Grands entretiens (2) : Claude Lenners

Le défi de la monumentalité

d'Lëtzebuerger Land du 12.08.2011

d’Lëtzebuerger Land : Le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg et l’Orchestre philharmonique ouvrent leur saison avec Der Turm, un opéra qu’ils vous ont commandité... Vous en avez terminé l’écriture ?

Claude Lenners : Oui, depuis janvier déjà. Il faut que les chanteurs aient le temps nécessaire pour apprendre le texte et la musique et pour répéter. Ce fut un travail d’écriture de deux ans.

Comment naît un opéra ? Qui en prend l’initiative et d’où émane l’idée du sujet et du texte ? On constate par exemple que vos principales œuvres furent basées sur des textes littéraires ou philosophiques majeurs : Pessoa (Das Buch der Unruhe), Edgar Allen Poe (Found in a bottle, 1994) ; Nietzsche (Homo Xerox, d’après Le gai savoir, opéra, 2006), Homère (Odyssée reloaded) et maintenant Peter Weiss pour Der Turm...

Il faut savoir que la création demeure le parent pauvre de la culture au Luxembourg. Malgré l’absence de commande d’État chez nous, je me suis lancé dans cette aventure hors du commun. Après quelques rencontres avec Frank Feitler, le directeur des Théâtres de la Ville, et Olivier Frank, directeur de l’OPL à l’époque, et devant la difficulté de trouver un livret adéquat, nous avons finalement trouvé un accord sur Peter Weiss et cette pièce radiophonique, Der Turm, que je ne connaissais pas. Le Grand Théâtre assure toute la production scénique, Frank Feitler a proposé Waut Koeken pour la mise en scène, qui assure également la dramaturgie et a adapté le texte. Pour moi, qui avais l’habitude d’écrire pour un narrateur plus un chanteur, écrire une partition pour huit voix en parallèle, plus un orchestre – que j’ai divisé en deux orchestres différents, le deuxième assurant une sorte d’écho – fut un véritable défi.

En vous référant à l’œuvre d’un autre créateur, d’un grand auteur, vous impliquez forcément aussi, à un certain degré, leurs biographies, leur engagement politique, leurs réflexions philosophiques et leurs esthétiques... Est-ce que cela facilite ou complique l’écriture musicale ?

Quelle serait l’alternative ? De faire écrire un livret sur mesure ? Là encore, il s’agit d’une question de budget et de temps... La recherche d’un texte a pris plus d’un an, parce que nous voulions quelque chose qui ait de la profondeur et ouvre sur plusieurs lectures possibles. Ces qualités, le texte de Peter Weiss les a indéniablement. Ce fut une vraie découverte pour moi, ce texte est génial, dans la lignée directe de Beckett et de Kafka, le nihilisme en moins. On pourrait le rapprocher de Joyce aussi, pour son caractère d’œuvre ouverte.

Der Turm est une histoire d’enfermement et de libération... le protagoniste principal, Pablo, se libérant des chaînes qui l’ont lié au monde du cirque, du fantastique, qui fut en même temps inquiétant pour lui, mystérieux – ce qui vous permet de jouer sur plusieurs niveaux...

Pablo, le personnage principal de Der Turm revient dans la tour, métaphore de l’État-idéologie et de cirque pour la vie quotidienne à l’intérieur de cette tour. On ne sait ni pourquoi il était parti, ni pourquoi il revient. Un magicien lui rappelle son passé, que Pablo avait de multiples talents et de grands dons, mais qu’il a fui quand même. Il est question d’une fille qui a disparu durant une répétition du cirque, on ne sait pas ce qu’il lui est arrivé, si elle est morte... La pièce ouvre sans cesse plus de question qu’elle ne donne de réponses et interroge ainsi des concepts comme la liberté. Et on en vient à se demander quelle est la vraie signification de cette mystérieuse tour ? Quand Peter Weiss, juif allemand, écrit cette pièce en 1948, il est en exil en Suède et se pose des questions sur un possible retour en Allemagne d’après-guerre. Donc oui, il est très complexe et m’a permis de jouer sur de nombreux tableaux. Mais ce sera un défi pour le metteur en scène de coordonner ces différents niveaux et la quantité de texte, que j’ai traité de manière syllabique et comme la pièce radiophonique.

Après Gruppenbild mit Dame (1995), Homo Xerox (2006) et Odyssée Reloaded (2007), il s’agit de votre quatrième opéra... Quelle est l’importance de ces œuvres maîtresses dans votre création ? Quel est l’attrait de cette discipline-reine de l’écriture musicale ?

Sa fascination vient de sa monumentalité : c’est un défi pour un compositeur que de s’y mesurer ! C’est une expérience énorme, qu’on pourrait comparer à une étape alpine du tour de France : lorsqu’on en sort, on est lessivé, mais on est au ciel. C’est exactement ce que j’ai ressenti après Homo Xerox à Tours : un vraie euphorie. Et on n’a l’opportunité d’une telle expérience que tous les dix ou quinze ans, donc j’ai une grande chance de pouvoir faire cet opéra au Luxembourg, grâce au Grand Théâtre et à l’OPL.

