Boomtown Sous le règne du maire Henri Rinnen, Weiswampach s’est transformée en boomtown du nord, en Kirchberg ardennais. On sort des champs pour entrer dans un dédale de cités, de buildings de bureaux et de lotissements. Dans cette commune sur la frontière belgo-allemande, de nombreux immeubles sont construits sans projet d’aménagement particulier (PAP). Lorsqu’on évoque ce point, le bourgmestre répond par un long silence, puis finit par lâcher : « Si nous réussissons à nous arranger avec l’investisseur, alors nous n’insistons pas sur un PAP ». L’attitude laxiste dans l’attribution des permis de construire et dans le reclassement de terrains a positionné Weiswampach comme destination de choix pour les entreprises cherchant une implantation grand-ducale. Pour le maire, la construction de bureaux est une manière de « lier à long terme les investisseurs » au territoire. Le premier échevin Norbert Morn s’offusque d’« un gouvernement qui veut préserver l’Ösling comme réserve naturelle ».
Cette soif de croissance agit comme un palliatif à la hantise de l’exode et du dépeuplement. Entre 1935 et 1975, la population de Weiswampach s’était divisée par deux, passant de 1 430 à 789. De nombreux « Wemper » avaient été forcés à trouver un emploi ailleurs, dans les administrations à Diekirch et en Ville ou à Colmar-Berg chez Goodyear. Fred Huet, figure de la vie associative locale, fut un de ceux qui, quotidiennement, faisaient le long trajet. Lorsqu’en 1975, il entra chez les CFL en Ville, son chef le convoque et lui ordonne de se mettre à parler « le luxembourgeois ». « Pendant quarante ans, j’ai parlé le Gutlännesch en journée et le Wemper le soir. » Ce ne sera qu’à partir du début des années 1980 que le nombre d’habitants se remettra, boosté par les stations-service et l’évasion fiscale. Sur les dix dernières années, la population est passée de 1 232 à 1 756 personnes. (44 pour cent sont non-luxembourgeois, dont 320 Belges et 259 Portugais.) La commune compterait aujourd’hui plus d’emplois que d’habitants, dit Rinnen. Et d’estimer le nombre de salariés travaillant à Weiswampach à plus de 2 000. « Aujourd’hui, plus de monde entre le matin qu’il n’en ressort ». Aux heures de pointe, des bouchons se forment à l’entrée de Weiswampach, côté frontière belge. Sur ce tronçon, traversé par un flux interminable de camions, la nationale 7 se transforme en Gruuss-Strooss, C’est la rue principale du village où se trouve, entourée de stations-service, bureaux et bungalows, la mairie.
Enclave Weiswampach est une enclave pour le capital belge. Les bureaux des firmes belges sont développés par des promoteurs belges ; quant aux salariés qui y travaillent, ce sont pour la plupart des frontaliers polyglottes venant de « Neubelgien ». Ce centre offshore sur les collines de l’Ösling s’est développé en marge de la place financière et de ses quartiers d’affaires. C’est un système autarcique qui court-circuite la capitale : les liens avec la juridiction luxembourgeoise passent principalement par Diekirch, centre administratif et juridique de l’Ösling. À la Cloche d’Or et au Kirchberg, on s’y intéresse peu. Les grandes études d’avocats et les Big Four considèrent le Standuert Weiswampach avec un mélange d’amusement et de méfiance. En 1989, THG Group fut parmi les premières fiduciaires belges à s’y établir. Elle emploie aujourd’hui cinquante salariés répartis sur deux sites le long de la N7. Parmi les entreprises commerciales installées à Weiswampach, on trouve Jost Group, une des plus grandes firmes de transport d’Europe. En 2004, le groupe belge rassemble une partie de ses services administratifs dans un bâtiment sur la route principale. Mais on y trouve également une ribambelle de PME : des chauffagistes, informaticiens et électriciens travaillant au Luxembourg. À l’inverse des holdings, ces sociétés commerciales tombent sous le coup du droit d’établissement ; elles doivent donc garantir « l’existence d’une installation matérielle appropriée », ainsi que la « présence régulière d’un dirigeant ». Bref : une boîte aux lettres ne fait pas l’affaire, il faut mettre de la substance. Cet étoffement s’est fait au prix de la destruction du patrimoine bâti. À Weiswampach, la protection du patrimoine est inexistante ; selon le maire, seulement deux ensembles seraient classés : l’église et le cimetière. La transfiguration de la Gruuss-Strooss est un remake en milieu rural de la destruction du Boulevard Royal dans les années 1970.
