Grands entretiens (1) : Anne Simon

Génération Remix

d'Lëtzebuerger Land du 05.08.2011

Stéphane Ghislain Roussel : Tu as suivi ta formation artistique à Londres, comment est-ce que tu qualifierais le paysage théâtral en Angleterre, en comparaison avec ce qui se pratique au grand-duché ?

Anne Simon : De manière générale, je dirais que les systèmes fonctionnent complètement différemment dans tous les pays. En Angleterre il y a une tradition toute autre, qui passe par une conscience profonde des différents métiers liés à la scène. Il y a d’une part une valorisation beaucoup plus grande de l’auteur, avec par exemple, tout le travail fait par le Royal Court, s’engageant à repérer et soutenir des écrivains contemporains et les faire découvrir au public. C’est quelque chose qui se fait moins en France et même en Allemagne. Les Anglais ont un rapport très fort au texte et à une certaine tradition, notamment une manière d’envisager l’œuvre de Shakespeare, qui m’exaspère parfois. D’autre part, il y a toute cette veine du Fringe, qu’on appelle le Devised Theatre, un terme qui n’existe pas en Français ou en Allemand. L’idée est de partir avec la troupe d’un sujet ou d’un texte, en improvisant autour. Ces différentes phases d’improvisations donnent lieu au développement du spectacle et finalement à un objet très construit. Le fait qu’il n’y ai pas de mot chez nous pour définir ce genre, montre bien qu’il s’agit d’une particularité anglophone.

En somme ces deux voies – le respect extrême du texte et le Devised Theatre – se sont développées quasiment comme des réactions mutuelles. Il est vrai que cette question du texte, qui m’occupe évidemment beaucoup en tant que jeune auteur, se pose encore différemment chez les Allemands et les Français. Je suis d’ailleurs parfois étonné de voir à quel point on ne se gêne pas en Allemagne pour remanier, voir triturer une pièce. Je pense même au domaine de l’Opéra, avec par exemple Die Zauberflöte mise en scène par Hans Neuenfels, au répertoire du Komische Oper de Berlin depuis 2006, et qui comprend trente minutes de dialogues écrits par le metteur en scène et joués par des comédiens non chanteurs. À mon sens, c’est tout de même un peu problématique d’intituler ce spectacle Die Zauberflöte de Mozart !

Oui, la légitimité de modifier le texte en tant que metteur en scène, est quelque chose de très complexe. Je pense d’ailleurs qu’il faudrait insister beaucoup plus sur la question des droits d’auteur. La conscience à ce niveau n’est pas encore assez forte, surtout avec les évolutions liées au téléchargement de la musique et des vidéos.

En comparaison avec le paysage anglais, y a-t-il à ton avis à Luxembourg, une vraie tradition théâtrale, ou est-elle seulement en train de se développer ?

C’est difficile à dire, parce qu’on a l’impression d’être face à un grand nombre de possibilités et de ne pas avoir pris toutes les décisions. C’est peut-être justement ce qui rend le Luxembourg très intéressant, car il y a l’occasion de développer quelque chose de nouveau. Dans notre pays, le système d’ensemble en tant que tel n’existe pas. Un pareil système est à la fois primordial pour toute la sécurité qu’il apporte aux comédiens, mais il peut mener dans certains cas, à une sorte de travail à la chaîne. En France c’est l’inverse, on ne sait jamais si les projets peuvent aboutir. L’équipe a une première résidence de recherche puis une autre, et finalement tout tombe à l’eau. Une forme mixte, qu’il faudrait bien sûr définir, constituerait une solution fort intéressante et le Luxembourg est justement un lieu où cela pourrait se faire.

Je ne sais pas comment tu te sens, mais très jeune déjà, j’avais l’impression face à mes parents, qu’ils avaient tout fait au niveau politique avec les événements de 1968 et que de notre côté, nous n’avions plus rien vers quoi nous engager. Je crois que notre génération est liée à cet héritage, mais qu’elle a maintenant dépassé ce stade en acquérant une tout autre liberté et de nouvelles motivations. Elle a perdu ce sentiment de lourdeur et je trouve qu’elle incarne vraiment une génération qu’on pourrait appeler Remix, reprenant à son compte les références du passé pour développer de nouvelles formes. Je sens que le Remix, qui se traduit notamment par la citation ou le collage, devient un genre de plus en plus important, même si ce terme est critiqué, parce qu’il correspond pour certains, à quelque chose de facile a priori, voir de malhonnête.

Il faut communiquer et sensibiliser le public à comprendre que Remix ne signifie pas copy paste illégal. Il y a copier et copier ! Par ailleurs, il ne faut pas craindre que tout le monde devienne artiste et que les « vrais » créateurs perdent leur statut et leur valeur. Profitons de cette ambiance de mouvement perpétuel et laissons-nous aussi inspirer par ces gens voulant créer à un niveau amateur (vidéos Youtube etc). Finalement, un amateur œuvre par amour de la chose, un professionnel, est quelqu’un qui crée pour de l’argent. Peut-être serait-il bon, que nous autres professionnels, retrouvions parfois le côté « amateur », au sens originel du terme.