Depuis l’ouverture de la Philharmonie en 2005, qui est équipée d’un studio électro-acoustique et d’une salle de musique expérimentale, qui a repris le festival Rainy Days et programme régulièrement des œuvres et des ensembles contemporains qui sont parmi les meilleurs d’Europe, la visibilité de la musique contemporaine s’est sans conteste améliorée au Luxembourg. Néanmoins, en parallèle, le paysage autochtone s’est atomisé, entre la LGNM (Lëtzebuerger Gesellschaft fir nei Musik), United instruments of Lucilin, Pyramide et votre nouvel ensemble, Noise Watchers Unlimited. Pourquoi ?

Cet éclatement s’est fait peu à peu : parce que la LGNM et son ensemble Luxembourg Sinfonietta d’un côté et United Intruments of Lucilin de l’autre s’engagent dans l’interprétation de la musique contemporaine instrumentale, alors que la création musicale et la recherche restent complètement négligées. Je déplore vivement le manque de soutien politique dans le domaine de la création autochtone. Les créateurs ont d’autres intérêts et besoins que les interprètes. Néanmoins, je suis conscient que cet éclatement nuit à la musique contemporaine : si nous militions ensemble, nous aurions certainement plus de poids, aussi pour promouvoir la musique contemporaine luxembourgeoise vers l’étranger.

Quant à la Philharmonie : certes, elle remplit les salles, aussi avec de la musique contemporaine, par exemple avec le festival Rainy Days, mais elle pourrait œuvrer davantage pour la création autochtone et la promotion de cette musique vers l’étranger. Malheureusement, telle n’est pas la tâche de cette institution puissante, j’en suis parfaitement conscient. Pour le dire autrement : nous, les créateurs, restons toujours dans une niche, même si cette niche est mieux perçue désormais.

On a parfois l’impression que le public a peur de la musique contemporaine, un peu comme pour l’art contemporain : beaucoup de gens semblent craindre d’être dépassés par ce qu’ils voient ou entendent, de ne rien y comprendre, et rejettent ces formes d’expression d’office, sans même s’y confronter. Comment expliquez-vous cela ?

C’est une approche conservatrice, tout simplement. Je crois que beaucoup de gens sont encore plus réticents à aller écouter une œuvre contemporaine qu’ils ne le sont pour visiter un musée d’art contemporain : dans un musée, on peut avancer plus vite lorsqu’on se trouve devant un tableau ou une sculpture qu’on n’aime pas, alors que dans une salle de concert, on craint devoir « supporter » la musique assis dans son siège, on ne peut s’échapper si facilement de ce qu’on pourrait ressentir comme une « agression ».

Or, c’est simplement une question d’approche : il faut être ouvert pour se laisser surprendre par de nouveaux paysages sonores. J’ai toujours eu beaucoup de succès avec les conférences introductives à nos concerts, durant lesquelles j’expliquais l’œuvre avant qu’elle ne soit jouée en entier. Après, on a des clés de lecture qui permettent de comprendre une œuvre autrement. Mais qui est prêt à faire un tel effort de compréhension – surtout après une journée de travail de huit heures ? Les gens qui lisent Kant après le travail sont rares aussi... Le festival Rainy Days offrira cette année des « consultations » individualisées, où des spectateurs pourront se faire « prescrire » une pièce de musique qui corresponde exactement à leurs attentes, à consommer sur place. J’aime bien cette idée de la musique comme médicament.

Schoenberg, Stockhausen ou Cage ? Pourquoi ?

Aucun des trois. Ils se classeraient plutôt tout à la fin de mes références. Je suis plutôt fan d’Alban Berg, représentant la deuxième école de Vienne, plutôt que de Schoenberg Non pas que je sous-estime Schoenberg et son influence sur la musique, mais déjà en tant qu’adolescent, j’ai toujours préféré Witold Lutoslawski et Franco Donatoni.

Y a-t-il quelque chose comme une « école luxembourgeoise » de la musique contemporaine ?

Comme dans tous les domaines artistiques, nous sommes entre deux cultures, même si en musique, nous sommes peut-être plus influencés par la France, avec Dutilleux, ou d’autres pays, comme l’Italie pour moi. En règle générale, les compositeurs luxembourgeois suivent assez bien les tendances dans chaque pays et se servent parmi les différentes références pour en faire leur propre sauce. Mais on connaît trop peu la production locale, parce que, si on n’a pas assisté à la création, elle n’est archivée nulle part. Et la production de CDs avec des œuvres de compositeurs luxembourgeois est loin d’être satisfaisante. D’ailleurs, je me demande toujours vers où diriger les jeunes compositeurs auxquels j’enseigne au Conservatoire...

