Le torchon brûle entre les restaurateurs et cafetiers des Rives de Clausen et la Ville de Luxembourg, qui veut définitivement interdire l’exploitation de terrasses sur le site

Ceux d’en haut et ceux d’en bas

d'Lëtzebuerger Land du 22.07.2010

En substance, l’arrêt de la Cour administrative du 29 juin dernier est plutôt positif pour les Rives de Clausen, ce quartier de loisirs sur la friche des anciennes brasseries Mousel et Clausen ouvert en octobre 2008 et regroupant une dizaine de restaurants et de bars branchés. Saisie par le syndicat d’intérêts locaux et onze personnes privées, qui se plaignent des nuisances causées par le site, la Cour a en fait confirmé le jugement du Tribunal administratif du 17 décembre 2009, et avalisé les autorisations d’exploitation provisoires – très exigeantes – émises pour chaque fois six mois par la Ville de Luxembourg.

Avec toutefois deux ajoutes : en premier lieu, les exploitants des établissements installés sur les Rives de Clausen devront continuer à fournir un service de navettes de bus entre le parking public du Glacis et Clausen les week-ends, et ce à leurs frais, les 400 places de stationnement disponibles sur le site ne pouvant raisonnablement satisfaire la demande des plus de 2 000 noctambules attendus sur le site un soir normal. La Cour fixe même les horaires, de 19h30 à une demi-heure après la fermeture des établissements, et leur capacité : 1 600 personnes par soir en principe, capacité qui pourra être adaptée avec l’accord du bourgmestre. En mai, les exploitants s’étaient plaints des frais trop élevés de ces navettes pour eux, autour de 180 000 euros par an, estimant que ce n’était pas de leur ressort de s’occuper du transport public, et avaient demandé une participation financière à la Ville, menaçant même d’annuler le service. La majorité DP-Verts avait catégoriquement refusé une telle participation, c’est donc avec une grande satisfaction que le maire Paul Helminger et le conseil échevinal ont accueilli cette partie de l’arrêt.

La deuxième restriction aux autorisations d’exploitation est beaucoup moins claire et concerne les terrasses : Les plaignants avaient demandé plusieurs mesures de protection des nuisances sonores, dont une « interdiction d’exploiter une terrasse au-delà de 23 heures » – sans être complètement opposés aux terrasses, qui d’ailleurs bordent la rue de la Tour Jacob, haut-lieu historique de la vie nocturne. En réponse à cette proposition, la Cour renvoie simplement aux autorisations d’exploitation émises par la Ville, qui vont déjà bien plus loin et interdisent depuis les débuts l’installation de terrasses et obligent les exploitants à ne pas inviter leurs clients à consommer de boissons à l’extérieur.

« Nous devons respecter cet arrêt et allons inclure l’interdiction d’exploiter des terrasses dans les autorisations définitives, » commente le maire Paul Helminger (DP) interrogé par le Land, tout en soulignant que l’intention de la Ville n’a jamais été d’interdire les terrasses sur le site, et que, au contraire, ses services étaient en train de négocier avec les exploitants pour voir comment ils pouvaient les aménager afin qu’elles respectent le plan d’aménagement communal et quels règlements seraient applicables sur ce terrain qui demeure toujours privé. La plupart des établissements avaient de toute façon installé des terrasses depuis les débuts, certains avaient même installé des structures fixes – c’est vrai que le cadre bucolique y invite. Et le propriétaire du terrain, M Immo­bilier, promet dans son mémorandum sur l’aménagement de l’îlot que « chaque établissement dispose d’une terrasse. »

Depuis l’annonce, lors du City Breakfast de la semaine dernière, de l’interdiction des terrasses, les exploitants ne décolèrent pas, les forums de discussions débordent de commentaires exaspérés de clients en colère, une pétition circule. « On nous a encouragés de venir nous installer ici, la brasserie et même le maire lui-même nous ont dit de venir, qu’on serait tranquilles à Clausen, raconte Gérard Valérius du King Wilma, un des établissements les plus populaires. Et on nous a toujours promis qu’on pouvait exploiter des terrasses. Or, soudain, ce n’est plus vrai. Je n’y comprends plus rien. Il n’y a pas l’ombre d’une raison de les interdire. »

Steve Darné du voisin Ikki le prend avec humour : « Vous croyez que je vais aller en prison pour cela ? que si d’autres taulards me demandaient pourquoi j’ai été incarcéré, je devrais leur dire,’parce que j’avais installé une terrasse’ ? » En attendant, leur terrasse continue aussi, même si, vendredi dernier, la police est venue constater sa présence et dresser des procès-verbaux. « Ils étaient gênés, raconte le gérant du Ikki. Je leur ai dit qu’ils ne faisaient que leur boulot et moi le mien. Mais certains d’entre eux sont clients ici lorsqu’ils sont en civil... »

