Emploi des frontaliers

Ces chômeurs qu'on ignore

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2002

Un patron luxembourgeois a-t-il la main plus légère lorsqu'il signe la lettre de licenciement d'un de ses salariés frontaliers qu'il l'a pour les résidents ? Vue de l'autre côté de la Moselle, la réponse ne fait pas de doute. Employés pointant au chômage, responsables d'agences de travail temporaire ou d'institutions de recherche d'emploi affirment qu'à qualification égale, sinon supérieure, les frontaliers sont les premiers concernés par les plans de suppression d'emploi. Et les frontaliers en nourrissent d'ailleurs une certaine amertume.

François Biltgen, le ministre du Travail, a été obligé de reconnaître le 5 février à la Chambre des députés que le nombre des frontaliers perdant leur emploi était proportionnellement plus important que celui des résidents.  

« Un chef d'entreprise embauchera plus facilement un Luxembourgeois qu'un étranger, même si le second est mieux qualifié que le premier et, par la force des choses, lorsqu'il y a des charrettes et des plans sociaux, il se séparera d'abord des intérimaires et des contrats à durée déterminée puis il licenciera en priorité les étrangers, » admet de son côté le directeur d'une agence intérimaire. « Les gens au Luxembourg sont relativement protectionnistes, mais un patron en France ferait sans doute pareil, » précise-t-il.

En l'absence d'indicateurs fiables, il est difficile d'y voir très clair dans ce chômage des travailleurs frontaliers. D'autant que la classe politique les a jusqu'à présent complétement ignorés. « Les frontaliers ne sont qu'un objet statistique peu identifié sur notre marché du travail alors qu'ils constituent plus d'un tiers de ses ressources, » écrivait récemment Le Quotidien.

Échappant aux statistiques officielles du chômage, on ne sait rien ou presque de ses salariés français, belges ou allemands en rupture de contrat au Grand-Duché. C'est d'ailleurs à peine si on soupçonnait leur existence avant les déclarations du Premier ministre Jean-Claude Juncker au début du mois de janvier qui en a relevé le nombre. Le sort des 995 chômeurs frontaliers, comme sortis d'un chapeau, a alors ému l'opinion publique, ne serait ce parce que, remis à l'échelle luxembourgeoise, ces hommes et ces femmes ayant perdu leur emploi au mois de novembre représentaient 0,4 pour cent du marché de l'emploi.  

Cela dit, le rythme des 1 000 pertes d'emploi de frontaliers par mois a été « tenu » tout au long de l'année dernière. Il n'y avait donc rien d'exceptionnel en novembre par rapport au reste de l'année. Déjà en avril, leur situation s'était détériorée avec près de 1 100 suppressions de postes. Les choses ont encore empiré au cours des trois derniers mois de 2001 avec 1 125 licenciements en octobre, 995 en novembre et 1 012 en décembre. 

Les responsables de l'Adem ne dramatisent pas la situation. Un millier de frontaliers au chômage ne représente finalement qu'un pour cent du nombre total de frontaliers actifs.  

Le chômage des frontaliers se mesure en fonction du nombre de formulaires E301 délivrés par l'Administration de l'emploi, qui permettent à un demandeur d'emploi d'être indemnisé dans son pays de résidence. L'Adem en a signé au total plus de 10 000 en 2001. Le chiffre de 10 000 correspond aussi, soit dit en passant, au nombre d'emplois nouveaux crées au Grand-Duché l'année dernière et occupés par des frontaliers. Au total, le Statec a signalé la création d'environ 13 600 emplois nets dans le pays, dont 77 pour cent ont été pris par des frontaliers. 

Les 1 012 travailleurs frontaliers licenciés en décembre ne sont plus aussi mystérieux. L'administration en a dessiné très sommairement le profil au ministre du Travail : il s'agit principalement d'intérimaires, d'ouvriers du bâtiment et du génie civil ainsi que de l'artisanat, c'est à dire des « petits métiers » rarement très qualifiés et des contrats précaires très sensibles à un retournement de conjoncture. 

Plus de la moitié de ces départs ont d'ailleurs correspondu à des fins de missions intérimaires ou de contrats à durée déterminée. 