La demande a atteint des proportions telles que certaines firmes construisent des immeubles de bureaux dans les bucoliques bourgades qui entourent Weiswampach. Celles-ci vont doubler en population, du moins durant la journée. Le gestionnaire d’actifs allemand Creutz & Partners, présent depuis 1997 dans la commune, fait ériger ainsi un nouveau siège dans le hameau de Beiler (85 habitants). Les résidences portent des noms comme « Bel’Horizon », « Diamant » ou « Emeraude ». Ce sont de balourdes boîtes blanches encastrées dans une épaisse couche d’isolants thermiques ; des « Promoteurs-Buden » comme on en trouve partout. À la différence près que ceci n’est pas le pays de Giorgetti, Becca ou Rollinger ; mais de promoteurs belges comme Thomas & Piron, Elsen-Bau, Wiesen-Piront ou Roma-Bau – ces trois dernières ayant entretemps établi leur QG à Weiswampach.
Héichheiser La politique d’expansion produit un malaise. Les nouveaux immeubles, certains autochtones les désignent de « tours », quelques-uns parlent même de « skyline ». Étant donné que ces bâtiments ne dépassent guère les quatre étages, cela semble hyperbolique. Mais l’impression d’écrasement naît du contraste avec les maisons paysannes et les bungalows postmodernes. Pour Roland Leyder, ancien employé de la Spuerkeess, Rinnen régnerait sans consulter les habitants : « Les autochtones sont chassés. J’en connais qui habitaient la commune depuis quarante ans et qui sont partis parce qu’on a construit un immeuble de quatre étages à côté de leur maison unifamiliale. » Le conseiller communal Michel Deckenbrunnen, pourtant élu dans l’équipe Rinnen, critique lui aussi un manque de transparence au sein du conseil échevinal. La politique de Rinnen ne serait pas durable, estime-t-il, « les gens se sentent écrasés par les Héichheiser qui les entourent.
Un autre habitant concède que la métamorphose des villages aurait constitué « un grand choc pour les gens » : « Beaucoup disent : ‘Wemper ass verschass’. Moi je leur réponds : puisque maintenant c’est verschass, autant continuer.’ » En comparaison avec le Sud du pays, les prix restent modiques : environ 3 500 euros le mètre carré, presque la moitié de ce que coûte l’immobilier en Ville. Or, ici, les repères ne sont pas les mêmes : « Les prix sont plus chers qu’à Wiltz », entend-on. Ou alors : « Bientôt, ils seront aussi élevés qu’à Ettelbruck ou à Diekirch. » Mais de nombreux « Stack-Wemper » s’arrangent avec cette croissance, tant que les nouveaux immeubles d’appartements et de bureaux ne donnent pas sur leur jardin. Ils regrettent la disparition du patrimoine, mais refusent de faire classer leur propriété ; ils s’offusquent des promoteurs, mais n’hésitent pas à leur vendre des terrains.
