Alice Under Ground

Etwas ist faul im Staate Wunderland

d'Lëtzebuerger Land du 25.07.2002

« I'm fond of children (except boys), » écrivait un jour Charles Lutwige Dodgson, professeur de mathématiques à Oxford, dont les cours furent réputés pour leur ennui. Dodgson, né en 1832 et mort en 1898, était aussi un précurseur de la photographie, son sujet de prédilection étant de petites filles qu'il aimait soit déguiser, soit photographier nues ; elles arrêtaient de l'intéresser dès leur puberté. Mais le scientifique timide et bégayeur est passé à la postérité en tant qu'auteur sous son pseudonyme : Lewis Carroll, auteur e.a. des Aventures d'Alice au pays des merveilles. Pour le musical Alice Under Ground, qu'il crée cette année au Festival de Wiltz, Claude Mangen a entremêlé des éléments de la biographie de Carroll avec le texte du conte, adaptation qui propose une nouvelle lecture, une nouvelle interprétation de ces personnages et situations surréalistes qui apparaissent dans l'histoire.

Pédophile, Carroll ? Ambigu plutôt. Le non-sens de l'histoire, des situations et souvent des dialogues - avec des jeux de mots  fascinants -, furent interprétés de toutes sortes déjà : lecture psychanalytique, politique, sociétale. Le premier écueil à éviter est donc de sur-interpréter. « Il est clair qu'il s'agit avant tout d'un grand spectacle, d'un musical coloré en plein air, » remarque Claude Mangen. Le metteur en scène de heute abend : Lola Blau ou Messer in Hennen a de l'expérience pour la chose, acquise avec Eng Summernightstory en 1993 sur le lac de la Haute-Sûre, de Mäcbess selon Shakespeare dans l'amphithéâtre de Berdorf ou encore de West Side Story il y a deux ans à Wiltz. Il sait ce que c'est que de jouer en plein air, devant un millier de personne, avec une acoustique difficile : il faut jouer grand, fort, forcer le trait pour qu'il soit vu jusque dans les dernières rangées.

Le décor (Tanja Frank) est simple, une plate-forme blanche inclinée à multiples clapiers, entrées et ouvertures modulables, un grand cube mobile avec quatre côtés différents aidant à créer un environnement adapté à chaque scène. De petits cubes portant des lettres sur chaque côté permettent de former des mots symbolisant la scène - boat, table, etc. Quelques accessoires, identiques aux dessins de Claude Grosch sur l'affiche et le programme, suffisent à situer l'action. La langue ? Claude Mangen aime jouer avec le multilinguisme du Luxembourg, il l'avait fait pour d'autres adaptations. Ici, il a gardé les passages de la biographie et d'autres du texte d'Alice en anglais, mais mine de rien, toutes les langues sont brassées. Comme dans la version multilingue du Jungle Book de Disney par Pierre Bismuth - une des oeuvres les plus intelligentes dans Manifesta 4 -, chaque personnage a ici sa langue : la souris dormeuse en suisse alémanique, le salamandre en espagnol, Alice en français, Carroll en anglais... sans que cela ne gêne.

Claude Mangen entreprend un exercice d'équilibriste : proposer de multiples entrées dans le spectacle sans pour autant surcharger de sens ou d'interprétations. Tout doit rester dans l'ambiguïté. Pour cela, Gunther J. Henne - qui incarnait déjà Krupp, dans Pseudo : Krupp, la chorégraphie de Bernard Baumgarten, l'année dernière à Esch - est parfait dans le rôle de Lewis Carroll, il a cette fragilité, cette timidité, ce côté borderline qu'on imagine en lisant la biographie de Dodgson. Le musical ne commence pas avec la chute d'Alice dans le terrier du lapin, mais avec cet après-midi de jeux insouciants du professeur avec les trois filles Liddell - dont Alice, qui a alors onze ans - le 4 juillet 1862. Lors d'une promenade en bateau, Carroll inventa cette histoire abracadabrante pour la petite Alice (interprétée par Jamila Salmi), dont il est sans aucun doute amoureux.

La première chanson que nous entendions est une mise en musique par George Letellier du poème d'Ernst Jandl : « Little Alice let me look at you / Got here a beautiful book for you / Will give that beautiful book to you / If you just let me have a good look at you ». Par l'échange du livre, dans lequel Alice se jette sans hésiter, commence une relation bizarre entre l'auteur et sa lectrice, l'auteur et son sujet en même temps. L'histoire dans l'histoire ajoute un méta-discours à la pièce, qui permet de lire les scènes du conte sur un autre niveau. Alice qui grandit, Alice qui rétrécit, tiraillée entre le lapin pressé et Carroll lui-même prend alors une autre dimension. 

Cette dualité, Claude Mangen l'a poussée jusqu'au choix du compositeur : il en a choisi deux, aux backgrounds très différents : Serge Tonnar, compositeur de musiques pour théâtre et films (Le club des chômeurs), venant du rock (ZapZoo actuellement) et George Letellier, qu'on a pu découvrir dans la soirée Kurt Weill de Sascha Ley et Frédéric Frenay, venant plutôt du jazz. Leurs approches, leurs musiques, forcément, sont différentes. Claude Mangen leur avait accordé entière liberté à mettre en musique certains passages, le résultat est très éclectique, mais adapté aux ambiances, aux personnages. Et aux interprètes : Sascha Ley, Mady Durrer, Frédéric Frenay, Paulo Cardoso, Sarah Cattani, Shlomit Butbul, Serge Schonckert, Markus Haase, Pascale Deneft ou Serge Tonnar lui-même : ils sont une douzaine sur scène à interpréter trente caractères différents. Et des plus loufoques.

Car comment jouer crédiblement une tortue moqueuse ? Un chapelier fou ? Une souris dormeuse ? Un lapin pressé ? Est-ce que ça aide de s'appeler Haase pour jouer le lapin ? La chorégraphie de Bernard Baumgarten tend des perches, essaie de symboliser par les corps ce que les mots disent mal. Alors : sommes-nous dans le domaine de l'imaginaire, du fantastique ou de la pathologie ? Plongeon dans le subconscient ou quête identitaire d'une petite fille en puberté ? Faut-il être enfant ou fou pour comprendre Alice Under Ground ? Ou simplement aimer la musique et le spectacle ? Une chose est sûre : il faut être prêt à se laisser surprendre ; réponses vendredi prochain, 2 août.

 

Alice Under Ground selon Alice in Wonderland de Lewis Carroll, idée, adaptation et mise en scène : Claude Mangen, musique : George Letellier et Serge Tonnar ; chorégraphie : Bernard Baumgarten ; scénographie : Tanja Frank ; avec : Shlomit Butbul, Paulo Cardoso, Sarah Cattani, Pascale Deneft, Mady Durrer, Frédéric Frenay, Markus Haase, Gunther Henne, Sascha Ley, Jamila Salmi, Serge Schonckert et Serge Tonnar ; musiciens : Lisa Berg, Laurent Hoffmann, Jorsch Kass, Alain Koch, Vania Lecuit, George Letellier et Benoît Martiny ; une coproduction de Maskénada, TDM et le Festival de Wiltz. Création en plein air au Festival de Wiltz vendredi prochain, 2 août ; autres représentations les 3, 4 et 6 août, toujours à 20h45 ; réservations par téléphone 95 81 45 ou fax : 95 93 10 ; e-mail : festival.wiltz@culture.lu ; URL : www.festivalwiltz.online.lu ; pour plus d'informations : www.maskenada.lu

 

josée hansen
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