Les entreprises de travail intérimaire ont ressenti à partir du quatrième trimestre une contraction de 15 à 20 pour cent de la demande des entreprises luxembourgeoises, quel que soit leur secteur d'activité, services financiers, IT, industrie ou bâtiment. Randstad Interim a enregistré pour sa part sur toute l'année une baisse de cinq pour cent du nombre des personnes mises au travail. Logiquement, la société a noté une hausse de dix pour cent du nombre de candidats à un job d'intérim. 

Les neuf premiers mois de 2001 n'avaient pas été trop mauvais avec une hausse de huit pour cent du nombre d'intérimaires ainsi que d'heures prestées. « Une expansion en décélération par rapport à 2000 où le nombre d'heures s'était accru de 15,7 pour cent » souligne le Statec dans sa dernière Note de conjoncture (n°4-01).

Ces « nouveaux chômeurs » sont essentiellement des Français, numériquement plus nombreux que les Belges ou les Allemands, et occupant surtout des métiers requérant peu de qualifications : hôtellerie et restauration (contrats saisonniers), bâtiment ou petites industries.

À l'Agence nationale pour l'emploi de Villerupt, à trois kilomètres d'Esch-sur-Alzette, les offres d'emploi au Luxembourg épinglées sur d'immenses panneaux d'affichages, concernent presque exclusivement les « métiers de bouche », la vente et les ouvriers du bâtiment. « Les offres des banques ou d'emplois très qualifiés se font rares, » souligne Fabien Maurizi, conseiller Eures, un programme européen pour faciliter la mobilité des travailleurs en Europe.

Le chômage des cadres frontaliers reste encore marginal. Du moins n'apparaît-il pas encore dans les chiffres officiels. La hausse de 32 pour cent du chômage qualifié des résidents en un an est d'ailleurs à relativiser. L'Adem comptabilisait 166 cadres au chômage en novembre dernier sur un total de 5 368 chômeurs. Cela dit, la situation pourrait s'aggraver dans les mois à venir et toucher cette fois les contrats à durée indéterminée. Le marché du travail réagit avec du retard par rapport à l'activité réelle qui tourne au ralenti dans tous les secteurs d'activité.  

Les banques ont gelé leur politique d'embauche au troisième trimestre 2001. Traditionnellement, le secteur financier créait tous les mois un millier de nouveaux jobs. Leur nombre s'est réduit à une peau de chagrin. Si 750 contrats ont encore été enregistrés en septembre, ils sont tombés à 150 en décembre selon l'ABBL. 

« Dans le secteur tertiaire et bancaire en particulier, le nombre de contrats intérimaires a chuté de 30 pour cent, » confirme Gilles Schofenberger, gérant de la société de travail intérimaire Turbolux. 

Les mille emplois nouveaux offerts chaque mois sur le marché luxembourgeois du travail relèvent désormais du passé. « La contraction devrait dépasser les 20 pour cent en janvier, » avance un analyste du Statec. 

Le site de l'emploi en ligne monster.lu affichait en moyenne 1 200 offres jusqu'en septembre dernier. Leur nombre a été divisé par deux depuis le mois de janvier. 

Longtemps réticents à licencier du personnel dans une économie où la main d'œuvre est rare et les coûts de licenciement élevés, les chefs d'entreprises luxembourgeois pourraient être amenés cette année à franchir ce pas. Et à couper en priorité dans les effectifs des fronta-      liers ? Ces derniers le craignent. Une enquête de l'Insee, l'institut de statistiques françaises, les disait il y a encore deux ans très à l'aise dans leur situation. Les choses ont bien changé depuis.

« Les gens commencent à réfléchir à l'opportunité de franchir chaque matin la frontière. Si les salaires sont de 30 à 50 pour cent plus élevés au Luxembourg par rapport à la Lorraine, les embouteillages monstrueux, les transports publics bondés et les 35 heures rendent de moins en moins attractif le travail au Grand-Duché, » résume Fabien Maurizi. Même encore marginale, cette tendance au retour des frontaliers (essentiellement les femmes) chez eux, sonne comme un écho au peu de considération que la classe politique luxembourgeoise témoi-gne à ces salariés qui ne votent pas.    

 

Véronique Poujol
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