Isolationnismes En 2014, plus de 86 pour cent des électeurs de la commune de Weiswampach ont voté « non » au référendum sur le droit de vote des non-Luxembourgeois. Peut-être que ce résultat s’explique par le fait que les Wemper se comptent parmi les perdants du « Luxembourg moderne ». Ainsi, malgré le boom économique des dernières années, l’école primaire de Weiswampach n’oriente qu’entre dix et vingt pour cent de ses élèves vers le classique. Sur cet indice, à en croire le « Bildungsbericht 2015 » de l’Université du Luxembourg, les communes de l’extrême-nord luxembourgeois rejoignent celles de l’extrême-sud comme Rumelange, Esch-sur-Alzette ou Differdange. (Quant aux élèves de Contern, Strassen, Bertrange ou Reckange-sur-Messe, ils sont plus de soixante pour cent à intégrer le classique.)
Henri Rinnen, qui va se représenter aux prochaines élections communales d’octobre, est un manager-maire en milieu rural. Membre du conseil communal depuis 1988, il devint bourgmestre en 1995. (Un poste que son père, mort en exercice en 1969, avait occupé avant lui.) Mécanicien de formation, Henri Rinnen avait créé une société de transports internationaux en 1970. Durant quinze ans, il roulera sur les autoroutes européennes entre Weiswampach, Vienne, Stockholm et Glasgow. Âgé aujourd’hui de 69 ans, il est encore actionnaire de plusieurs sociétés qui totalisent une flotte de quelque 120 camions. Le libéral Rinnen (encarté au DP comme la plupart des conseillers communaux) incarne également un certain isolationnisme politique. Sa commune est la seule du Luxembourg à ne pas avoir adhéré au pacte climat et la seule du canton de Clervaux à ne pas participer au parc naturel de l’Our. En 2009, le collège échevinal refusa catégoriquement d’entamer des négociations pour une fusion avec Troisvierges.
On peut raconter l’essor de la commune de Weiswampach en la contrastant avec sa rivale Troisvierges. Si l’une prospère, l’autre périclite. En 1866, la Wilhelm-Luxemburg-Gesellschaft choisit Troisvierges au détriment de Weiswampach comme arrêt de train de son tracé nord. Weiswampach restait une commune agricole isolée, tandis que Troisvierges se transformait en ville de cheminots et de commerçants. Pour illustrer le mouvement tectonique qui s’opérait alors dans cette partie de l’Ösling, le correspondant local du Wort mobilisa la guerre du Péloponnèse et fit une analogie avec le passage de l’hégémonie athénienne à l’hégémonie spartiate. Aujourd’hui, les autochtones racontent que si leur commune n’a pas été retenue à l’époque, c’était dû à la résistance des paysans qui auraient craint que les locomotives mettent le feu à leurs forêts – à moins qu’ils aient eu peur que les vaches cessent de donner du lait (les deux versions existent).
Benzin und Boden Ce rapport de force commence à s’inverser au cours des années 1970. Les chocs pétroliers font réapparaître Weiswampach sur la carte. Que ce soit Erny Schmitz (Knauf), Jean-Pierre Keup ou Jos Massen – au Nord, de nouvelles fortunes se construisent sur le foncier et l’essence. La « Maison Keup » sur la N7, à quelques centaines de mètres de la mairie, fut fondée par Jean-Pierre Keup, qui y possédait des terrains agricoles. Malade des poumons, il passera de l’agriculture au business des stations-service. Rapidement, le tourisme à la pompe généra un flux de visiteurs. L’ancien paysan l’exploita en ouvrant une station-service Shell, un supermarché Delhaize, une petite boutique (qui fonctionne aujourd’hui également comme « Postshop »), une pizzeria, une brasserie et un hôtel.
