quasi tous les vignerons exploitent aujourd’hui quelques parcelles en bio. Issu d’une famille de vignerons produisant cent pour cent en bio, le député vert Henri Kox se dit pourtant « sceptique » : « Je suis plutôt pour une séparation claire des uns et des autres », dit-il. La conversion partielle devrait rester une « ouverture » transitoire pour inciter les paysans à franchir le pas. Sinon, on en arriverait au « greenwashing » et au « Mitsch-Matsch » ; un « parallelen Wahn » dans lequel le paysan risquerait de « perdre la tête ».

Les subsides seront-ils limités dans le temps ? Après quelques années, le paysan devra-t-il choisir et convertir intégralement sa ferme ? Le Programme de développement rural, qui fixe les subventions, est renouvelé tous les cinq ans ; au bout de cette période, toutes les mesures agro-environnementales sont revues. S’agira-t-il d’une étape transitoire, ou, de renouvellement en renouvellement, le provisoire sera-t-il fait pour durer ? Ces questions, apparemment de détail, révèlent les fissures politiques, notamment entre les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement.

La première séquence se déroule en 24 heures. Le 25 avril, alors que le Premier ministre Xavier Bettel (DP) venait d’interrompre son discours sur l’état de la nation suite à une défaillance technique, Henri Kox lisait le manuscrit du discours, envoyé quelques heures plus tôt à la presse. Il y découvre que Xavier Bettel ne limite pas expressis verbis le subventionnement de la conversion partielle à des critères de temps. Alarmé, il en parle à sa cheffe de fraction, Viviane Loschetter, qui contacte Paul Konsbruck, chef de cabinet du Premier, pour lui demander de « clarifier » le passage et prévenir toute « mésentente » ou « doute ». Le lendemain, le Premier ministre aura inclus un nouveau passage: « Esou eng Deelëmstellung muss zäitlech limitéiert sinn. De But ass jo, fir dass d’Ëmstellung dono definitiv an total kann sinn ». Cet écart entre version écrite et prononcée n’aura pas échappé à la députée CSV Martine Hansen, qui y voit la conséquence d’un « véto » opposé « durant la nuit » par les Verts. (Il est vrai que Viviane Loschetter s’était vantée par un « Wannsdeeppeskanns » sur Twitter.) Alors que le ministre de l’Agriculture dit ignorer la raison de ce changement de dernière minute, Josiane Willems y voit le diktat d’« une idéologie verte » et demande « une sécurité de planification » pour ses membres mettant un pied dans la production bio.

Cacophonie interministérielle Contacté par le Land ce mardi matin, le secrétaire d’État à l’Environnement Camille Gira (Déi Gréng) est formel : « Le principe a été arrêté au Conseil de gouvernement : Après une certaine période, il faudra soit se convertir entièrement, soit renoncer aux subsides ». Seulement les détails seraient encore à fixer dans un règlement et ceci « aussi vite que possible ». Lorsque, deux heures plus tard, nous rencontrons le ministre de l’Agriculture Fernand Etgen (DP), les choses s’embrouillent : Il ne serait pas à exclure qu’après cinq ans, la mesure soit prolongée, du moins pour certains produits, après une évaluation, dit-il. Bref, les choses ne seraient « pas si claires ». Chacun y va de ses métaphores : Gira veut construire « un escalier permettant de faire la transition par paliers », Etgen parle d’« une pièce avec deux portes d’entrée ». Un écho aux « ponts à bâtir » chéris par Xavier Bettel, pour qui l’objectif se réduit souvent à la méthode, celle de « réunir tout le monde autour d’une table ».

Le brouhaha interministériel n’est que le dernier épisode d’une sourde lutte d’influence que se livrent le ministère de l’Environnement et celui de l’Agriculture. Pour l’interview, Etgen se fait assister par deux hauts fonctionnaires et relira des passages entiers d’un discours qu’il avait tenu quelques jours plus tôt à l’issue du Conseil de gouvernement. Sur les détails des dossiers, le ministre très jovial et avenant, est rapidement dépassé. Le contraste avec la jeune ministre de l’Environnement Carole Dieschbourg (Déi Gréng) est frappant. Néophyte, mais très zélée, elle est coachée par Camille Gira, opérateur politique expérimenté et efficace qui s’occupe de l’arrière boutique ministérielle. La grande hantise de la Cepal, c’est une intégration du ministère de l’Agriculture dans celui de l’Environnement. (Dans les États portés sur l’exportation agricole, comme les Pays-Bas, l’Agriculture fait partie du portefeuille du ministre de l’Économie.) « Au Conseil Agriculture de l’UE, une dizaine de ministres sont également ministres de l’Environnement », estime Etgen. Puis d’ajouter : « Mais certains pays membres, comme la Finlande, ont déjà fait marche-arrière ».