Je reviens à cette notion de Remix, qui est vraiment intéressante. Nous travaillons justement avec Viktor Ilieff, le compositeur de la musique de ma dernière pièce Monocle, sur un opéra intitulé Parsifal Remix. Le projet est de reprendre la, ou plutôt les mythologies de Parsifal, qui passent entre autre par le Festival scénique sacré de Richard Wagner, pour créer une nouvelle œuvre, dont j’écris le livret et ferai la mise en scène. En parlant avec toi, je me demande si ce projet ne correspond pas, en quelque sorte, à un besoin de réagir face à l’histoire. Nous sommes encore au début du XXIe siècle, mais déjà un peu détaché de ce fameux passage du millénium. Il y a comme une envie tout en restant dans la contemporanéité, de porter un regard sur le passé pour lui donner, en partie, un nouveau sens et avancer. À la différence peut-être de nos parents, qui sont liés à un cadre historique un peu figé, malgré sa complexité.

C’est fascinant d’observer que toutes ces références s’accumulent, car le passé ne change pas. Il est comme rempli de toute sa consistance. La signification des années révolues ne s’effacent pas à mesure que les prochaines arrivent et donc le bagage gagne en volume. L’intérêt est justement de travailler avec cet héritage au lieu de le nier. Tout cela existe depuis longtemps, mais la conscience d’une sorte d’hypertextualité générale se développe.

En somme, il y a eu la modernité, une façon d’avancer comme un bulldozer. Tout en gardant des références, il fallait chercher la nouveauté à tout prix. Puis est arrivé la fameuse phase – une sombre supercherie à mon avis – appelé « post-modernité » et qui s’avère être finalement une sorte de dépotoir, accueillant tout ce qu’on ne se sait pas définir. Je pense que cette répartition est obsolète. Cinquante, soixante années après, on ne peut plus continuer à fourrer tout dans le tiroir de la « post-modernité ». Il est temps, sans coller forcément des étiquettes, de trouver de nouveaux intitulés. À ce propos, une question qui m’anime beaucoup est celle du message à faire passer. Faut-il exprimer quelque chose d’engagé ou pas ? Jusqu’où faut-il établir un discours ayant un sens politique et est-ce qu’un projet extrêmement esthétique, ne semblant pas faire référence à un événement particulier de l’histoire, peut lui aussi avoir une teneur politique ?

Il faudrait déjà définir ce qu’est le « politique », et ce n’est pas toujours évident. En fonctionnant par association, je vois en ce moment par la fenêtre un avion dans le ciel et je pense à Hanoï, où nous venons de présenter un monologue à l’occasion de la Fête nationale luxembourgeoise. Dans ce pays, même si tu ne peux le dire officiellement, il y a encore une censure. J’aimerais faire du théâtre politique, mais je me demande comment le faire de manière pertinente. Si je prends le texte Die Geschichte der Zu[-]kunft (L’histoire du futur) de Christian Lollike, que je viens de mettre en scène à Trèves, c’est politique, mais il n’affirme pas pour autant un message final et unilatéral. Est-ce que ce message part de l’auteur ou doit-il venir du metteur en scène ? Autant de questions ouvertes.

Une autre chose, dont je suis persuadé et par rapport à laquelle je me sens parfois en désaccord avec une partie du théâtre allemand, souvent « politique » mais effrayé par une certaine forme de beauté classique, c’est qu’un projet esthétiquement très fort et qui provoque émotionnellement quelque chose chez le spectateur, surtout dans le contexte conventionnel d’une salle, peut avoir un impact énorme. Pas besoin de piéger le public en le faisant participer activement malgré lui. Au contraire, l’impact est bien plus grand si tu le remues en le laissant à sa place, gentiment installé dans son siège.

C’est vrai. Le challenge est d’arriver à provoquer quelque chose tout en gardant cette convention. Forcément en jetant une tomate bien mûre à la face de quelqu’un, il va avoir une réaction, mais ce n’est pas cela notre métier. Se planter des spaghettis entre les fesses constitue un peu la solution facile (rire).

Le Luxembourg apparaît vraiment depuis un certain temps comme un pays en plein essor culturel. Il y a comme un rayonnement d’énergie créative. À ton avis, comment pourrait-on développer encore plus, la situation du théâtre dans ce paysage en expansion ?

Le système donne en effet l’impression que tout est possible, ce qui est formidable. Mais il ne faut jamais se limiter, en créant par exemple trop d’événements à caractère « pseudo-objectif », comme des prix. C’est très important pour la reconnaissance et la valorisation de certains talents, mais c’est la création qui doit rester au centre, et pas l’emballage. L’important est de préserver la capacité à réagir et le jugement subjectif et personnel. Il faut « mixer » et créer encore plus de synergies.

Dans ce sens, les changements liés au Théâtre des Capucins peuvent constituer une très bonne nouvelle, a contrario de ce sentiment de crainte que j’ai beaucoup ressenti ces derniers mois. Ils provoquent bien sûr des bouleversements dans les habitudes, mais ils peuvent s’avérer très constructifs en fin de compte. Voyons d’abord ce qui se passe, et arrêtons de tout ressasser dans une passivité négative. Il y a eu tellement de rivalités absurdes ces dernières années et je crois qu’il faut travailler encore plus ensemble. Il faut bouger ! Faire des choses et un peu arrêter de se plaindre tout le temps, notamment quant à une certaine situation financière.

C’est clair que le sponsoring par exemple, n’est pas encore une habitude au Luxembourg dans le domaine du théâtre, mais tout est possible. Même, si l’idée du sponsoring classique reste un peu illusoire, étant donné que ces financeurs ne s’intéressent forcément à un événement que s’il permet un vrai retour. Soyons là aussi créatifs. Beaucoup de gens du domaine du marketing s’appellent d’ailleurs des « créatifs ». Quoi que l’on fasse, il faut en tout cas, que l’artistique demeure toujours notre priorité. Donc, à nous de jouer !

Entretien réalisé le 5 juillet 2011 à Luxembourg
Stéphane Ghislain Roussel
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