Frontaliers, êtes-vous là ? La réponse est bien sûr affirmative. Sans les plus de 100 000 Français, Belges et Allemands qui passent tous les jours les frontières luxembourgeoises, l'économie nationale aurait bien du mal à tourner. Même si, pour les mois d'octobre et de novembre 2002, le Statec annonce une (légère) tendance à la baisse du nombre de frontaliers.
À plus long terme, la force de travail d'au-delà des frontières n'a fait qu'augmenter au Grand-Duché. De 12 000 frontaliers en 1974, leur nombre est passé à 16 000 en 1985 et à 50 000 en 1994 avant de passer le cap des 100 000 en octobre 2001. Aux dernières nouvelles, ils seraient près de 105 000 hommes et femmes, soit près de 38 pour cent de l'emploi salarié intérieur du pays. Pourtant, cette population indispensable au dynamisme économique luxembourgeois des dernières quinze ans reste peu connue. La dernière étude extensive sur le phénomène date de 19951, alors que le nombre de frontaliers a entre-temps doublé.
En décembre, le centre de recherche Ceps/Instead et le Statec ont apporté une nouvelle pierre à l'édifice2 en s'intéressant de plus près aux consommateurs potentiels que les frontaliers représentent pour le commerce luxembourgeois. L'étude confirme certes que ce sont le carburant, l'alcool et le tabac qui se rangent en tête de liste des dépenses des frontaliers, mais indique aussi que leur comportement de consommateur n'est pas pour autant à négliger. Ils représentent pas moins de treize pour cent de l'ensemble des dépenses des ménages du pays et donc plus de cinq pour cent du PIB.
Plus précis, le frontalier type dépense pour chaque jour ouvrable qu'il passe au Luxembourg, en moyenne 215 par an, quelque 35 euros. Cela représente un cinquième de sa rémunération brute. En tout, les plus de 100 000 hommes et femmes laissent 786 millions d'euros de ce côté de la frontière.
Les produits moins chers au Luxembourg -- essence, alcool et tabac plus les véhicules, surtout pour les Français -- ne représentent en fait que 43 pour cent du total. C'est certes moins de la moitié, mais toujours nettement plus que dans la consommation moyenne des ménages résidant sur le territoire luxembourgeois. L'autre bloc de dépenses -- de nouveau 43 pour cent du total -- est soit lié directement au travail soit aux courses. Le solde part en vêtements et autres biens d'équipement. En général, c'est le carburant qui représente la part la plus importante avant les courses et les frais de restaurants.
Entre les différentes nationalités, les chercheurs du Ceps et du Statec ont cependant observé d'intéressantes différences. Plus de la moitié des frontaliers sont des Français pour 27 pour cent des Belges et vingt pour cent des Allemands. Les meilleurs clients sont les Belges. Avec 8 177 euros par an, ils dépensent 22 pour cent de plus que leurs collègues allemands. Ces derniers sont d'ailleurs les plus friands d'essence bon marché et sont les plus nombreux à pousser les portes des restaurants locaux, surtout dans le cadre de leur travail. Les Belges sont les champions en ce concerne les courses au Grand-Duché. Les Français par contre se montrent plus hésitants sur ce point, mais on les trouve plus souvent au restaurant pendant leurs loisirs. Pas moins de onze pour cent des frontaliers de l'Hexagone ont d'ailleurs acheté en 2002 une voiture au Luxembourg.
Avec l'explosion du nombre de frontaliers après 1995, c'est aussi leur profil qui a évolué. Alors qu'il y a huit ans, ils étaient encore majoritairement des ouvriers, plus de la moitié d'entre eux bénéficie aujourd'hui du statut d'employé privé. Cette évolution s'explique notamment par la forte croissance de l'emploi sur la place financière alors que sur trois nouveaux emplois créés au Luxembourg, deux sont occupés par des frontaliers.
À l'origine, le travail transfrontalier était surtout un phénomène industriel. C'est d'ailleurs toujours un phénomène masculin avec deux hommes pour une femme. En 1994 encore, le plus grand groupe de frontaliers -- près d'un quart -- avait trouvé un emploi dans l'industrie, avant le commerce et la restauration (21 pour cent) ainsi que la construction (quinze pour cent). En 2001, alors qu'entre-temps leur nombre absolu a doublé, le tableau a fortement évolué. Commerces et restaurants arrivent maintenant en tête (19 pour cent), devançant de justesse les services aux entreprises (les réviseurs mais aussi le nettoyage) alors que l'industrie est retombée à 18 pour cent du total. En sept ans, la place financière est passée de 11,3 pour cent du total à 14,2 pour cent.