Une de vos spécialités est l’électro-acoustique. Comment l’informatique change-t-elle la musique et la composition ? Souvent les nouveaux médias, quelle que soit la discipline, ne servent pas à créer de nouveaux mondes, mais seulement à en reproduire de manière synthétique, ce qui n’apporte pas vraiment grand-chose de nouveau...

Ce ne sont ni la musique pop, ni la musique de films qui donnent le ton en musique, même si les gens qui font ces musiques sont très riches grâce à la multiplication à l’extrême de leurs œuvres. Au contraire, ils s’inspirent d’œuvres visionnaires de compositeurs qui ont travaillé une ou plusieurs générations auparavant... Regardez le nombre de musiques de grands films hollywoodiens qui s’inspirent de Prokofiev, Ravel ou Stravinsky.

Après Schönberg, la musique a été pensée selon trois paramètres : la hauteur du son, sa durée et sa dynamique. Après Debussy, un quatrième facteur a été introduit, c’est celui de la couleur du son. Aujourd’hui, grâce à l’informatique, il s’agit d’élargir le son au-delà de ce que les instruments acoustiques peuvent produire. Ainsi, avec les Noise Watchers, notre recherche se concentre sur les domaines qui se situent au-delà de ce qu’on perçoit communément comme musique. Dès les années 1950, des gens comme Pierre Schaefer ou György Ligeti ont fait des expériences avec l’électronique ; on peut aujourd’hui faire des manipulations sur le son en temps réel, le champ des possibles est inépuisable. Ce sont ces domaines de recherches sonores qui passionnent aujourd’hui les compositeurs, mais c’est vrai que cela peut parfois être un défi pour l’oreille humaine qui fasse peur.

Donc il est encore possible de trouver des sons qui soient véritablement « nouveaux » ou « inouïs » ? L’avant-garde ne serait-elle pas morte ?

La nouveauté est aussi impopulaire en musique que le sont les découvertes dans d’autres domaines de recherche, dont on ignore tout, et dont on n’apprend l’existence que par l’attribution d’un prix Nobel par exemple, qui est un véritable révélateur de savoirs inconnus au grand public. Ce n’est que lorsqu’ils quittent le champ de la recherche spécialisée, en trouvant des applications, que ces savoirs s’avèrent utiles.

Il en va de même en musique : les jeunes compositeurs d’aujourd’hui, qui ont grandi avec Boulez, ont la chance de pouvoir appliquer la recherche sonore de leurs aînés et de la transformer en chefs d’œuvre. Stockhausen a dit qu’il n’avait pas le temps d’écrire des chefs d’œuvre parce qu’il avait tellement de nouvelles choses à découvrir tous les jours.

Je suis persuadé que l’avant-garde n’est pas morte : il y a toujours des réflexions qui dépassent notre entendement, ce que nous connaissions. Même si la grande rupture avec la tradition a déjà été faite par Ligeti et Xenakis. Nous avons déjà découvert des choses que nous aurions crues impossibles il n’y a pas si longtemps. Nous vivons désormais dans un monde digital.

Sur votre site Internet, vous écrivez que le but final de votre musique serait de « révéler le sublime » ? C’est quoi, le sublime ? Une idée proche du divin ?

En tant qu’artiste, on est toujours exigeant avec soi-même. En écrivant, on aspire vers des monuments comme la symphonie Jupiter de Mozart ou la deuxième de Beethoven. C’est comme faire une course contre soi-même. Moi, ce qui m’importe, c’est de toujours donner le meilleur de moi-même.

L’intranquille

Claude Lenners (55 ans) est un des principaux compositeurs de musique contemporaine du Luxembourg. Informaticien à ses débuts, il s’est réorienté vers la musique plus tard. Formé aux conservatoires de Luxembourg et de Strasbourg, il a en outre fait des études en musicologie à Strasbourg et en électroacoustique à Metz. De 1989 à 1991, il a été lauréat d’une résidence à la Villa Medici à Rome. Depuis son retour à aujourd’hui, il assiste à de nombreux workshops et cours, entre autres à l’Ircam .Il enseigne aujourd’hui la composition, l’analyse et l’informatique musicale au Conservatoire de Luxembourg et se dédie à la transmission et à la pédagogie de la musique contemporaine dans divers ensembles et associations, d’abord chez Pyramide et United Instruments of Lucilin et aujourd’hui au sein de Noise Watchers Unlimited. Son œuvre se compose surtout de musique de chambre, qui emprunte souvent ses titres et ses thèmes à la littérature tout en combinant érudition des références, complexité musicale et lisibilité sonore. Der Turm sera son quatrième opéra. jh

Der Turm, un opéra de Claude Lenners, sur le texte éponyme de Peter Weiss, mis en scène par Waut Koeken, avec l’Orchestre philharmonique du Luxembourg, ouvrira la saison du Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg le 6 octobre ; deuxième représentation le
josée hansen
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