Et puis les exploitants des Rives de Clausen trouvent aussi que la Ville applique deux poids, deux mesures : lors du Blues- and Jazz-Rallye, samedi dernier, qu’elle organise et qui a attiré plus de 25 000 personnes au Grund et à Clausen, quelque 10 000 visiteurs ont circulé sur le site, « mais si un samedi soir normal, on a 4 000 ou 5 000 clients, c’en est trop, » regrette Steve Darné. Car le nombre réel de clients qui circulent en une soirée, bien au-delà de la capacité autorisée, qui se situe aux alentours de 3 000 personnes selon les autorisations communales, est un des principaux reproches que la mairie fait aux exploitants.

La Cour administrative insiste lourdement, dans son arrêt de fin juin, qu’elle « ne saurait se prononcer sur l’opportunité politique d’autoriser l’implantation du projet des Rives de Clausen ». Pour être tranquille pour la sécurité et face aux critiques (prévisibles) des habitants du quartier, la Ville aurait aimé que le site soit évalué dans son entièreté selon la classe 1 de la loi commodo/incommodo de 1999 ; son autorisation aurait alors été du ressort de l’Administration de l’environnement et de l’Inspection du travail et des mines. « Comme le site est fermé et accessible à deux endroits seulement, la fixation d’une capacité maximale aurait permis de compter le nombre de visiteurs et de le fermer une fois la limite atteinte, comme nous l’avions fait pour les Rotondes lors de l’année culturelle, » explique le maire. Mais les deux administrations ont fait savoir à la Ville qu’elles ne pouvaient se saisir du dossier, le concept de « zone de loisirs » n’existant pas dans la nomenclature. Il ne restait plus à la mairie que de traiter chaque demande individuellement.

Or, se cacher derrière les juridictions administratives et appliquer à la lettre cet arrêt semble aussi un peu facile. Car la Ville a bien donné, en amont des autorisations d’exploitation, les permis de construire à M Immobilier, et cela a été fait sur base de plans et de projections – les terrasses y étaient toujours prévues, tout comme ce parking riquiqui de 400 places seulement. Alors de deux choses l’une : soit le projet était disproportionné pour un quartier résidentiel, où la Ville aimerait surtout protéger le calme des riverains, et il aurait dû être adapté, voire interdit, soit il ne l’était pas. « On en a marre, dit Steve Darné. Depuis que nous sommes installés ici, nous recevons chaque jour une autre mauvaise surprise, la commune émet de nouvelles restrictions. C’est lassant. » Forcé­ment, on y soupçonne la manœuvre politique – les quelques riverains qui ont le droit de vote pèseraient-ils plus lourd à cause de l’échéance des communales de l’année prochaine que le personnel et les clients, autrement plus nombreux, qui viennent d’ailleurs. « Nous avons fait beaucoup d’efforts pour répondre aux attentes de la commune et des riverains, mais à quoi ça sert ? Rien ! lance Gérard Valérius. J’en viens à croire que ce serait mieux de n’en faire qu’à notre tête... »

« Je les mets en garde, les gars de Clausen, menace Paul Helminger, ils ont vraiment trop tiré sur la corde ! » Il leur reproche d’être trop voraces et de ne pas respecter les limitations de leurs capacités par cupidité, pour faire toujours plus d’argent. « Ce qu’ils font est suicidaire, on peut aussi tuer un site par son succès. » Il veut faire contrôler plus rigoureusement et, si nécessaire, intervenir – sa seule sanction est la fermeture administrative. Les exploitants ne le voient pas de cet œil et estiment qu’il n’y a pas de problèmes de sécurité, que le public circule, à l’intérieur du site et des différents bars et restaurants. Et jugent que là encore, la Ville applique deux poids, deux mesures, qu’ailleurs, par exemple dans la Vieille Ville, l’application des règles sur la capacité d’accueil, la sécurité, voire la consommation en extérieur est beaucoup plus laxiste.

Mais voilà, c’est sur les Rives de Clausen que se concentre l’attention publique du moment – on a connu exactement le même phénomène lorsque d’autres quartiers étaient plus branchés, comme celui de Hollerich. Le public est très volatile et suit les modes éphémères, les exploitants de Rives de Clausen ne veulent pas rater celle du moment – la leur. Ils ont des commerces qui tournent et sont extrêmement populaires en ce moment, emploient quelque 250 personnes en tout et ont réalisé des investissements importants. « Cette histoire n’est pas terminée, dit Steve Darné. Nous allons consulter notre avocat et faire appel, cela va traîner... et la saison des terrasses sera terminée ».

josée hansen
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