Pierrot Keup, le fils de Jean-Pierre, gère aujourd’hui ce mini-complexe (quelque peu ensommeillé) au bord de la N7 et à quelques centaines de mètres de la mairie. « Les meilleures années, se rappelle-t-il, c’étaient les décennies 1980, 1990 et 2000. C’était l’époque où les Belges venaient encaisser leurs coupons en face. Aux banques du village, on tirait un ticket ; comme chez le boucher ! Ils avaient les poches pleines de cash, mais n’étaient pas stressés pour autant : ils dépensaient ici, à Troisvierges ou à Clervaux. Souvent, pour rester en-dessous de la quantité maximale qu’on a le droit d’emporter au-delà de la frontière [10 000 euros, ndlr], ils venaient à cinq dans la voiture, la mémé incluse. Et tout ce monde devait déjeuner. » Entre 1974 et 2010, Roland Leyder était responsable du centre financier de la Spuerkeess à Weiswampach. Il estime que la filiale constituait « un des plus grands centres de private banking du pays ». La plupart des Wemper ont gardé de l’éclosion de l’évasion fiscale low cost le souvenir d’un désagrément mineur : « Et koum een net méi bäi ! Sie stoungen all do mat hire Couponen. » Malgré l’abolition du secret bancaire, la commune reste un des principaux centres financiers dans l’Ösling. Ces derniers mois, l’ING et la BGL ont déménagé de Troisvierges direction Weiswampach. Avec la BCEE (qui fermera sa filiale à Troisvierges en juillet), la Bil et la Raiffeisen, les cinq grandes banques luxembourgeoises y sont désormais réunies.
Une brique dans le ventre L’histoire d’Arsène
Laplume ressemble à celle de Keup, l’expansionnisme et le sens de l’autopromotion en plus. Ce fils de paysans a transformé la station-essence et l’échoppe de son beau-père en centre commercial qui emploie aujourd’hui 600 personnes. Le Shoppingcenter Massen se veut un endroit haut de gamme ; le bœuf dry-aged est exposé comme dans une joaillerie et le parking donne sur un pré où paissent des highlanders. Il y a quelques mois, une annexe du centre commercial, en forme de bloc de béton d’aluminium, a ouvert de l’autre côté de la route. Comme Christiane Wickler à Oberpallen, Laplume profite de l’ouverture dominicale autorisée pour les centres commerciaux en région frontalière. Il présente son histoire comme celle d’une utilisation intelligente, c’est-à-dire à long terme, d’une niche de souveraineté. « L’argent est venu du tourisme à la pompe. Mais nous ne l’avons pas investi dans des Ferrari, nous l’avons investi dans des briques. Aujourd’hui, les stations-service ne constituent plus qu’un tiers de notre chiffre d’affaires. Pour voir ce qui arrive quand on ne fait pas des investissements dans des surfaces correctes, allez voir la douzaine de stations-service décrépites à Martelange... »
L’histoire récente de Weiswampach peut se lire comme celle d’une captation des flux commerciaux et financiers dans une région qui forme depuis toujours un micro-espace économique. Lorsqu’on aperçoit, en bordure de route, les gigantesques panneaux d’affichage de Knauf ou Massen, on sait qu’on vient de passer la frontière et qu’on roule désormais en Belgique. (De tels publicités étant interdites sur les voiries luxembourgeoises.) Laplume lorgne en direction du marché de l’immobilier des bureaux. Il héberge déjà deux fiduciaires sur 800 mètres carrés et veut, d’ici 2018, ouvrir un « centre d’affaires » de pas moins de 5 000 mètres carrés. « Ce sera fantastique ; les employés auront une vue sur la vallée, sur la réserve naturelle. Au lieu de payer 35 euros le mètre carré comme en Ville, ils en paieront entre quinze et vingt. » (Christiane Wickler, encore elle, a choisi une stratégie similaire en transformant une vieille Q8 à Oberpallen en bureaux pour PME et start-ups.)
Le rêve du bourgmestre précédent, c’était le tourisme. Entre 1972 et 1984, Mathias (dit Mett) Schon fit construire deux lacs artificiels, un camping, un bloc sanitaire et une buvette. Actuellement, un promoteur et un investisseur mystérieux (il aura jusqu’au 31 mars pour se matérialiser) projette d’y construire un hôtel de luxe de soixante chambres, tennis, squash, sauna et centre fitness inclus. Sur l’autre rivage, devrait naître une gated community d’une cinquantaine de chalets de luxe.