Friendly Fire Le sort politique de Fernand Etgen n’est pas à envier. L’ancien préposé à l’Enregistrement de Diekirch (son frère aîné et son beau-père sont paysans) craint la confrontation avec la Centrale paysanne, dont l’influence au sein de son ministère et de ses administrations est inversement proportionnelle à son poids en dehors du microcosme agricole. En septembre 2015, Jean Stoll, l’ancien secrétaire général du Herdbuchverband, expliquait au Land : « On rencontre un sentiment anti-vert et anti-bio au ministère et dans les administrations. Il n’est pas véhiculé vers l’extérieur, mais quand on parle avec les fonctionnaires, on remarque que les anciens réseaux sont toujours en place. » Le ministre doit également tenir compte de son électorat dans la circonscription Nord, où les liens familiaux et émotionnels avec l’économie agraire persistent, et où la députée CSV Martine Hansen chasse des voix en s’improvisant porte-parole de la frange conservatrice des paysans. Fernand Etgen marche donc sur des œufs, ménageant la chèvre et le chou. Vendredi dernier, lors du briefing de presse, il expliquait vouloir éviter « les frictions et les jalousies » : « Pour nous, il n’y a pas le bon paysan et le mauvais paysan. Ils sont tous producteurs agricoles et les uns peuvent fonctionner aux côtés des autres. »

Rendant encore plus inconfortable la position de Etgen, Xavier Bettel s’est mêlé du dossier agricole. La coalition, avait promis de « pousser » l’agriculture biologique, elle a besoin de présenter un petit succès aux électeurs d’ici octobre 2018. Le Premier ministre s’adresse à une autre clientèle électorale (la sienne), qui vit la consommation bio comme un signe de distinction sociale, voire morale. (Même si le bio s’est considérablement démocratisé sur les dernières années, du moins parmi les classes moyennes.) Sur ces derniers mois, le Premier semble avoir fait du dossier agricole une « Chefsaach ». En mars et en mai 2017 il a visité deux fermes (l’une conventionnelle, l’autre biologique). Ce fut également Bettel qui, en mai et en juin 2016, présidait les Assises de l’agriculture, au cours desquelles s’est formée la décision d’ouvrir les primes bio aux semi-convertis. Dans ses démarches en terra incognita, Bettel est guidé par Camille Schroeder, le président de la Baueren Allianz. Le syndicat est proche du parti libéral : son président et son vice-président, Marco Koeune, étaient tous les deux candidats sur les listes du DP, le premier en 1999 et en 2004, le second en 2009 et en 2013. Aujourd’hui, la Baueren Allianz joue habilement le rôle d’intermédiaire entre Cepal et Bio-Lëtzebuerg. Entre syndicats agricoles, les amertumes historiques restent vives. « Dat ass hysteresch gewuess » dit Fernand Etgen, qui « parfois souhaite être face à un interlocuteur unique ».

Deus ex machina « Regardez la Lorraine : il n’y a plus un seul abattoir, plus une seule laiterie ; cela accélère les changements structurels. C’est ce qui explique que tous les paysans ont voté Front national », dit Fernand Etgen. Pour survivre, les paysans doivent se libérer du rôle subalterne de fournisseur de matières premières et créer des structures de transformation et de marketing générant une valeur ajoutée. Il faudra donc une masse critique en bio qui, aujourd’hui, fait largement défaut dans le micro-pays luxembourgeois. (Une autre stratégie, privilégiée par le mouvement Transition Luxembourg, consiste à multiplier les structures locales et à relier, via des circuits courts, professionnels, dilettantes et consommateurs dans une communauté de solidarité.)

Ainsi, malgré une palette de 300 produits sans cesse élargie, Luxlait est obligé de se défaire d’une bonne partie de son lait cru à la Solarec de Libremont-Chevigny, où il est transformé en poudre. Il y a deux ans, son directeur Claude Steinmetz expliquait au Land que dix pour cent du chiffre d’affaires proviendrait de cette partie de l’export, or il n’en disait pas plus sur la proportion livrée. (Dans le milieu laitier, on l’estime à un quart de la production.) L’annonce que le géant du yaourt Fage International allait installer une usine au Luxembourg avait des airs de deus ex machina. Alors que les limites économiques du modèle intensif devenaient apparentes, l’arrivée d’une multinationale avec un besoin annuel de 180 000 tonnes de lait (soit la moitié de la production du pays) résoudrait-elle toutes les contradictions ? Pour l’instant, ni le ministère de l’Agriculture ni Luxlait ne veulent confirmer si Fage International s’approvisionnera en lait au Luxembourg. Or, à supposer que la multinationale grecque achètera localement, elle exigera et obtiendra les prix du marché mondial.

Bernard Thomas
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