L'industrie et les services aux entreprises restent toutefois les secteurs dans lesquels les frontaliers sont le plus surreprésentés. Les entreprises industrielles occupent près de quatorze pour cent de tous les salariés mais plus de 18 pour cent des frontaliers. Dans les services aux entreprises, cette relation est même de treize pour cent en moyenne générale pour près de 19 pour cent pour les frontaliers. Dans les banques par contre, la différence est moins grande : près de treize pour cent en moyenne pour un peu plus de quatorze points chez les frontaliers. À l'inverse, il n'est pas étonnant de trouver chez les autres services la sous-représentation la plus frappante. Les frontaliers n'y représentent que huit pour cent pour 23 points en moyenne générale. Des chiffres qui s'expliquent par l'appartenance à ce secteur, outre la santé et le social, de l'éducation et de l'administration publique. Déjà en 1995, on parlait ainsi d'« un secteur réservé pour les Luxembourgeois », alors qu'entre 1994 et 1996, le nombre de nationaux régressait même sur la place financière (pourtant en pleine expansion). Ce n'était que dans les services non marchands des administrations tant publiques que privées que le nombre de Luxembourgeois augmentait.3
Ces derniers se posent parfois la question : mais que nous apportent-ils, les frontaliers ? Alors qu'en Allemagne, par exemple, on ne veut ouvrir les frontières qu'aux « spécialistes » -- informaticiens, ingénieurs, etc. -- l'Union européenne ne laisse pas ce choix au Luxembourg en ce qui concerne ses pays voisins. C'est d'ailleurs d'autant mieux.
L'impression générale est certes que la présence massive de frontaliers exerce plutôt une pression à la baisse sur les salaires des résidents. L'OCDE a développé cet argument dès 1997 dans son rapport sur le Luxembourg. Ceci s'expliquerait par l'élément que le travail frontalier, du fait de sa proximité géographique et culturelle, se substitue plus ou moins au travail résident, plutôt que d'être complémentaire de par ses qualifications spécifiques.
Ce qui semble a priori logique est toutefois rejeté par Patrice Pieretti.4 Certes, explique, le professeur d'économie au Centre universitaire et au CRP Gabriel Lippmann, « plus les frontaliers sont complémentaires aux résidents, plus il y a renforcement circulaire de l'efficacité des différentes sources d'emploi ». Une certaine complémentarité existe d'ailleurs aussi chez les frontaliers. D'autant plus qu'au pays d'accueil, on fait la fine bouche et en n'embauche que les profils dont on a vraiment besoin.
Or, si les frontaliers ne sont que complémentaires, la pénurie de main-d'uvre locale -- qui est à l'origine du phénomène frontalier -- risque par son effet goulot d'annuler l'impact positif de la complémentarité de l'emploi frontalier. En clair, peu importe combien d'ingénieurs on a trouvé en dehors des frontières d'une petite économie en manque de main-d'uvre comme celle du Luxembourg. S'il n'y a pas assez d'ouvriers et d'employés, personne ne fera tourner les machines ou vendra la marchandise.
Si par contre le mélange entre complémentarité et substitution est adapté, le niveau de vie des résidents augmente même si les activités nouvelles sont uniquement occupées par des travailleurs frontaliers, selon Patrice Pieretti. Adaptant cette théorie aux réalités luxembourgeoises entre 1984 et 1997, il démontre ainsi que les salaires des résidents ont augmenté plus vite que ceux des frontaliers, malgré la concurrence qu'ils représentent sur le marché du travail.5 « Durant la période considérée, le salaire moyen des résidents a augmenté en moyenne de 5,18 pour cent et celui des frontaliers de 4,12 pour cent, ce qui entraîne un écart observé d'un peu plus d'un point de pourcentage », note le professeur.
L'argument que les Luxembourgeois sont les premiers à profiter des frontaliers est d'autant plus fort quand on sait que depuis 1990, le nombre de nationaux sur le marché du travail est quasi stable.6 En clair, sans nouvelle main-d'uvre issue soit de l'immigration soit des zones frontalières, l'économie grand-ducale n'aurait plus guère connu de croissance depuis plus d'une décennie, sauf les quelques pour cent de gains de compétitivité. Les chercheurs peuvent donc conclure que « l'attrait de la main-d'uvre ne se résume pas à la définition d'un haut degré de qualification. D'autant plus que la qualification n'est pas facilement mesurable et transportable car elle peut dépendre de l'environnement dans lequel elle s'insère. »
Les Luxembourgeois doivent donc un grand merci aux étrangers qui travaillent à côté d'eux au Grand-Duché. Des tensions ne sont pas pour autant à exclure. L'ensemble des données empiriques reprises jusqu'à aujourd'hui dans les études sur les frontaliers sont ainsi biaisées en ce sens qu'elles ne couvrent que des périodes de forte croissance aussi bien de l'économie que du phénomène frontalier. Or, l'année 2003 risque de fournir un autre type de données, qui seront d'autant plus intéressantes une fois intégrées dans les modèles théoriques.